7. Où fait irruption dans le débat un professeur du secondaire…

Où fait irruption dans le débat un professeur du secondaire qui assistait à la dispute dans l’ombre de l’interlocuteur et qui trouvait depuis quelque temps que les arguments de son champion s’amollissaient. Cette affaire de morphologie verbale lui met les nerfs en pelote.

- Vous condamnez donc l’apprentissage des temps verbaux. Remarquez bien que cela n’est pas de nature à me surprendre. On sait bien que ce qui exige un effort de la part de l’élève n’est plus en vogue.

- Je ne saurais condamner ni oindre, je n’y suis pas habilité ! Je veux dire qu’il revient à l’élève de se construire le système. S’il doit produire, ou s’exprimer, comme vous voudrez, il va lui falloir construire les mots, les énoncés, dans chacun de leurs détails formels, de façon aussi conforme que possible au système de l’espagnol. Et puisque nous parlons de la morphologie verbale, reconnaissez qu’il n’est pas difficile, pour la plupart, d’apprendre par cœur un paradigme verbal pour l’interrogation, mais apprendre en expression orale à se passer du pronom sujet qui s’impose spontanément à cause de la prégnance de la langue première, et apprendre à convoquer la bonne flexion verbale qui compensera cette absence, voilà qui est une difficulté d’un autre calibre.

- Excusez l’hispanisme mais je trouve que vous retournez prestement l’omelette. Ceux qui exigent de leurs élèves qu’ils connaissent les temps verbaux vont bientôt passer pour des laxistes.

- Hé bien, voyez-vous, il me semble en effet qu’il y a un certain nombre d’habitudes propres au cours traditionnel d’espagnol qui évitent à l’élève l’effort de se construire le système.

- Par exemple ?

- Ne m’obligez pas à citer à nouveau tel rapport d’inspection qui reproche au professeur d’avoir laissé les élèves chercher eux-mêmes la forme verbale adaptée à leur intention de communication. Ne m’obligez pas à citer de nouveau cette phobie du temps perdu qui conduit les uns et les autres à « donner la forme verbale », ou à « donner le mot » au lieu d’aider les élèves à se construire des outils pour les retrouver eux-mêmes.

- Si je vous dis que cela ne peut pas être une priorité dans le contexte de l’analyse collective de document, vous allez me rétorquer que c’est un argument supplémentaire pour changer de paradigme de cours.

- Je ne cèderai pas à cette facilité !!! Reconnaissez tout de même que de telles pratiques n’aident pas l’élève à se construire des régularités, donc des stratégies individuelles.

- Vous avez promis de donner un exemple de tâche de nature à permettre à l’élève ce travail.

- Imaginons qu’il s’agisse de production écrite et que l’on veuille aider l’élève à se construire le système du passé simple espagnol des verbes dits réguliers des trois groupes : AR, ER et IR.. Les verbes choisis sont des verbes connus des élèves de sorte que la centration sur la morphologie ne soit parasitée par rien. Je vous propose un document de travail possible :

- Je ne comprends pas l’intérêt de ce travail. Toutes les désinences sont dans le tableau, il suffit à l’élève de choisir la désinence qui convient parmi celles qui sont déjà écrites.

- C’est précisément là que réside l’intérêt de cette tâche : pour choisir la désinence qui convient, il devra se demander à quel paradigme appartient la forme qu’il doit produire. Imaginons qu’il cherche la forme de la deuxième personne du pluriel du passé simple de « limpiar », tableau B. La colonne 1 et la colonne 4 de ce tableau lui offrent les deux désinences possibles : ASTEIS ou ISTEIS. Selon le degré de connaissances morphologiques, beaucoup de cas de figure sont possibles.

- Pour des élèves confirmés, l’exercice est facile.

- L’élève qui tirera le plus de bénéfice de cet exercice n’est évidemment pas celui pour qui les paradigmes sont bien en place et qui identifiera immédiatement « limpié » comme la première personne d’un verbe en AR et qui saura donc isoler le radical « limpi » de la désinence « é ». A celui-là on ne proposera pas cet exercice qui a précisément pour finalité de conduire celui qui ne sait pas encore le faire à isoler les morphèmes qui rentrent dans la composition des formes du passé simple.

- Pourquoi un élève qui n’aurait pas acquis ce savoir-faire-là, l’acquerrait grâce à cet exercice.

- Disons plutôt que cet exercice peut contribuer à le lui faire acquérir. Imaginons un scénario possible. Notre élève a donc à choisir entre ASTEIS et ISTEIS et il a compris que ASTEIS était la désinence de la seconde personne du pluriel des verbes en AR et ISTEIS celle des verbes en ER à la même personne. La question revient donc à se demander si « limpié » « limpió », « limpiamos » est un verbe en AR ou un verbe en ER. « Limpié » milite en faveur de AR puisqu’on retrouve le « é » accentué mais « limpió » fait pencher la balance vers ER puisqu’on trouve la désinence « ió » que l’on connaît bien par ailleurs car on la voit écrite sans cesse. Laissons-le résoudre le problème, éventuellement avec son voisin de classe, et vous verrez comment de conjecture en conjecture il se donnera les moyens d’identifier la désinence et d’isoler le radical.

- L’investissement me semble bien lourd au regard du bénéfice. S’il le savait par cœur, il n’aurait qu’à transposer.

- Non, une accumulation de formes n’est pas disponible pour la communication, c’est l’appropriation des régularités qui est opératoire. Il s’agit moins de se mettre des formes en dépôt que de se donner des outils de construction. Un objet mémorisé n’est pas tel quel en dépôt dans un coin de la mémoire, c’est un dispositif de construction qui peut être réactivé et sa réactivation est plus importante que la performance à laquelle il aboutit.

- Est-ce à dire que vous vous désintéressez de la correction de la production ?

- En phase d’apprentissage, ce n’est effectivement pas l’essentiel.

- Comment cela ? Mais si vous laissez passer des erreurs morphologiques, l’élève, et ses camarades, les referont.

- Il n’est pas question, dans le cadre d’un travail sur la morphologie, de « laisser passer » des erreurs morphologiques mais je suggérais que les erreurs elles-mêmes sont le principal matériau de travail dans la mesure où elles révèlent à quel stade de développement se trouve l’interlangue.

- J’entends bien le discours sur l’erreur mais je me demande s’il n’est pas contreproductif dans la mesure où il la banalise aux yeux de l’élève pour qui la correction risque de ne plus être une préoccupation.

- La correction n’existe pas en soi.

- Vos démons laxistes.

- Pas du tout. Il n’y a de correction que par rapport à une norme et nous incarnons dans nos classes une norme qui est de nature scolaire.

- Vous souhaitez donc qu’on laisse les élèves s’exprimer dans une langue fautive.

- Vous n’allez pas me lancer les invectives convenues et instruire mon procès en lèse – castillan. Laissez-moi seulement vous dire qu’il serait plus utile pour l’élève qu’il se préoccupât de savoir si les connaissances qu’il a lui permettent de comprendre le message exolingue qu’il projette d’entendre et de savoir si la langue qu’il produit peut s’adapter à l’interlocuteur alloglotte qu’il envisage de rencontrer. Et pour rester dans le domaine de la morphologie verbale, que notre élève dise dans la famille espagnole qui l’accueille « he rompido el florero » quand un Espagnol (adulte, car certains enfants font cette erreur) dirait « he roto el florero » [J’ai cassé le vase] est une erreur très symptomatique d’un état déjà très avancé de l’interlangue : il a spontanément construit le participe sur la base du paradigme dominant : « comer → comido » [manger → mangé], oubliant (ou ignorant) la forme particulière du participe passé de « romper », « roto ».

- Mais enfin ne pas connaître le participe passé de « romper » après plusieurs années d’apprentissage de l’espagnol n’est pas admissible.

- D’abord, qu’il ne l’ait pas produit en situation d’interaction, ne signifie nullement qu’il ne le connaît pas. Ensuite, que le recours au paradigme se soit fait aussi spontanément indique que l’essentiel du chemin est parcouru, on a affaire de toute évidence à une procédure de bas niveau. Ce qui exigeait au moment de l’apprentissage un investissement cognitif important (on devait choisir son verbe : « romper », convoquer la loi de composition du participe : cantar → cantado / comer → comido / vivir → vivido, chercher les correspondances et produire) est maintenant quasiment automatisé. Il suffira maintenant qu’un incident dans l’interaction intervienne (le sourire de l’interlocuteur alloglotte par exemple) pour que, mis en vigilance, sur ce point, notre élève s’approprie peut-être définitivement la forme « roto ».

- Si je vous suis bien, en matière de morphologie, il serait contreproductif de s’attacher au problème des exceptions ?

- Assurément.

- Au prétexte qu’elles sont minoritaires, vous ne les feriez pas travailler.

- Assurément.

- Hé bien voilà un aveu extraordinaire. Vos élèves ne travaillent donc pas la composition des verbes irréguliers.

- J’avoue en effet que je ne me souviens pas d’avoir évoqué en classe la forme de la première personne de l’indicatif « quepo » de « caber » [contenir].

- Et les prétérits irréguliers non plus ?

- Vous appelez cela des exceptions quand ce sont les verbes « fondamentaux ou puissanciels »selon l’expression même de M. Bénaben 427 . Certes ils ne sont qu’une quinzaine mais leur fréquence d’emploi interdit qu’on les classe parmi les exceptions. Pouvoir, vouloir, savoir, mettre, avoir… Excusez du peu.

- Mais ils sont irréguliers.

- Ils ne se distinguent vraiment des autres que parce qu’ils ont un parfait fort mais ces parfaits forts répondent à des règles morphologiques communes dont la plus importante est qu’ils sont accentués sur le radical à la première et à la troisième personne du singulier. Certes le radical du parfait est différent de celui du présent mais les deux séries, l’une avec un radical en « i », l’autre avec un radical en « u », sont homogènes.

- Décidément votre recherche de régularités vous conduit à nier des évidences.

- Pour aider à apprendre il est plus important de donner les moyens de faire système pour ne pas avoir toujours à tout réinventer que de laisser s’installer l’idée qu’apprendre c’est accumuler des formes hétérogènes. Mais je me rends compte que nous nous sommes, vous et moi, laissés manœuvrés.

Notes
427.

Op. cit. p. 147.