8. L’auteur, tout marri, s’adresse à son premier interlocuteur…

L’auteur, tout marri, s’adresse à son premier interlocuteur. Lui qui s’était promis de ne pas réduire la question de la morphologie à la morphologie verbale vient de se rendre compte qu’il avait cédé devant la véhémence des propos de l’intrus. La première conversation reprend avec le premier interlocuteur, ce qui permet d’ouvrir le champ de la morphologie.

- En quoi nous serions-nous laissé manœuvrer et par qui ?

- Les représentations, cher ami, les représentations. Je vous disais que la place que prend la morphologie verbale dans l’apprentissage guidé des langues est hypertrophiée et bien nous venons d’en administrer la preuve.

- C’est que les questions morphologiques sont essentielles dans l’apprentissage du système verbal.

- Autant qu’ailleurs mais pas plus. Ne croyez-vous pas que l’appropriation par l’élève des lois de la dérivation et de la composition des mots espagnols serait du plus grand intérêt.

- Cela se fait traditionnellement dans le cours dialogué lorsque l’occasion se présente.

- Je n’en disconviens pas mais cela ne fait donc jamais l’objet d’une réflexion métalinguistique spécifique et organisée. Et surtout distinguons le discours sur la composition, qui de surcroît sera principalement celui du maître…

- Evidemment, c’est lui qui sait, pas ses élèves.

- C’est lui qui connaît les lois en effet mais les énoncer, voire les faire verbaliser par les élèves n’est pas une garantie d’appropriation.

- Il me revient à l’esprit une règle morphologique que l’on a coutume de rencontrer dans les salles de cours d’espagnol concernant le doublement des consonnes.

- Carolina.

- Oui, CaRoLiNa, c’est cela, mais vous allez me dire qu’il ne suffit pas de dire que les consonnes de Carolina sont les seules qui puissent être doublées en espagnol pour que les élèves s’approprient cette loi.

- Voilà un problème touchant la morphologie en production écrite. Nous sommes là dans la démarche traditionnelle de la loi énoncée à appliquer, une de plus ! Mais c’est aussi un excellent exemple d’une règle que l’on donne pour aider l’élève et qui en réalité ne peut que lui compliquer la tâche.

- Comment cela ? Expliquez-vous.

- Pour un élève francophone, vous en conviendrez, la question des doublements de consonnes est une question d’orthographe. Le son /m/ par exemple peut être transcrit par le graphème m – que l’on trouve dans : homogène – ou par le graphème mm – que l’on trouve dans hommage – . Première remarque : cette approche, contrairement à tout ce que nous avons dit de l’intérêt de l’apprentissage des langues étrangères pour mettre à distance sa propre langue, conforte un ethnocentrisme linguistique absurde. En espagnol il ne s’agit en aucun cas de doublements de consonnes mais de graphèmes transcrivant des phonèmes différents. Il y a même dans la série de graphèmes concernés c, r, l, n, deux catégories différentes. Si rr et ll sont des graphèmes transcrivant chacun des phonèmes particuliers – rr de « perro » [chien] transcrit le phonème /ř/ ; ll de « paella » transcrit le phonème /λ/ – cc et nn, en revanche ne sont pas des morphèmes mais des groupes de morphèmes.

- Je ne vous suis plus.

- Prenons le cas du mot « occidente » ; cc est la transcription de deux phonèmes différents, /k/ et /θ/, qui se trouvent réunis à l’intérieur du mot mais qui, si j’ose dire, n’ont pas partie liée, d’ailleurs l’un clôt une syllabe quand l’autre ouvre la suivante.

- Mais dans le cas de nn, c’est bien le même phonème ?

- Ce sont deux phonèmes identiques mais distincts. Dans « ennegrecer » [noicir], le premier graphème n ferme la première syllabe et le second ouvre la seconde. A ce propos d’ailleurs vous avouerez que vouloir inclure dans une règle commune le cas de nn qui doit se compter en espagnol sur les doigt d’une main, ou tout au plus de deux, c’est exemplifier des exceptions et compliquer encore un peu plus la tâche de l’élève. Mais revenons à l’essentiel : en assimilant des problèmes orthographiques avec des problèmes morphologiques, en entretenant la confusion entre phonèmes et graphèmes, cette pseudo aide neutralise l’effort de qui tente de se constituer le système morphologique de l’espagnol, qui veut essayer de se construire ces fameuses régularités qui font que, par exemple, telles associations de morphèmes sont possibles en espagnol et telles autre non, telles compositions de lexèmes sont possibles et d’autres non, etc. Que nombre de « mots » sont en fait décomposables et qu’il est plus utile pour progresser en autonomie de compréhension écrite par exemple d’en percevoir la composition que de chercher à en retenir la globalité.

- Sur ce terrain je vous suis totalement. Il y a peu, lors d’une épreuve orale de baccalauréat, un élève n’a pas su donner de sens au mot « desembocadura » [embouchure], qui plus est, dans un contexte qui ne prêtait pas à confusion.

- Excellent exemple en effet, on a là quatre unités parfaitement transposables dans d’autres contextes. Le préfixe privatif Des, connu de tous nos élèves vient s’opposer au préfixe em signifiant la pénétration et donc inverser le sens suggérant ainsi l’expulsion. Le monème boca, [bouche] parfaitement connu également qui renvoie à la représentation métaphorique du fleuve qui se jette dans la mer et dont les rives sont alors comparées à des lèvres d’une bouche ouverte.

- Il est plaisant de remarquer que l’espagnol prolonge l’image jusqu’à suggérer la déglutition quand le français ne semble pas prendre en compte que le mouvement de l’eau se fait des terres vers la mer.

- A moins que l’évidence de la présence de l’eau ne soit telle qu’on n’ait retenu que le tracé anthropomorphe des rives, ou plutôt zoomorphe car le mot « boca » n’est pas réservé en espagnol à la bouche des hommes !

- Nous nous éloignons de notre propos, il vous restait à évoquer le suffixe « dura », générique des substantifs mais je reviens une fois de plus à la question du comment. Comment fait-on pour que celui qui apprend l’espagnol s’approprie ces régularités qui lui permettront d’affronter des situations nouvelles, de donner du sens comme vous dites à des mots jamais rencontrés ?

- Par le travail.

- Mais encore.

- Si on ne lui propose pas des tâches où il sera contraint de faire seul (ou avec des pairs mais certainement pas avec son professeur) des hypothèses qu’il lui faudra abandonner pour en trouver d’autres etc., cette appropriation ne se fera pas. C’est à ce prix qu’il établira des liens, des correspondances, des oppositions qui seront significatives pour lui. On pourrait citer par exemple l’exercice de segmentation dans lequel l’élève reçoit un texte dépourvu d’indices graphiques autres que les lettres (ni espaces, ni ponctuation) et qu’il doit réintroduire.

Réintroduisez les signes graphiques manquants.

yyapuedemimadrereñirleinsultarleamenazarleconlosmásterriblescastigosdeunamadrequenohaymane
ranoestáynoestáyocreoqueélmismosehaconvencidodequenadiepuedeversucuerpogordonisucabezón
debajodelaservilletaseloadvertíamimadre 428
‘“Y ya puede mi madre reñirle, insultarle, amenazarle con los más terribles castigos de una madre, que no hay manera : no está y no está. Yo creo que él mismo se ha convencido de que nadie puede ver su cuerpo gordo ni su cabezón debajo de la servilleta. Se lo advertí a mi madre… »’ ‘[ Et alors ma mère peut le réprimander, le traiter de tous les noms, le menacer des pires punitions qu’une mère puisse inventer, il n’y a rien à faire : il n’est pas là, il n’est pas là c’est tout. Je crois qu’il a réussi à se convaincre lui-même que personne ne peut voir son gros corps ni sa grosse tête sous sa serviette. Je l’ai dit à ma mère…]’

- Mais cet exercice ne s’appuie pas seulement sur une réflexion morphologique ?

- Non, l’élève fera certainement aussi des hypothèses en s’appuyant sur ses connaissances sémantiques et c’est en liant les deux aspects et en vérifiant ses hypothèses qu’il va s’entraîner à repérer tel mot de liaison, telle construction enclitique etc. On pourrait évoquer également un exercice proche de celui-ci et qui peut permettre de développer cette même capacité à repérer des éléments stables dans la langue sur lesquels on pourra s’appuyer ensuite pour comprendre par exemple l’écrit.

- Je suppose que vous voulez parler des exercices de mots mêlés ou « sopas de letras » auxquels vous avez fait allusion plus haut.

- En effet j’y ai fait allusion plus haut car les textes d’accompagnement des Instructions Officielles de seconde refusent d’y voir un exercice de structuration des connaissances morphologiques de l’élève pour en faire un aimable divertissement.

- Vous exagérez. Les textes d’accompagnement suggèrent que l’on utilise les résultats obtenus par les élèves pour animer de échanges oraux.

- L’élève se voit donc amené à dire par exemple qu’il a trouvé le mot « desembocadura » sur la ligne horizontale n° 3, de la case n° 1 à la case n° 13 et l’on trouve cette suggestion dans la partie « Diversifier l’expression orale » 429 . Avouez que cela n’a plus rien à voir avec les injonctions des mêmes Instructions qui invitent les professeurs à faire découvrir à leurs élèves « quelques clés lexicologiques –principes de dérivation, de composition etc… » 430 . Reconnaissez que l’exemple de « desembocadura » offrirait un beau casse-tête dans une « sopa de letras » qui pourrait se présenter ainsi :

- Puisque là encore l’exercice que vous proposez touche à la fois au domaine de la morphologie, du lexique et de la sémantique, je vous propose d’abandonner la morphologie pour une question touchant plus précisément à l’apprentissage lexico - sémantique.

- Les deux domaines se croisent effectivement dans l’apprentissage car on n’apprend pas un signifié indépendamment de son signifiant mais je voudrais vous faire observer qu’en matière de morphologie lexicale nous avons essentiellement abordé cette question dans la perspective de la compréhension écrite et de la production écrite mais les mots ont une forme sonore et comme nous l’avons fait pour la morphologie verbale, il conviendrait d’évoquer les batteries d’exercice de compréhension qui seraient de nature à développer la capacité de l’élève à prélever des indices dans la chaîne parlée pour nourrir ses hypothèses de sens. Mais venons-en au lexique, au sens qu’il véhicule et à son apprentissage.

Notes
428.

Lindo, E. Manolito Gafotas – Yo y el Imbécil.

429.

Op. cit. p. 40.

430.

Op. cit. p. 6.