3. Nos deux compères sont d’accord pour considérer…

Nos deux compères sont d’accord pour considérer qu’un objectif linguistique ne peut être un objectif d’élève que finalisé mais, aux efforts que fait notre auteur pour se dégager des catégories que lui impose son interlocuteur et introduire celles de réception et production, il semble bien que le répit sera de courte durée. L’existence même de l’objectif linguistique de papa serait-elle en cause ? Mais le domaine de la compétence linguistique exploré ici étant celui de l’apprentissage phonétique, il ne devrait pas y avoir pour l’heure de conflit majeur.

- Si vous permettez que je résume moi, je dirai que l’appropriation du système linguistique exige un effort conscient mais il ne se justifie que quand il est clairement finalisé.

- Expliquez-vous.

- Prenons le cas d’un élève qui ne repère pas le phonème /r/ dans la chaîne parlée en espagnol.

- On ne peut pas dire que votre exemple ne soit pas précis.

- Pourquoi vous surprend-il ?

- Parce que je ne m’y attendais pas et qu’il ne me semble pas présenter un grand intérêt.

- Vous en parlez à votre aise, vous qui comprenez l’espagnol. Or vous savez bien que le point d’articulation de /r/ est le même que celui de /l/ et que donc la vibrante simple n’est pas facile à repérer pour un francophone qui apprend l’espagnol. Faites le test, vous verrez que de nombreux élèves qui évidemment comprendront sans peine le mot « hora » [heure] écrit, ne l’entendront pas lorsqu’il sera prononcé par un hispanophone en contexte et que si vous leur demandez ce qu’ils ont entendu, ils pourront tout aussi bien vous dire « ola » [la vague] ou « hola » [bonjour] que « hora ». De même ne sauront-ils pas discriminer « para » [pour] de « pala » [pelle] etc. Cette question ne me paraît pas secondaire du tout car elle conditionne pour une part l’autonomie en compréhension.

- Soit, mais alors comment se rendre compte de cette difficulté ?

- C’est en cela que je parlais d’effort finalisé. Je pourrais de mon propre chef décider qu’il y a là un incontournable et que je vais soumettre mes élèves à un test d’évaluation diagnostique. Une simple dictée de mots ferait tout à fait l’affaire mais ainsi parachuté cet apprentissage ne présenterait pour les élèves aucun intérêt dans la mesure où il ne répondrait à aucun besoin. Maintenant, envisageons que nous ayons mis nos élèves en situation de devoir comprendre un hispanophone et que certains y aient échoué et qu’à l’analyse de l’échec il apparaisse que la cause puisse être cette incapacité à discriminer /r/ et /l/, alors on proposera aux élèves concernés une batterie d’exercices qui leur permette de se construire cette capacité.

- Et je suppose qu’on adoptera la même démarche si l’élève rencontre des difficultés de prononciation de tel ou tel phonème ?

- Cette fois il s’agit bien de production et non plus de réception et là les données du débat ne sont pas les mêmes. Je dirai que dans le cas précédent il y a eu échec de l’interaction avec le natif parce que l’allocutaire ne maîtrisait pas suffisamment le code phonique. En revanche, quand un étranger vous parle dans votre langue maternelle en en maltraitant les phonèmes, vous êtes tout de même le plus souvent en mesure de les restaurer mentalement et donc de contribuer au succès de l’interaction.

- Je savais bien que je ne tarderais pas à vous prendre en flagrant délit de laxisme. Vous êtes en train de m’expliquer bien tranquillement qu’il n’est pas important que les élèves d’espagnol prononcent bien cette langue, pourvu qu’ils se fassent comprendre.

- Je n’ai pas dit cela, j’ai dit qu’il n’était pas utile de bien prononcer la langue de l’autre pour se faire comprendre.

- La nuance m’échappe. Le souci de la correction de la langue et, dans le cas qui nous occupe, de la correction phonétique, ne vous obsède pas et dans trente ou cinquante pages vous nous expliquerez que la connaissance des grandes œuvres hispaniques n’est pas une priorité de l’enseignement. Souvenez-vous de nos propos liminaires : Rigueur et qualité, on brade.

- J’essaierai effectivement de vous convaincre que la connaissance des grandes œuvres que le génie hispanique (qui resterait à définir) a produites, si elle est importante, ne saurait constituer une priorité de l’enseignement - apprentissage de l’espagnol mais je n’en ai pas fini avec la correction phonétique et ce n’est pas sans rapport avec l’incursion que vous venez de faire dans le monde la culture.

- Vous vous repentez.

- Au risque de vous surprendre je partage votre exigence de correction phonétique.

- C’est ce que je disais, vous faites machine arrière.

- Pas du tout et je maintiens qu’il n’est pas utile de bien prononcer pour réussir une interaction exolingue, je dirai même que le natif sera moins choqué par une mauvaise prononciation, voire une erreur grammaticale que par une gaffe socioculturelle. La conformité à une norme formelle – qui n’a d’existence réelle que dans la tête du professeur de langue – est confortable pour l’institution scolaire parce qu’elle permet d’évaluer avec précision l’écart avec cette norme. Cela dit, il y a derrière l’apprentissage phonétique et plus généralement phonologique, un enjeu éducatif majeur.

- Si je vous suis bien, apprendre à prononcer correctement la langue étrangère retentit davantage sur celui qui apprend…

- Vous pouvez dire apprenant !!! Ici ce n’est effectivement pas le statut administratif de l’adolescent qui est considéré mais bien l’individu en train d’agir pour apprendre.

- … apprendre à prononcer correctement la langue étrangère retentit davantage sur celui qui apprend en tant qu’individu que sur sa capacité communicative.

- Je le crois réellement. Souvenez-vous de mon paragraphe un rapport au langage à construire 422 .

- Je vous ai dit que, a priori, je souscrivais à l’idée que l’enseignement des langues étrangères pût contribuer à la construction de ce rapport au langage mais je n’en perçois ni les modalités, ni les limites. Dans le paragraphe que vous citez, vous vous faisiez l’avocat d’un retour réflexif sur ce qui relève, dans l’expérience ordinaire, de l’usage et de la pratique implicites du langage, j’imagine que la production phonique en langue maternelle se classe dans cette catégorie.

- Vous avez parfaitement compris.

- Ne croyez-vous pas alors que vous êtes en train d’outrepasser le champ de compétence du professeur de langue. Chacun son métier et les vaches seront bien gardées.

- Je conçois qu’un professeur de langue étrangère dans un organisme de formation continue qui se voit confier l’enseignement d’une langue étrangère à des personnes qui ont recours à ses services à des fins commerciales ou touristiques, n’ait pas à prendre en compte cette dimension. Mais si vous admettez qu’il revient à l’École d’aider l’acteur social en formation à se construire l’objet symbolique du langage comme outil de médiation entre lui et le monde, la question n’est pas de savoir à quelle discipline incombe cet apprentissage, mais quelle part de cet apprentissage peut être prise en charge par la discipline que j’enseigne.

- Et vous prétendez donc que l’enseignement des langues étrangères y a une part déterminante mais j’aimerais que vous me montriez dans quelle mesure l’apprentissage phonétique est concerné car vous avez bien pris soin de distinguer la langue du langage et la phonétique n’est qu’une part de la première, nous n’avons rien dit encore de l’apprentissage lexico-sémantique, de l’apprentissage morphologique, de l’apprentissage syntaxique, voire de l’apprentissage graphique.

- Et je vous rappelle que je ne considère pas que la correction phonétique soit essentielle du point de vue de l’efficacité de la communication. Cependant on dispose là d’un levier extraordinairement puissant pour permettre à l’élève de s’approprier son propre corps en s’en distanciant.

- Le paradoxe est fort !

- N’ironisez pas. L’affaire est d’importance : il s’agit rien moins que de réhabiliter le corps dans un enseignement qui s’est complu dans l’abstraction. Ne dit-on pas que la voix est le souffle sonore au carrefour du corps et du langage.

- C’est joli et je le dis sans ironie.

- Prendre progressivement conscience que ces sons que je produis et qui font sens chez mon interlocuteur ne sont d’abord que des bruits provoqués par la centaine de muscles qui constituent mon appareil phonatoire – mais qui peuvent être impliqués dans des fonctions plus vitales comme la respiration ou la déglutition – c’est d’abord une prise de pouvoir sur soi. Devoir produire des sons nouveaux dans le cadre de l’apprentissage d’une langue étrangère exige de porter son attention sur les propriétés acoustiques de ce son et de tenter de s’en approcher en réaffectant d’une façon nouvelle les muscles de l’appareil phonatoire. On désactive alors certaines habiletés dont on n’avait pas conscience et qui s’activent automatiquement selon les circonstances ; les désactiver requiert alors un travail sur soi extrêmement exigeant. Et d’autre part il faut mettre en place de nouvelles habiletés, donner – ou redonner parce que dans la plus tendre enfance tous les possibles étaient ouverts – par un effort soutenu des fonctions nouvelles aux outils musculaires disponibles.

- Exigence, effort. Vous n’êtes pas avare de mots suggérant la difficulté dans des aspects de l’apprentissage qui sont, somme toute, très pratiques.

- Croyez-vous que les savoirs pratiques requièrent moins d’engagement de l’individu que les autres ? Croyez-vous que cette dimension psychomotrice – et je ne dis rien pour l’instant de la dimension psychologique – que je viens d’évoquer ne participe pas à l’émergence d’un sujet dans la mesure où il accède à une maîtrise consciente de son propre corps ?

- Mais produire des sons spécifiques de la langue étrangère ne requerra pas toujours une maîtrise consciente.

- Bien sûr, mais là est toute la difficulté. Il s’agit pour lui d’identifier le son, de prendre conscience des outils phonatoires qui vont lui permettre de le réaliser et de s’essayer à les faire fonctionner ensemble jusqu’à arriver à un stade proche de l’automatisation. Et c’est quand il aura atteint cette habileté, quand son savoir se sera à ce point procéduralisé qu’il pourra se permettre d’accorder moins d’attention à cet aspect de la production (processus de bas niveau) pour se consacrer plus librement à d’autres aspects qui requièrent la plus grande activité cognitive possible comme par exemple la structuration du discours (processus de haut niveau). Et dire qu’en espagnol on a toujours compté sur la génération spontanée pour faire tout ce travail.

- N’exagérez pas. Depuis longtemps on demande aux professeurs d’être attentifs à la correction phonétique.

- D’y être attentifs certes, en corrigeant la phonétique des élèves quand ils sont occupés à défendre un avis, en faisant répéter au pied levé un son mal produit par un autre, ou même lire, ce qui, soit dit en passant, est une aberration, ou que sais-je encore ? mais pas en accompagnant de façon spécifique et continue, la construction de ce savoir-faire-là, ni en l’articulant avec des savoir-faire comparables dans les autres langues étrangères étudiées, ni en amenant à la conscience de l’apprenant les savoir-faire analogues mis en place inconsciemment dans la pratique de la langue première.

- Mais cela ne peut pas faire l’objet d’une programmation spécifique.

- Si vous voulez dire par là qu’on ne peut établir une progression de cet apprentissage valable pour tous, j’en suis parfaitement d’accord. Ces processus d’acquisition, comme beaucoup d’autres, sont indiscutablement individuels, et le fait que nous les ayons liés au rapport qu’entretient l’individu avec son corps ne fait que souligner davantage encore cet aspect.

- Infaisable.

- Infaisable par le professeur certainement mais pas par l’élève. Autoévaluation vous dis-je. Le nombre des phonèmes de l’espagnol n’est pas infini. Il est aisé de doter chaque élève d’une fiche qui lui permette de situer ses performances du moment par rapport à la production par un natif de chacun des phonèmes.

- Mais vous savez bien qu’il ne suffit pas de savoir prononcer les phonèmes indépendamment d’un contexte pour être capable de le produire en contexte.

- Bien sûr mais comment l’élève pourra se contrôler en contexte s’il n’a pas un référent clair sur lequel s’appuyer ?

- N’avez-vous pas parlé également de dimension psychologique de cet apprentissage phonétique ?

- Exact. D’une certaine façon, nous l’avons déjà évoqué lorsque nous avons parlé de cette prise de conscience de son corps que suppose l’apprentissage phonétique et cette réhabilitation du corps aura immanquablement un impact psychologique. Je ne prétendrai pas que cela rend le travail du professeur plus facile. Au contraire, car cela pourra susciter chez les adolescents de la gêne, voire de l’agressivité.

- Vous ne trouvez pas que notre tâche est déjà bien lourde et qu’il n’est pas utile d’aller au devant de nouvelles difficultés.

- Que notre tâche soit lourde, j’en conviens volontiers mais je crois avoir montré que la plus grande difficulté pour le professeur d’espagnol réside dans la complexité du rôle que lui fait jouer le cours magistral dialogué. Nous avons, au moins le temps de notre discussion, quitté cette configuration. La disponibilité du professeur est alors beaucoup plus grande el lui permet d’accompagner des élèves dans une démarche de construction d’eux-mêmes dans l’apprentissage phonétique en espagnol comme dans les autres.

- Vous exagérez notre rôle. « Construction d’eux-mêmes » dites-vous !!! Ne trouvez-vous pas que prétendre à de pareilles finalités en enseignant tout simplement la prononciation, frise le ridicule.

- Ridicule, je prends le mot à la volée. Pourquoi croyez-vous que beaucoup de nos élèves se sentent ridicules quand ils prononcent l’interdentale /θ/ que l’on trouve dans « cielo » [ciel] ?

- …

- Vous partagez mon diagnostic, il s’agit bien d’un sentiment de ridicule ?

- Peut être, on en voit rougir effectivement quelques uns, d’autres se dissimuler derrière leurs mains etc. Et je suis bien convaincu qu’il n’y a là aucune difficulté mécanique comme celles que l’on peut rencontrer pour prononcer la vibrante multiple /ř/ que l’on trouve dans « rato » [moment]. N’importe qui, doté de deux rangées de dents et d’une langue peut produire ce son-là.

- Donc la difficulté est psychologique.

- C'est-à-dire ?

- C'est-à-dire qu’il se joue quelque chose ici qui relève d’une question identitaire. Cette langue me contraint à donner de moi une image que je trouve dévalorisante, il y a quelque chose d’indécent à montrer sa langue de la sorte et, de plus, cela produit un bruit qui porte à faire rire.

- Dans cette culture-là. C'est-à-dire que ceux qui riront, ce seront ses camarades de classe.

- Vous avez parfaitement raison mais pour le moment, tant qu’il éprouve cette gêne, on peut garantir que l’élève ne peut s’en déprendre. Et bien voyez-vous, aider un élève à vaincre cet effet inhibiteur de la production de sons qui lui sont étrangers, c’est certainement contribuer à le délivrer, certes modestement, mais le délivrer tout de même de ce lien d’évidence qui l’attache au monde.

- Chacun de nous, quand le cas se présente, fait en sorte de dédramatiser et d’endiguer les moqueries.

- Mais vous êtes francophone et les camarades de l’élève sont francophones donc il sait ou s’imagine (ce qui est peut-être pire) que l’autre reçoit de lui une image dévalorisante puisqu’il a, pour en juger, les mêmes critères que l’élève qui prononce la /θ/.

- Je ne vois pas d’issue à cette situation.

- Je vous en propose une : ce qu’on vise dans la classe aujourd’hui, ce n’est pas la réalisation correcte de l’interdentale parce que le professeur en a décidé ainsi mais parce que l’on sait que les correspondants espagnols sont en train de nous préparer des vire langue avec l’interdentale et qu’il nous faudra faire bonne figure.

- Irréaliste.

- Cherchons des alternatives mais tant que ce type d’apprentissage ne visera qu’à satisfaire une obligation scolaire, on voit bien qu’il risque fort d’être détourné, par les lois de l’économie scolaire, de ce qui en fait son principal intérêt : maîtrise de soi et découverte dans sa réalité physiologique même de l’altérité. Autrement dit, il échappera à celui qui en a le plus besoin. Toute production d’un son étranger à la langue première exige une domestication par l’individu lui-même qui, ce faisant, se décentre de ce qui lui est consubstantiel : son identité phonique.

-Il y a assurément une parenté entre ce travail de distanciation et celui que produit l’acteur. Mais quand vous aurez passé en revue tous les phonèmes de la langue espagnole, l’année scolaire sera terminée.

- Il est hors de question de faire une programmation collective de ces apprentissages. Chaque individu étant un cas particulier, il revient au maître de mettre en place un système d’auto - apprentissage adapté au moyen d’outils individuels comme cassettes audio ou format MP3 ou que sais-je encore ?

- Mais n’avons-nous pas perdu de vue notre « objectif linguistique » ?

- Votre objectif linguistique.

- Qu’est-ce à dire ?

- Non, rien.

- Ne me dites pas, qu’après avoir préconisé d’abandonner le cours magistral dialogué vous voulez aussi abandonner l’objectif linguistique comme élément structurant du cours ?

- Je crois que vous venez de vous rendre compte vous-même que dans le petit exemple que je donnais, l’objectif du travail de classe a changé de nature. Certes on travaille une habileté spécifique mais ce travail est orienté par un objectif d’une autre nature. Certes l’appropriation du système linguistique reste au programme mais c’est son utilisation qui est visée.

-Et l’apprentissage phonétique ne se réduit pas à l’apprentissage de la réalisation des phonèmes, vous en conviendrez avec moi.

Notes
422.

Partie 2, chapitre 3.