6. Sans quitter la sphère de l’acquisition de la compétence linguistique…

Sans quitter la sphère de l’acquisition de la compétence linguistique le débat se déplace vers le terrain plus accidenté de l’apprentissage de la morphologie. Où l’on remarquera que notre auteur parvient à faire distinguer par son interlocuteur la morphologie verbale en réception de la morphologie verbale en production.

- Faire apprendre les formes linguistiques par référence à une norme c’est s’en tenir à une logique de production. L’alternative, c’est de permettre à l’apprenant d’appréhender les formes linguistiques dans une logique d’apprentissage.

- Vous reconnaissez donc qu’il doit y avoir apprentissage des formes linguistiques.

- Appropriation.

- Vous jouez sur les mots. Est-ce que oui ou non vous reconnaissez comme valide l’objectif linguistique suivant : connaître, donc apprendre, le subjonctif présent des verbes du premier groupe et le vocabulaire de la leçon ?

- Première remarque : votre question est tout à fait représentative de la préoccupation presque obsessionnelle des professeurs de langues étrangères et tout particulièrement des professeurs d’espagnol, pour la morphologie verbale.

- C’est un aspect fondamental.

- Ce n’est peut-être pas si fondamental que cela puisque de nombreux travaux ont montré qu’en apprentissage non guidé la place accordée à la morphologie verbale est exactement inversée. Deuxième remarque : exiger la mémorisation du vocabulaire n’est pas nécessairement un travail de morphologie : retenir un mot ne vous conduit pas ipso facto à en percevoir la composition.

- Répondez donc à ma question sur l’apprentissage des formes du subjonctif.

- Si vous entendez par apprentissage la mémorisation des formes du subjonctif, il n’y a aucune garantie qu’il y ait appropriation et là non plus, il n’y a pas à proprement parler d’apprentissage morphologique.

- Mais qu’est-ce donc que cette appropriation ?

- Que cela vienne à faire partie de lui, que cela devienne disponible dans d’autres situations.

- S’il l’a appris, pourquoi dites-vous qu’il ne sera pas disponible.

- Je n’ai pas dit qu’il ne l’était pas, j’ai dit qu’il n’y avait pas de garantie qu’il le soit.

- Et que signifie cette nuance ?

- Nous sommes là au cœur de la question de l’apprentissage. Je ne reprends pas la démonstration que j’ai faite dans la première partie de ce travail où je montre que la conception de l’apprentissage qui prévaut dans l’enseignement – apprentissage que le cours canonique d’espagnol organise…

- est de nature béhavioriste. Je m’en souviens mais en quoi cela concerne la question que je vous pose ?

- Souvenez-vous, toute ma démonstration repose sur cette idée piagétienne fondamentale que l’on peut, ou plutôt qu’une École démocratique se doit de provoquer et d’accompagner les modifications de représentations sans lesquelles il n’y a pas d’apprentissage. Il nous revient de construire des situations pour provoquer l’interaction entre l’individu et le monde et qu’ainsi il se construise les connaissances.

- Je ne vois toujours pas le rapport et je n’ai pas l’impression qu’on n’ait jamais fait autre chose que provoquer des apprentissages en créant des situations. Vous avez vous-même noté dans la première partie que les textes officiels d’espagnol considèrent que le document sélectionné pour l’analyse collective constitue la situation à partir de laquelle l’élève apprend.

- Je ne parle pas de cela. Ce ne sont pas là des situations d’apprentissage telles que je les entends dans la mesure où on ne s’y préoccupe pas des processus mentaux qui sont à l’œuvre.

- Vous voulez décidément avoir accès à la boîte noire mais répondez-moi sur l’apprentissage de mon temps verbal.

- Qu’est-ce que savoir un temps verbal ? C’est savoir la somme de ses formes ou c’est savoir le reconstruire ?

- Si on sait la somme de ses formes, on sait le reconstruire.

- Objection, votre honneur. Cela c’est le pari que l’on fait traditionnellement dans l’apprentissage scolaire de l’espagnol. Et qui nous donne bonne conscience. Lorsqu’un élève ne sait pas transférer dans une nouvelle situation, le diagnostic est toujours le même : il n’a pas appris. Eh bien, voyez-vous, il manque une pièce au dispositif : certes l’élève n’a pas appris mais c’est parce qu’on ne lui a pas donné les moyens d’apprendre. Savoir reconstruire les formes du temps verbal exige qu’on se soit approprié les lois de sa composition. Il me revient à moi élève de modeler, de construire cet objet pour qu’il me renvoie l’action à moi-même ou pour qu’il la renvoie sur l’allocutaire ou sur un tiers. Or les règles de montage sont définies hors de moi, il me faut donc les assimiler, et puis elles se combinent avec d’autres qui me permettront cette fois-ci de situer l’action sur un axe temporel, puis avec d’autres qui me permettront de modaliser mon propos. Et ces règles de montage coïncident quelques fois avec celles de ma propre langue et des autres que j’apprends et quelques fois s’en éloignent totalement. Quand je n’en ai pas conscience, je compte sur le maître pour m’y amener parce que cela va grandement accélérer ma maîtrise de l’outil.

- Et comment fait-on pour faire acquérir ces règles de montage ?

- Je n’aurai pas la prétention d’apporter une réponse complète à une pareille demande, ne serait-ce que parce que les réponses sont à inventer à tout instant en fonction des situations et des individus.

- Vous vous dérobez.

- En aucun cas mais ce serait une escroquerie que de prétendre qu’il existe ou qu’il pourrait exister un catalogue de situations d’apprentissage à mettre en œuvre et qui garantirait l’acquisition des lois morphologiques de la langue à apprendre. Il convient d’abord de différencier dans ce domaine également les activités de compréhension des activités d’expression, et l’écrit de l’oral dans chacune des catégories.

- Décidément, si nous sommes obsédés par la morphologie verbale, vous vous l’êtes par la distinction expression / compréhension, ou pour reprendre votre terminologie : réception / production. Qu’elle soit produite ou reçue, écrite ou parlée, la langue obéit aux mêmes lois morphologiques.

- Certes, mais celui qui tente de comprendre un message oral doit se constituer des stratégies de repérage d’indices morphologiques qui vont l’amener à en privilégier certains et à en ignorer d’autres qui en production seront déterminants.

- Auriez-vous l’amabilité de me donner un exemple.

- Vous reconnaîtrez qu’en compréhension, on n’a pas à se préoccuper de la présence ou non du phénomène de la diphtongaison de la voyelle du radical du verbe.

- Effectivement, elle ne semble pas constituer un apport de sens déterminant pour le récepteur du message.

- En revanche, je vous invite à réfléchir à l’importance, pour un élève francophone d’espagnol, de l’indice de la personne et du nombre.

- Je présume que vous dites cela parce qu’il n’est pas rare qu’à l’oral en français, il n’y ait aucun indice de personne et de nombre.

- En effet, dites / ∫ãt/, sans éléments de contexte il peut s’agir tout aussi bien de la première, de la deuxième, de la troisième personne du singulier ou de la troisième personne du pluriel : (je) chante, (tu) chantes, (il) chante, (ils) chantent, et je ne parle que du présent du subjonctif. C’est le plus souvent la présence des pronoms sujets qui lève le doute. Or en espagnol à l’oral, M. Bénaben a compté quarante et une marques alors qu’il n’en dénombre que dix huit en français. La conclusion qu’il en tire est lumineuse :

‘« Si l’on part du principe qu’une langue sert d’abord à établir une communication orale, alors l’espagnol avec ses 41 marques désinentielles parfaitement distinctes et audibles peut fort bien se passer de pronoms personnels sujets : la personne grammaticale est intégrée dans la désinence sous la forme d’un flexif personnel.» 424

Sans la présence du pronom personnel, l’élève francophone d’espagnol se trouve plongé dans le doute.

- Il est vrai que lorsqu’ils parlent en espagnol, ils sont sans cesse tentés d’ajouter un pronom personnel sujet.

- La prégnance de la langue maternelle. Mais attention, je parle ici de compréhension : l’hispanophone qu’il a en face de lui ou dont il entend le discours sur un média, se passe fort bien de pronoms personnels sujets. Ne croyez-vous pas qu’il faut aider l’élève à se construire un système de repérage ? Qu’il apprenne à savoir qui parle de qui ou à qui, ne me semble pas superflu.

- Mais nous le faisons depuis toujours lorsque nous leur faisons apprendre les temps verbaux. Ils apprennent alors les marques des personnes verbales et du nombre.

- En aucun cas. Ils apprennent les temps verbaux à partir d’une représentation écrite, certes dans le but de les produire oralement mais ils n’apprennent pas à les repérer dans la chaîne parlée. Et pourtant vous conviendrez qu’il y a là un savoir-faire de toute première importance qui lui aussi a vocation à s’automatiser de plus en plus : un natif ne se demande pas si la personne qui parle s’adresse à un seul interlocuteur ou à plusieurs, il interprète aussitôt les marques de personne et de nombre. C’est devenu une activité de bas niveau.

- Et quelle situation d’apprentissage pourrait permettre de mettre en place cette maîtrise du processus de bas niveau qu’est le repérage de la personne verbale ?

- J’imagine qu’il y en a mille et c’est la réitération qui permettra d’avancer dans la maîtrise de ce savoir-faire. Isolons par exemple quelques fragments très courts de bandes sons de films en prenant, selon le groupe classe, la précaution de ne retenir que des passages où ce sont les formes verbales qui permettent d’identifier les interlocuteurs et non des possessifs par exemple. La tâche pourra consister à renseigner une grille comme celle qui suit. :

Ecoutez les 4 extraits autant que nécessaire et cochez les cases correspondantes :

Celui qui parle 1 2 3 4 Celui qui parle
S’adresse
1 2 3 4 Celui qui parle
parle
1 2 3 4
Parle en son nom         A une personne         D’une personne / chose        
Parle au nom de plusieurs
personnes
        A plusieurs personnes         De plrs personnes / choses        

- C’est un test d’évaluation ?

- Non, c’est une tâche à accomplir qui vise à entraîner l’élève à une activité mentale qui doit le plus vite possible s’activer automatiquement en situation d’écoute. Il se peut d’ailleurs que pour certains cela ne présente aucune difficulté tandis que pour d’autres ce soit un véritable verrou qui leur interdit l’accès à la compréhension. En réalisant ce type de tâche, il concentre son attention sur la désinence pour obtenir une information que sa langue première (si c’est le français) lui donne dans le pronom proclitique. Cette centration doit devenir quasi automatique chaque fois qu’il aura à comprendre un message oral en espagnol. Pour les uns ce sera aisé, pour les autres moins mais il y a bien au départ une réflexion métalinguistique à la fois sur la morphologie de la langue première et sur celle de la langue à apprendre. Nous ne pouvons pas préjuger de l’efficacité du procédé eu égard aux facteurs circonstanciels et personnels mais nous aurons en partie au moins tenté d’aider à apprendre cet aspect-là de la morphologie verbale. Il faudra sûrement réitérer.

- Et certains pourront peut-être percevoir certaines marques et en ignorer d’autres.

- Absolument. Souvenez-vous de cette notion d’interlangue, ce système intermédiaire entre la langue première et la langue cible que se construit tout apprenant.

- Je croyais que l’interlangue ne désignait que la langue que produisait l’élève.

- Attention, l’interlangue ne désigne pas la langue produite en tant que discours oral ou écrit mais le système mental que l’apprenant s’est constitué à un moment M de l’apprentissage : il n’est pas exclu dans cette perspective que votre élève ait coché la bonne case dans l’exercice ci-dessus parce que la représentation phonique qu’il se faisait de la marque de la personne et du nombre a coïncidé avec ce qu’il a entendu et que dans une autre configuration il ne l’entende pas. Il s’agit là d’un long travail de polissage peut-être jamais tout à fait terminé. Ne vous arrive-t-il pas encore de douter lorsque telle marque de personne ou de nombre est soumise à la pression d’un accent régional ou d’un environnement sonore inattendu ?

- Ainsi donc, pour reprendre ma question, il ne sert à rien de faire apprendre par cœur le présent du subjonctif ?

- Vous voyez bien que l’élève se construira plus facilement un système intermédiaire, même défectueux mais avec une cohérence interne si on lui donne les moyens de mémoriser des paradigmes (par exemple les désinences du subjonctif présent) et de les croiser avec d’autres (par exemple les désinences du présent de l’indicatif).

- Comment pourrait-il être défectueux ?

- Par exemple par une généralisation excessive qui conduirait un élève à donner le sens de « venís » [vous venez] à un « veníais » [vous veniez] car il n’aura centré son attention que sur la syllabe « ais » d’un emploi extrêmement fréquent puisqu’elle est la marque de la deuxième personne du pluriel du présent de l’indicatif des verbes en « ar », exemple « cantáis » [vous chantez]. La présence du « i » tonique, propre à l’imparfait des verbes en « er » et « ir » n’est pas encore suffisamment saillante ou la connaissance du verbe « venir » n’est pas encore suffisante, son paradigme du présent pas encore fixé suffisamment pour déstabiliser l’identification de « veníais » comme une deuxième personne du présent de l’indicatif.

- Cette fois vous admettrez que l’on peut considérer ce savoir-faire morphologique de compréhension comme un objectif linguistique.

- Si vous voulez dire qu’il est légitime de se donner pour but la maîtrise de ce savoir-faire linguistique, je ne peux qu’y souscrire mais cela ne saurait être une fin en soi. Le but n’est pas que l’élève sache si son interlocuteur parle de lui, le but est qu’il puisse agir sur son interlocuteur parce qu’il a compris qu’il parlait de lui. La nuance n’est pas mince.

- Autrement dit, dans votre esprit, cela ne se programme pas, cela se travaille quand à l’examen d’un échec de la communication, on diagnostique que la cause peut être dans la déficience de cette maîtrise.

- Exact. Ou l’on propose une situation de communication dont on subodore qu’elle sera de nature à exiger cet apprentissage.

- Alors mon vieux, vous rêvez.

- Pas tellement. Imaginez un récit, une histoire drôle, bref quelque chose qui soit de nature à éveiller l’attention des élèves (et qui pourrait être raconté par un natif) et où alterneraient des premières personnes du présent - donc terminées par un « o » atone – et des troisièmes personnes du passé simple.

- Donc terminées par un « o » tonique.

- Exact. Il y a fort à parier que les élèves soient demandeurs d’un exercice de discrimination auditive même sous la forme d’une dictée : « canto, cantó, pisó, piso etc ». En répondant à ce besoin, vous leur permettez de se construire des régularités. Ils ont saisi qu’il y avait là un savoir-faire à développer (repérer si le « o » est tonique ou non) pour maîtriser mieux la situation de communication.

- Mais alors les régularités dont vous parlez et les paradigmes verbaux par exemple, ne sont pas superposables ?

- Absolument pas. Il nous revient de donner les moyens à l’élève de se construire des régularités mais pas de déterminer quelles régularités. A chacun de « se faire son cinéma », de se « bricoler » des systèmes, c’est à ce prix que l’on respecte le sujet en train d’apprendre.

- Attendez, ne vous emballez pas, personne ne prétend mépriser le sujet pour arriver à ses fins d’enseignement.

- Je reconnais que ces connotations morales puissent vous irriter. Disons qu’en procédant de la sorte, on tente de prendre en compte les processus mentaux de l’apprentissage que les cognitivistes ont mis à jour, ce que les pratiques traditionnelles entretenues par le cours magistral dialogué ignorent. En refusant de se mêler des processus mentaux, on s’interdit d’accompagner l’élève dans la construction de son rapport à la langue, la langue étrangère qu’on lui enseigne mais aussi sa langue première.

- Vous avez défendu cette thèse sur le plan théorique dans le premier chapitre de cette partie, je veux la voir à l’épreuve des faits. Et puisque vous tenez à toujours séparer production de réception, expression de compréhension, j’aimerais que vous me montriez maintenant comment on peut aider l’élève à « se construire des régularités » en production.

- A vous entendre, le souci qui anime les linguistes de traiter séparément les activités de production des activités de réception obéirait à une espèce de dogme. Il ne s’agit en aucun cas de cela. Vous conviendrez que dès lors qu’on se préoccupe de prendre en compte les processus mentaux on ne peut ignorer le résultat des recherches en neurolinguistique 425 qui convergent toutes et qui constatent de façon indiscutable l’asymétrie compréhension / production. En 1994, F. Carton écrit :

‘« On s’accorde aujourd’hui à penser que comprendre (à l’oral comme à l’écrit), c’est plutôt réagir en participant activement à la construction du message. » 426

Si tel est le cas, le travail morphologique consistera alors à aider l’élève non à s’entraîner à une discrimination exhaustive de toutes les formes susceptibles de composer le message mais à repérer les indices saillants dans la chaîne parlée. Le « flexif personnel » en est un.

- Mais comment se construit-on des régularités en morphologie verbale dans la perspective de la production si ce n’est en apprenant les temps verbaux ?

- Les régularités que l’on se construit en apprenant par coeur les temps verbaux sont des régularités académiques, extérieures à soi.

Notes
424.

Op. cit. p. 138.

425.

Kail, M. & Fayol, M. L’acquisition du langage : le langage en émergence, de la naissance à trois ans.

426.

Carton, F. Enseignement et apprentissage des langues vivantes. Innovation, on sait faire.