4. Où l’interlocuteur découvre avec effroi…

Où l’interlocuteur découvre avec effroi qu’en lieu et place de son objectif linguistique surgissent mille apprentissages à organiser dans le seul domaine de la phonétique. On s’arrête sur les comportements rythmiques et prosodiques considérés comme des savoir-faire à acquérir dans la langue étrangère et leur apprentissage comme l’occasion d’un retour réflexif sur la façon de faire avec le langage dans la langue première.

- Bien sûr et je n’oublie pas par exemple la question de la prosodie qui est peut-être plus fondamentale que celle des phonèmes dans la mesure où une prononciation incorrecte affectera moins la compréhension du message qu’une courbe mélodique inadaptée à la situation. Au travail sur le comportement articulatoire, il faut certainement ajouter le travail sur les comportements rythmiques et prosodiques.

- Vous n’avez pas votre pareil pour nous inventer des tâches nouvelles. Ou alors vous voulez parler de ce que chacun d’entre nous pratique ou plutôt fait pratiquer par ses élèves lors qu’il leur demande d’interpréter par exemple une scène étudiée.

- Oui et non. Car est-on sûr que le meilleur moyen d’apprendre à interpréter une scène soit d’interpréter une scène ?

- De toute façon, si on fait interpréter une scène en cours, c’est évidemment dans la perspective d’aider les élèves à parler la langue de la façon la plus authentique possible, en dehors de la situation scolaire.

- Je voulais précisément suggérer que l’exercice était si dense qu’il était impossible de ne l’affecter qu’à l’apprentissage de la maîtrise de la courbe mélodique en espagnol dans une situation de communication et que si l’on compte sur des exercices de cette nature pour la mettre en place, encore une fois on est davantage dans une logique de produit que dans une logique d’apprentissage.

- Mais qu’est-ce donc qu’apprendre, je vous cite, « à maîtriser la courbe mélodique dans une situation de communication en espagnol » ?

- Vous est-il arrivé lors de vos premiers séjours en Espagne, de vous énerver en espagnol ?

- Cela a bien dû m’arriver quelque fois.

- Avez-vous en tête le souvenir du résultat ?

- Pas précisément.

- Je serais surpris, si vous avez été « élevé » comme moi à la mono alimentation du cours magistral dialogué, que vous n’ayez pas accentué la dernière syllabe de chacun des mots de votre phrase colérique. Autrement dit, vous avez certainement appliqué à l’espagnol que vous prononciez une courbe mélodique propre au français où l’accent porte toujours sur la dernière syllabe. Pour un francophone, maîtriser le phénomène de l’accent tonique en lisant les pages de l’annuaire téléphonique, c'est-à-dire satisfaire à un exercice d’application, ne présente pas de grosses difficultés, vivre avec exige un vrai apprentissage.

- J’ai dû faire cet apprentissage sur le tas.

- Certainement. Moi aussi, mais là encore il y a un enjeu d’apprentissage scolaire qui va bien au-delà de la capacité à hausser le ton ou à s’exclamer de joie en espagnol. Il en va de la prise de conscience de l’usage que l’on fait du langage dans sa propre langue pour agir sur l’autre, de la part de liberté du sujet et de la part des contraintes engendrées par le système lui-même.

- J’attends avec impatience que vous me proposiez des modalités d’apprentissage pour faire acquérir ce savoir-faire-là.

- Et surtout pour faire acquérir cette conscience-là. Prenez une phrase banale, par exemple : « los cielos seguirán despejados » [le ciel restera dégagé].

- Pour être banale, elle est banale.

- Bien, organisez maintenant un concours parmi vos élèves : à celui qui exprimera le mieux la passion ou l’exaspération tout en respectant les lois prosodiques de l’espagnol. On se réécoute et on recommence.

- Mais quel intérêt y a-t-il à faire cela, et de surcroît avec une phrase, excusez-moi, aussi stupide ?

- L’élève a une connaissance abstraite de l’accentuation espagnole. Dans un exercice d’application spécifique, il concentre son attention sur cet aspect. L’activité cognitive qu’il déploie consiste en une identification de la forme graphique à oraliser, sa mise en rapport avec les règles abstraites de « l’accent tonique », et enfin la planification du produit linguistique puis sa réalisation. En langue première, ces opérations qu’on appelle de bas niveau, sont automatisées, elles se réalisent quand nous activons notre mémoire procédurale. Les recherches en neurolinguistique (Kail), tendent à prouver qu’il s’agit moins en langue étrangère de procéduraliser ces savoirs déclaratifs que de parvenir à une certaine automatisation moins consommatrice d’investissement cognitif. Les élèves que je soumets à mon exercice ne sont pas encore arrivés à un degré d’automatisation des règles de l’accent tonique que je leur demande déjà de l’intégrer dans une courbe mélodique qui soit l’expression d’une intention communicative (exprimer la colère ou l’admiration), c'est-à-dire qui va exiger elle aussi une forte implication cognitive. Les contraintes sont bien suffisantes et c’est la raison pour laquelle je propose de désactiver l’apport sémantique du texte en proposant cette phrase « idiote ».

- Je vois que vous ne savez pas vous en tenir à un apprentissage clair d’une règle, fût-elle aussi précise que celle qui régit l’accent tonique en espagnol.

- Encore une fois, il n’y a que l’usage qui justifie que l’on s’arrête aux règles du système et qui permettra à l’apprenant de se les approprier progressivement.

- Quant aux conditions à remplir pour créer chez vos élèves le besoin de se livrer à ces entraînements ? J’imagine qu’elles sont encore extérieures au cours lui-même et que ces entraînements seront d’autant plus efficaces que vos élèves se projetteront mentalement dans une situation de communication imminente avec des hispanophones.

- Oui, bien sûr, mais il n’est pas exclu que des objectifs à ce point ciblés, qui ne sont pas des objectifs linguistiques au sens traditionnel mais qui permettent des manipulations du système, puissent donner du sens au travail scolaire. Par ailleurs, il faut préciser que, conformément à la tradition de l’enseignement de l’espagnol, nous avons abordé la question de la prosodie par le volet de la production…