2. Où notre auteur se plie aux exigences de son interlocuteur…

Où notre auteur se plie aux exigences de son interlocuteur qui le presse de s’expliquer sur ce qui lui paraît être l’axe essentiel du cours dialogué, l’objectif linguistique et qu’il craint de voir remis en cause.

- Avant d’entrer dans le concret j’aimerais dire…

- Tous vos prolégomènes finissent par paraître suspects. Ne différez pas indéfiniment le moment de vérité et parlez-moi du traitement que vous entendez faire de l’objectif linguistique que, je suppose, vous n’abandonnez pas.

- Précisément, il nous faut repenser notre conception de l’objectif pédagogique. Vous voyez comme cela va de soi, pour vous, qu’un cours est au service d’un objectif linguistique. Et puis, qu’entendons-nous par objectif linguistique ?

Mais laissez-moi vous dire d’abord que ce que je propose ici n’a pas de prétention exemplaire mais peut permettre d’élaborer un modèle alternatif à celui que j’ai isolé et en cohérence avec les conclusions de mon travail d’investigation et d’analyse. Ensuite je précise que les propositions concrètes que je peux être amené à faire, qui ne sont pas toutes inédites, loin s’en faut, ont été expérimentées à des degrés divers, dans des contextes quelquefois différents, ces quinze dernières années mais l’essentiel d’entre elles émane d’une expérimentation menée depuis 1989 dans un lycée d’une petite ville rurale de 7000 habitants en liaison quelquefois avec le collège le plus proche. L’effectif élèves de ce lycée a oscillé lors de cette dernière décennie autour de 700 élèves. Les élèves inscrits en espagnol, soit en Langue vivante 3, soit en langue vivante 2 et pour certains de ces derniers en « enseignement de spécialité espagnol », représentent chaque année environ la moitié de la cohorte totale des élèves, soit de 300 à 350 élèves hispanistes.

- Vous vous éloignez de l’objectif linguistique.

- Pas vraiment car si ce que je vous propose s’apparente à une étude de cas, il me faut bien vous donner ces informations car je veux vous dire maintenant que ces 300 élèves hispanistes sont concernés, peu ou prou par l’échange scolaire qui lie ce lycée à un lycée espagnol très différent, mais nous reviendrons sur cette asymétrie plus tard.

- Sur cette asymétrie et sur l’échange parce que cette fois l’objectif linguistique du cours de langue vous a échappé sans même que vous vous en rendiez compte. Je commence à perdre patience.

- Ne croyez pas cela. Tout au contraire je crois que nous sommes au cœur du problème. Voyons, pourriez-vous définir ce que l’on appelle, en espagnol, « la grammaire en situation ».

- Je croyais qu’il me revenait à moi de poser les questions et non de répondre. Je vous soupçonne de m’attirer dans un guet-apens.

- Bon, dites-moi si c’est exact. Inspecteur ou professeur, chacun s’accorde à dire que la grammaire n’est pas une fin en soi et qu’elle ne mérite d’être traitée que lorsqu’un problème grammatical se pose.

- Je crois en effet qu’il ne sert à rien de proposer à l’élève des apprentissages grammaticaux qui ne soient pas opérationnels immédiatement. Je ne pense pas que vous soyez en désaccord avec cela.

- En effet, mais approfondissons un peu cette histoire de grammaire en situation. Est-ce que vous annoncez à vos élèves quel point de grammaire va être développé pendant le cours.

- Quelquefois oui, quelquefois non et puis ils peuvent surgir sans qu’on s’y attende et de toute façon, les consignes sont claires : on propose un support et c’est le travail sur le support qui doit permettre à l’élève de s’imprégner de façon intuitive des faits de langue que l’on veut qu’il s’approprie.

- S’imprégner de façon intuitive dites-vous. Nous avons vu ce que cela donnait 420 . A votre avis, pourquoi faudrait-il que l’apprentissage linguistique avançât masqué ?

- Ainsi donc vous préconisez de revenir à la bonne vieille leçon de grammaire ?

- Pas du tout, ou qui sait, d’une certaine façon… mais répondez à ma question.

- Soyons sérieux, qui, à quinze ans, va se passionner pour la morphologie verbale ou pour l’emploi de telle ou telle préposition ? Il faut bien que cet apprentissage soit porté par quelque chose qui le sublime, sans cela, il n’aura pas lieu.

- Là, je suis d’accord avec vous.

- Alors vous voyez qu’on ne se passera pas facilement du commentaire de document pour y parvenir.

- Facilement, certainement pas, mais reconnaissez qu’il y a quelque chose qui ressemble ici à de l’abus de confiance.

- Vous voilà revenu à votre marotte, le chevalier redresseur de torts. Soit dit en passant, l’apprentissage linguistique n’avance pas aussi masqué que vous voulez bien le dire, sauf peut-être les jours d’inspection et chez les collègues particulièrement habiles. Mais dans la réalité, on sait bien que beaucoup d’entre nous se ménagent des intermèdes grammaticaux et proposent à leurs élèves des exercices d’application.

- Quand je vous dis que l’on est en permanence dans les faux semblants.

- Et alors quelle alternative proposez-vous ? La leçon de grammaire ? Ainsi chacun, professeur et élève, ira en cours en traînant les pieds mais au moins ils sauront pourquoi et la morale sera sauve.

- Ne perdez pas votre calme. Connaissez-vous l’excellent ouvrage de J.Y. Rochex : Le sens de l’expérience scolaire 421  ?

- Non.

- Eh bien je vous le recommande. J’en extrais une illustration plaisante qu’il donne à son lecteur pour illustrer son propos sur le sens de l’expérience. Sans chercher à les hiérarchiser il nous propose trois situations où le sujet fait, en termes d’activité, la même chose et pourtant… Il imagine donc un sujet qui peint son appartement. Première situation : il peint son appartement pour récupérer sa caution. Deuxième situation : il peint l’appartement pour préparer les lieux pour sa nouvelle vie avec sa nouvelle compagne. Troisième situation : il repeint l’appartement parce que c’est stipulé dans le cahier des charges.

- Plaisant certes, mais où voulez-vous en venir, quel rapport avec l’objectif linguistique et avec nos élèves.

- J’y viens. Vous reconnaîtrez aisément que notre homme ne centrera pas son attention sur les mêmes choses selon qu’il sera dans l’une ou dans l’autre situation ?

- Certes. C’est amusant, il me vient à l’esprit que la sélection des couleurs, par exemple, peut en être très différente.

-Tout à fait et je ne dis rien du soin qui sera apporté à tel ou tel aspect des choses, de l’envie de s’exercer, c'est-à-dire de s’astreindre à des gestes préparatoires. Bref au type d’engagement de l’individu dans la tâche.

- Et alors ?

- Et alors un apprentissage linguistique n’est pas pénible ou plaisant, il est orienté vers une finalité qui en justifie l’effort ou non.

- La note, par exemple ?

- Par exemple, et là on est plutôt dans la configuration de la caution ou alors l’envie de réussir un échange langagier avec un hispanophone, avec son correspondant par exemple…

- Et là on est plutôt dans la configuration de la nouvelle vie !!! C’est beau ! Voilà pourquoi vous ne vouliez pas entamer ce débat sans parler de l’échange entre les deux lycées mais je vous arrête de suite. Vous m’emmenez vers une perspective que vous savez totalement irréaliste, qui ne peut absolument pas être généralisée. Alors je vous propose de laisser là cet élément de votre argumentaire.

- Je n’en ferai rien.

- On va donc palabrer sur du vide.

- Je vous en conjure, n’abandonnez pas cette perspective, elle est une partie essentielle du cas que je soumets à l’étude. Je vous rappelle que je ne prétends pas qu’on le copie. Elaborons un modèle à partir de lui et vous verrez qu’il y aura mille façons de le décliner, que l’on pourra certainement trouver des substituts, des aménagements, des moyens termes.

- Soit. Tentons l’aventure et si je résume : pour ce qui est de l’apprentissage linguistique, les professeurs dont vous nous parlez ont recours aux bons vieux exercices grammaticaux d’entraînement ?

Notes
420.

L’auteur se réfère au chapitre 5 de la première partie.

421.

Rochex, J.Y., Le sens de l’expérience scolaire : entre activité et subjectivité.