11. Où notre auteur tente de différer encore un peu la franche explication…

Où notre auteur tente de différer encore un peu la franche explication sur les objectifs linguistiques pour aborder, malgré la pression de son contradicteur qui n’en a cure, le dernier volet de la compétence linguistique : l’apprentissage graphique. Il ne pourra l’endiguer longtemps.

- J’ai hâte maintenant que l’on fasse le bilan du traitement que vous avez fait subir à ce que nous avons coutume d’appeler les objectifs linguistiques car au terme de ce parcours de la phonétique, le lexico-sémantique, la morphologie et la syntaxe, il m’apparaît que vous aboutissez à une extraordinaire atomisation de l’apprentissage assez peu conciliable avec la structure scolaire à laquelle, que vous le vouliez ou non, nous sommes bien contraints de nous conformer.

- J’aborderai volontiers cet aspect mais il me semble que nous avons passé sous silence une dernière composante importante de l’apprentissage linguistique et qui curieusement n’est pas traditionnellement très développée alors qu’elle est liée à l’écrit. Je veux parler de l’apprentissage graphique.

- Qu’il ne soit pas dans les préoccupations des concepteurs des manuels ou dans celles des auteurs des programmes d’espagnol n’est pas fait pour surprendre dans la mesure où le code graphique s’ajuste très exactement, au moins en castillan d’Espagne, au code phonétique.

- C’est précisément l’intérêt que j’y vois. D’une part, il permettrait peut-être de mettre à distance l’orthographe française, d’en mesurer la spécificité et la richesse : l’écriture n’est plus une simple transcription mais l’accès à des savoirs sur la langue. D’autre part, en espagnol, les apprentissages phonétique et morphologique en seraient certainement facilités dans un système scolaire où le recours à l’écrit est constant si l’accent écrit par exemple n’était pas dans l’esprit de l’élève qu’une simple convention arbitraire.

- On fait traditionnellement apprendre les règles de l’accentuation.

- Mais les règles sont des outils de description des phénomènes phonétiques et de leur transcription graphique. Faire entrer l’élève dans le système linguistique de l’espagnol c’est l’immerger dans sa dimension phonique avec ses variations, ce en quoi il se distingue totalement du français, et donc le conduire à envisager l’écrit non seulement comme la forme graphique fixée d’unités linguistiques mais comme la transposition graphique d’une silhouette sonore : tout mot espagnol de plus d’une syllabe a un sommet et sa réalité écrite permet de s’en faire une représentation mentale. A partir de cet outil puissant, il pourra donner du sens par exemple aux accents dits grammaticaux ou aux accents écrits du système verbal.

- Pourquoi dites-vous les accents « dits grammaticaux ».

- Parce que c’est une convention de langage de spécialistes qui ne peut apparaître que comme une complication supplémentaire pour le néophyte qui apprend.

- Mais enfin « él » porte un accent parce qu’il est pronom pour le distinguer de l’article « el ».

- Ne voyez-vous pas qu’en présentant le problème de cette façon, on particularise inutilement. Je vous propose de regarder cette réalité d’un autre point de vue : l’article est un mot outil qui n’a pas d’indépendance sémantique, c’est un mot atone qui se fond avec le mot qu’il précède pour ne former qu’une unité. « Él », en revanche, est un anaphorique, il reprend une unité et se substitue à elle, il est tonique et comme le pronom et l’article présentent une homonymie, c’est naturellement la forme tonique qui porte l’accent.

- Je ne vois pas en quoi cette présentation simplifie le travail des élèves.

- Elle ne le simplifie pas, elle leur permet de se construire, petit à petit, un système cohérent, non pas fait d’une juxtaposition de réalités différentes, non pas agrémenté d’exceptions qui finissent par faire écran ; mais un système qui repose sur des lois fondamentales qui l’organisent et celle de l’accent tonique est l’une d’elles.

- Est-ce que vous n’exagérez pas un peu le rôle que peut jouer dans l’apprentissage de l’espagnol la réflexion métalinguistique sur l’accent tonique ?

- Je n’ai évoqué qu’une infime partie des implications sur l’apprentissage d’une approche systémique de l’accent tonique et de sa transcription. Ne fait-on pas apprendre aux élèves d’espagnol que certains verbes diphtonguent et que ce phénomène se produit aux trois premières personnes du singulier et à la troisième personne du pluriel du présent. Ainsi « il pleut » ne se dira pas « llove » mais « llueve ».

- Ce qui n’est pas faux.

- Certes non, mais quelques jours après on leur demandera de mémoriser les nombres et ils devront se souvenir que « neuf » se dit « nueve »mais « neuf cents » « novecientos ».

- Ce qui n’est pas faux non plus.

- Vous avez raison mais ne pensez-vous pas que pour viser l’autonomie linguistique de l’élève il ne vaudrait pas mieux qu’il ait en permanence présent à l’esprit que ce qui informe la langue c’est l’accent tonique et que lorsque certaines voyelles reçoivent cet accent tonique alors elles diphtonguent quelle que soit la nature du mot ?

- Il me semble que nous avons déserté le terrain de la graphie.

- Oui mais il apparaît que le passage par une réflexion sur la graphie, sur les rapports nouveaux que l’élève d’espagnol va trouver entre la réalité phonique de la langue espagnole et sa transcription graphique, peut constituer un levier puissant pour l’aider à se construire le système linguistique.

- Vous avez certainement en tête de multiples tâches destinées à construire cet aspect du système.

- On pourrait citer les activités de repérage, de classements, les dictées etc., mais j’en exposerai une, inventée par une collègue professeur d’espagnol et qualifiée de « débile » par un supérieur hiérarchique.

- En quoi consistait-elle donc ?

- La consigne aux élèves était ainsi libellée :

Soit le texte suivant :

‘« Pablo Ruiz Picasso nació en Málaga el veinticinco de octubre de mil ochocientos ochenta y uno. Con diez años, su familia se trasladó a La Coruña donde empezó a pintar. Cuatro años más tarde, volvió a mudarse, esta vez a Barcelona. En mil novecientos viajó por primera vez a París, ciudad en la que expuso y vendió sus primeros cuadros.»
[Pablo Ruiz Picasso naquit à Malaga le 25 octobre mille huit cent quatre vingt un. Alors qu’il avait dix ans, sa famille s’installa à La Corogne où il commença à peindre. Quatre ans plus tard, il déménagea à nouveau, cette fois-ci pour Barcelone. En 1900 il fit son premier voyage à Paris, ville où il exposa et vendit ses premiers tableaux.]’

Vous allez devoir en donner une lecture mais vous ne retiendrez que la valeur tonique des syllabes. Vous remplacerez donc toutes les syllabes du texte par la syllabe /pa/ et vous l’accentuerez quand elle correspondra à une syllabe tonique.

Première phrase : vous vous entraînez tout seul pendant une minute, puis avec votre voisin pendant deux minutes et ensuite on passera à la phase collective. Et ainsi de suite, phrase après phrase.

- Laissez-moi essayer d’obéir à la consigne sur la première phrase :

« Pablo Ruiz Picasso nació en Málaga el veinticinco de octubre de mil ochocientos ochenta y uno»va donc donner : / papa / pa / papapa / papa / pa / papapa / papapapapa / pa / papapa / pa / pa / papapapa / papapa / pa / papa /.

- Alors qu’en pensez-vous?

- Les efforts que j’ai dû produire m’incitent à penser que l’exercice doit forcer le cerveau à une gymnastique à laquelle il n’est pas habitué, mais je ne saurais dire quel rôle il peut jouer dans l’apprentissage.

- Sauriez-vous me dire quelle est la phase qui a été la plus coûteuse cognitivement. J’imagine que ce n’est pas celle qui a consisté à isoler la syllabe tonique ?

- Evidemment non mais en revanche cela doit demander déjà un bel entraînement pour les élèves.

-Mettons donc déjà à l’actif de cet exercice cet entraînement qui pourrait être considéré comme une étape vers l’automatisation du repérage de l’accent tonique.

- Non, ce qui pour moi a été le plus difficile à réaliser c’est le passage de l’identification à une production d’un type inédit qui m’obligeait à faire abstraction du sens.

- En exigeant de l’élève qu’il ne s’attache qu’au caractère atone ou tonique de la syllabe, on l’oblige en amont à procéder à une segmentation des syllabes, savoir-faire essentiel dans la perspective d’une bonne maîtrise de l’accent tonique en réception comme en production. Il lui reste alors à construire une sorte de « profil sonore du mot » en produisant des sons dont le seul signe distinctif sera l’intensité. Ce faisant, il s’approprie, par l’action sur son propre corps, des régularités fondamentales de l’espagnol.

- En fin de compte la tâche proposée n’est-elle pas trop complexe ?

- C’est effectivement la réserve que je ferais mais il suffit pour balayer l’objection de décomposer l’exercice en trois tâches successives : d’abord segmentation puis repérage de la syllabe tonique et enfin production de ce que j’ai appelé le « profil sonore du mot ».

- Je ne doute pas un instant de l’intérêt intrinsèque de tout cela mais je m’interroge sur l’usage que peut en faire l’élève lambda.

- Pour que l’élève s’approprie la langue, il faut lui donner les moyens d’en avoir une approche systémique : nos fameuses régularités. Voilà qu’il découvre, pas par le discours, mais par l’action une différence fondamentale entre l’espagnol et le français : si en français tous les mots sont de type oxyton, en espagnol ils peuvent relever de trois types d’accentuation différents : l’oxyton, le paroxyton et le proparoxyton. Même s’il ne mesure pas encore toutes les potentialités de cette spécificité de l’espagnol, notamment celles qui sont liées à sa fonction distinctive (papá [papa], la papa [la pomme de terre] ou canto [je chante], cantó [il a chanté]), il peut s’essayer à se construire de nouvelles régularités dans un cadre de référence clair. Et selon son stade d’apprentissage et de développement, cette appropriation peut prendre des formes plus ou moins complexes, plus ou moins ludiques.

- Nous avons entamé ce parcours des apprentissages linguistiques par la phonétique et nous l’achevons par là.

- Rien de surprenant à cela. N’est-ce pas le premier caractère distinctif de la langue de l’autre ? Mais vous vouliez faire un bilan.