10. Où l’interlocuteur pense avoir trouvé la faille… 

Où l’interlocuteur pense avoir trouvé la faille : si la syntaxe est déterminante en production, il faut bien avoir recours au cours dialogué pour y entraîner.

- Cette fois, vous admettrez que le cours dialogué traditionnel répond à vos attentes. Ou plutôt, si effectivement la syntaxe requiert un entraînement intensif comme vous êtes en train de le suggérer, je ne comprends pas pourquoi le cours dialogué ne trouve pas grâce à vos yeux au moins sur ce point.

- Parce qu’en phase d’entraînement au maniement de la langue, on ne peut porter à la fois son attention sur le code et sur le contenu.

- Mais vous avez montré vous-même que souvent le cours magistral dialogué dérivait vers un exercice purement formel.

- Certes mais en laissant croire à l’élève que l’on continuait d’expliquer, de commenter, de paraphraser et en mêlant sans cesse tous les niveaux de difficultés. Mais l’objection principale n’est pas là.

- Où est-elle donc ?

- M’accordez-vous que la syntaxe c’est l’art de la combinaison des mots dans la phrase, c’est la façon dont sont régis les rapports entre les mots, leurs fonctions, la place qu’ils occupent et que sais-je encore ?

- Je vous l’accorde.

- Vous m’accorderez aussi certainement que l’usage de la langue première a mis en place de automatismes morphosyntaxiques.

- Pas toujours corrects.

- Corrects ou non par rapport à la norme académique, ils sont en place ?

- Sans aucun doute.

- Vous admettrez également que l’immense majorité des erreurs de syntaxe que vous corrigez en espagnol sont dues à la survivance en espagnol de la syntaxe du français.

- Bon, oui, j’admets, j’admets mais où voulez-vous en venir ?

- A la conclusion évidente que pour apprendre à utiliser la syntaxe de l’espagnol on ne peut ignorer celle du français quand on est francophone ; on ne peut ignorer qu’on est sous l’influence des automatismes acquis dans sa langue première.

- La belle découverte !

- Elle a plus de conséquences que vous ne semblez le penser. Pourquoi faut-il alors que la syntaxe de l’espagnol soit le point de départ et non le point d’arrivée ? Lorsque vous présentez un texte à un élève d’espagnol dans l’espoir d’exploiter telle structure syntaxique particulière qui s’y trouve, cela revient à lui proposer un modèle à imiter.

- Si vous ne lui proposez pas un modèle à imiter, il produira immanquablement des structures incorrectes.

- Des structures non stabilisées. Des structures intermédiaires.

- Je sais, vous vous accommodez d’une syntaxe approximative et c’est précisément le reproche que je vous adresse. Vous laissez l’élève dans une espèce d’entre deux qui le maintient en insécurité permanente.

- Je ne nie pas que la stratégie du modèle soit plus confortable pour celui qui apprend.

- Il n’est pas question de confort.

- Disons que c’est plus rassurant, pour l’élève comme pour le maître, mais c’est nier que chacun doit se construire, à partir du « déjà-là » une syntaxe de la langue étrangère et que ce processus intermédiaire et évolutif, que l’on désigne par le terme d’interlangue, est le passage obligé de l’appropriation.

- Je crains que votre bel échafaudage théorique ne s’écroule quand vous aurez précisé de quoi est fait le « déjà-là » dont vous vous gargarisez.

- Ce sont les automatismes morphosyntaxiques de la langue première.

- Voilà qui est fait ! Vous savez très bien que nombre d’élèves de langues ne peuvent prendre appui sur leurs connaissance en langue première pour la bonne raison qu’elles sont bien trop fragiles.

- Je n’ai pas parlé des connaissances sur la langue première mais des « savoir faire avec la langue première » en matière de syntaxe et de morphologie.

- Mais je vous objecterai la même chose.

- Comment cela ?

- Vous semblez ignorer que de très nombreux élèves éprouvent d’énormes difficultés à produire des textes syntaxiquement corrects en langue première.

- Cela ne fait que conforter l’approche constructiviste dont je me fais l’écho.

- Bien au contraire, en renvoyant l’élève à une connaissance.

- un savoir-faire.

- En renvoyant l’élève à un savoir-faire peu assuré dans sa langue première pour qu’il se construise une langue seconde, vous condamnez celle-ci au même destin.

- Vous allez devoir faire votre deuil de deux mythes qui décidément paraissent inoxydables :

- Voyons le premier.

- Si aucun apprentissage n’est une construction ex nihilo, a fortiori l’apprentissage de langue, étrangère ou non, dans la mesure où il questionne les liens que l’individu a tissé avec le monde.

- Des mots. Deuxième mythe ?

- Tout individu qui use de la parole pour agir sur l’autre s’est approprié une syntaxe.

- Certes, mais vous avouerez qu’elle peut être plus ou moins performante selon la situation et les interlocuteurs. L’enfant qui dit : « maman câlin » établit, en quelque sorte, un lien syntaxique entre les deux mots mais vous reconnaîtrez que cette syntaxe est encore bien rudimentaire. J’imagine que vous ne voulez pas parler de cette syntaxe-là.

- Si, d’une certaine façon, c’est de cela dont je veux parler. La situation, le ton employé, les gestes qui accompagnent vont faire que la juxtaposition va prendre sens, que l’interlocuteur, en l’occurrence la mère, va apporter les liens syntaxiques. Du coté du locuteur, moins il y aura d’indices non verbaux plus la structure morphosyntaxique devra se complexifier. Souvenez-vous des propos des auteurs de L’expérience scolaire des nouveaux lycéens qui évoquent cet enfermement de nombre de nos élèves dans un langage de connivence qui les exclut du langage scolaire ou de tout autre langage extérieur à leur environnement social immédiat. La syntaxe dont ils usent est opérationnelle dans les limites de leur monde et les auteurs soulignent les dangers qu’il y a à la fois à légitimer à l’École ce langage et en même temps à l’exclure.

- J’ai quelque peine à comprendre en quoi l’enseignement des langues étrangères est concerné par le problème que vous évoquez.

- Il peut être capital mais à une condition.

- La quelle ?

- Que l’on distingue avec netteté, la syntaxe de l’oral de celle de l’écrit.

- Ah, je note que c’est une consigne très claire des Instructions Officielles concernant les nouveaux programmes de langues vivantes des classes de seconde :

‘« Le professeur prend soin de bien distinguer code de l’oral et code de l’écrit pour que l’oral de l’élève ne se réduise pas à un écrit oralisé. » 434

- Il ne vous aura pas échappé que cette préoccupation clairement affichée dans le préambule commun à toutes les langues n’est pas reprise dans les pages concernant l’espagnol, ni pour en souligner l’importance, ni pour suggérer quelque piste que ce soit susceptible d’indiquer aux professeurs la marche à suivre pour que les élèves s’approprient le code oral. Et vous venez vous-même de proposer comme modèles syntaxiques, des structures prises en contexte dans des supports choisis à cet effet. J’imagine que vous privilégiez les textes écrits ?

- Il est plus facile de travailler les structures à partir de textes écrits mais rien n’empêche le professeur d’espagnol de travailler à partir de supports oraux. Mais vous ne m’avez pas dit en quoi l’apprentissage de langue étrangère concernait cette question de syntaxe rudimentaire.

- Appelons-là syntaxe de connivence.

- Si vous voulez.

- Cette syntaxe est d’essence orale. Si, au lieu de lui imposer de l’extérieur des structures syntaxiques dont il n’a pas besoin, on propose à l’élève de langue étrangère des activités de production orale débouchant sur une interaction exolingue authentique, on l’amènera à s’interroger sur le code oral qu’il utilise dans ses échanges de connivence, sans porter jugement, sans condamner. Souvenez-vous de mon exemple de la phrase « Donnez-moi-le ». On pourra l’ouvrir au problème de la variabilité plutôt que de se référer à une norme qui l’exclut et qui de toute façon n’existe pas dans la langue orale.

- Mais on ne peut se contenter d’une syntaxe approximative sous prétexte de travailler l’oral.

- J’imagine que vous êtes de ceux qui serinent inlassablement, cours après cours : « frase completa por favor » [Une phrase complète, s’il vous plaît].

- Evidemment, sans cela ils se contentent d’un mot, s’exonèrent des verbes etc.

- En un mot, ils font de l’oral. Et c’est une aberration de faire croire qu’on travaille l’oral en exigeant des phrases complètes. D’ailleurs les élèves n’y croient pas. La syntaxe de l’oral n’est pas approximative, elle est propre à l’oral. Adapter la syntaxe à la situation de communication, à l’imprévu de l’oral, à l’interlocuteur qui surgit est autrement plus complexe que d’enfiler des formules toutes faites aussi sophistiquées soient-elles, et ce travail d’adaptation difficile est paradoxalement plus à la portée de l’élève en difficultés que l’autre parce qu’il peut s’adosser à l’usage qu’il a de son système linguistique premier.

- Mais il faut tout de même bien qu’ils s’entraînent à la manipulation de la langue, des articulateurs, des structures syntaxiques propres à l’espagnol.

- Je partage votre avis mais pourquoi s’entraîner à jouer avec les combinaisons de la langue devrait être couplé nécessairement à un échange de contenu ?

- Je ne vous comprends pas.

- Vous n’envisagez pas d’entraînement syntaxique spécifique. Pourquoi faut-il que ces apprentissages qui requièrent une réflexion métalinguistique exigeante se fassent dans le cadre d’un commentaire ou d’un échange d’idées ?

- Parce qu’ils seraient artificiels, qu’ils n’auraient pas de sens pour l’élève.

- Imaginez un instant qu’on ait, dans un échange avec un natif, diagnostiqué que la faiblesse syntaxique essentielle qui est à traiter pour que l’apprentissage avance est le maniement des relatifs, ne croyez-vous pas que cela va avoir du sens pour l’élève si je lui propose des activités systématiques d’entraînement susceptibles de le faire progresser dans ce sens ?

- Auriez-vous un exemple de ces activités miraculeuses ?

- Elles ne sont pas miraculeuses mais seulement susceptibles de permettre à l’élève de centrer son attention sur un savoir-faire particulier qui, s’il n’est pas maîtrisé et vite automatisé, va entraver l’expression. Proposons par exemple une phrase simple à un groupe d’élèves qui auront pour tâche de la complexifier en ajoutant des propositions relatives, des expansions introduites par des anaphoriques:

« El pájaro canta en el árbol ». [L’oiseau chante dans l’arbre]’

- Complètement artificiel!

- Complètement pratique. Sans des phases de systématisation, l’élève ne pourra accéder à la maîtrise quasi inconsciente des relatifs. Des travaux portant sur l’acquisition du français langue première montrent quelles difficultés rencontrent les enfants pour comprendre puis produire certains relatifs. Si « qui » est vite maîtrisé, il n’en va pas de même pour « dont » ou « auquel ». C’est qu’il n’est pas aisé de savoir quel est le référent auquel renvoie l’anaphorique et encore moins de l’utiliser à propos. Le système des relatifs en espagnol présente au moins autant de complexité : les uns ont des formes variables (cuyo) [dont], les autres des formes invariables (que) [que, qui], les uns ont des formes de substantifs (quien) [qui], les autres d’adjectifs (cual, cuyo) [quel, dont].

- Un exercice de traduction n’aurait-il pas alors été plus efficace ?

- Rien ne me semble à exclure pour faire accéder à cette maîtrise. Mais je voudrais reprendre ma proposition. Dans le type de situation d’apprentissage que je propose les élèves sont en situation de faire des tentatives d’emploi des différents pronoms à partir du sens qu’ils veulent apporter.

- Mais quels élèves vont le faire et quels pronoms vont-ils utiliser ?

- Tous les élèves. Quant aux pronoms, c’est peut-être la connaissance que vous avez de l’état de leur interlangue qui vous conduira à les leur imposer ou non.

- Pourquoi dites-vous que tous les élèves se livreront à cet exercice ?

- Parce que le professeur aura inventé une situation qui les y contraindra.

- Par exemple.

- Une fois la phrase de base écrite au tableau, chacun doit mentalement, préparer une expansion. Au bout de 30 secondes, on tire au sort un nom. L’élève concerné vient au tableau, écrit son expansion entre crochets et ainsi de suite. Si nécessaire, on fait des pauses explicatives qui peuvent être à la charge des élèves eux-mêmes et on reprend l’exercice qui ne saurait, de toute façon, excéder une quinzaine de minutes.

- Je ne suis pas certain que cela suffise à garantir une utilisation correcte postérieure.

- Aucune garantie en effet mais souvenez-vous, nous avons dit que cet exercice s’insérait dans une séquence de préparation d’un échange avec un natif.

- En quoi cela aurait-il des incidences sur l’efficacité de l’exercice ?

- D’abord, on évite ainsi que l’exercice scolaire soit à lui-même sa propre finalité. Ensuite on crée un point d’ancrage précis, point de référence auquel pourra revenir mentalement l’élève lorsqu’il aura à affronter la situation réelle d’interaction.

- Vous savez bien qu’en situation réelle, l’élève ne pourra se donner le temps de revenir mentalement à cette séance.

- Il est possible en effet et même probable que la séance n’ait pas suffi à automatiser le maniement des relatifs. Il est possible qu’elle ait permis de renforcer le maniement de celui qui était quasiment disponible, permettant ainsi une centration plus forte sur un autre. Il est possible en effet que la multitude de paramètres à combiner n’ait pas encore permis au savoir-faire en construction d’être disponible pour l’action. Mais c’est ainsi que progresse l’interlangue. Et pour tirer le plus grand parti possible de ces efforts, il serait du plus grand intérêt qu’il puisse y avoir pour l’élève un retour réflexif sur l’échange réel, par exemple à l’aide d’un enregistrement. Mais j’anticipe.

- Donc, si je ne m’abuse, vous avez bien fait faire des phrases entières à vos élèves ?

- Absolument, mais les phrases étaient de pures constructions formelles, l’attention n’était portée sur le sens que dans la mesure où il justifiait la forme retenue par l’élève. Chacun avait conscience de s’entraîner au maniement des combinaisons syntaxiques et à rien d’autre.

Notes
434.

Op. cit. p. 5.