12. Où notre auteur va devoir apporter une réponse globale…

Où notre auteur va devoir apporter une réponse globale à l’angoisse qu’il a fait naître en mettant en cause le sacro-saint objectif linguistique.

- Difficile de ne pas voir dans ce parcours que vous venez de me faire effectuer un dynamitage en règle de ce qui structurait ma pratique et mon enseignement. Et nous ne parlons là que de l’apprentissage linguistique. Nous n’avons rien dit encore de ce qui, pour moi, justifie l’existence même d’un enseignement de langues vivantes en milieu scolaire : l’objectif culturel, avec ce qu’il suppose d’apprentissage de l’analyse, le développement de l’esprit critique et le frottement avec les grandes œuvres créées par le génie hispanique.

- Je ne suis pas certain que nous n’ayons rien dit encore de ce que vous appelez l’objectif culturel ou le développement de l’esprit critique

- A aucun moment vous n’avez évoqué quelque grande œuvre que ce soit et puis vous n’allez pas prétendre que les exercices que vous avez décrits relèvent de l’analyse.

- Vous avez souhaité vous-même examiner la question de l’apprentissage linguistique, je vous ai proposé alors une approche alternative à celle du cours canonique pour permettre de mettre en place une dynamique d’apprentissage permettant une appropriation progressive du système linguistique de l’espagnol. Cette approche n’est pas exempte de préoccupation pour l’individu doté d’autonomie de pensée ni pour le regard, inédit pour lui, que projette sur le monde la langue qu’il apprend mais, j’en conviens, nous n’avons rien dit encore de l’usage de la langue de l’autre et de l’usage de la culture de l’autre par l’apprenant lui-même. Autrement dit, nous n’avons évoqué que l’appropriation de l’outil linguistique et vous parlez déjà de dynamitage.

- Ne feignez pas la surprise. Vous savez bien que lorsque je veux que mes élèves abordent un temps verbal nouveau ou que d’autres le redécouvrent, je choisis un support où il apparaît. Les élèves le voient ainsi en situation, sont amenés à l’utiliser quand ils rendent compte du texte et l’occasion est ainsi toute trouvée de réactiver les savoirs sur le passé simple. Je dois dire d’ailleurs que le manuel que j’utilise me simplifie bien la tâche.

- C'est-à-dire ?

- C'est-à-dire qu’il est exactement conçu selon le schéma que je viens de vous indiquer. Prenez les pages 162 et 163 du manuel de première, Continentes 435 , vous trouvez en haut à gauche le thème du chapitre : « Cuba » puis immédiatement les « objectifs du jour » qui sont en l’occurrence : « el amor » [l’amour] et « le passé simple ».

- Bel objectif culturel !

- Ne plaisantez pas. Vous aurez compris qu’il s’agit d’un extrait de roman qui raconte une histoire d’amour à Cuba. Sur la page de droite on trouve un questionnement qui guide le commentaire et permet de réutiliser essentiellement le passé simple en commentant le texte, des mots et expressions pour faciliter le commentaire et des exercices d’entraînement à la manipulation du passé simple…

- N’exagérez pas, il s’agit moins de manipulation que de recherche des formes verbales de la troisième personne des prétérits forts.

- La page se termine par un tableau récapitulatif des particularités du passé simple espagnol. Et voilà qu’à vous entendre il faut distinguer la morphologie verbale de l’emploi des formes verbales, que selon votre théorie de l’interlangue, l’élève doit se construire le système…

- Il est vrai que l’exercice de recherche de la forme verbale exacte exigée par un contexte totalement extérieur à l’élève est en totale contradiction avec cette logique.

- Et, pour couronner le tout, la démarche ne peut être la même selon que l’on s’entraîne à la compréhension ou à l’expression et selon qu’il s’agit d’écrit et d’oral. Et cela vous surprend que je parle de dynamitage. Et vous procédez au même émiettement qu’il s’agisse de l’apprentissage lexical, syntaxique, phonétique, voire graphique. Vous avez, à plusieurs reprises, cité le nom de C. Puren qui parle d’ « intégration didactique »pour caractériser le cours traditionnel d’espagnol, je suis tenté de prendre, pour désigner vos propositions, le contre-pied et de parler cette fois de désintégration didactique.

- Je récuse absolument votre jugement.

- Je ne fais que constater.

- Entendons-nous bien. Je ne nie pas que ce qui structure l’enseignement de l’espagnol, le cours magistral dialogué que j’ai appelé le noyau dur de la didactique de l’espagnol, je ne nie pas qu’il se trouve en quelque sorte désintégré.

- Ah, vous voyez !

- Mais l’approche didactique s’en trouve en quelque sorte totalement renouvelée et ne se caractérise certainement pas par un émiettement.

- Vous ne pouvez pas nier que vos propositions aboutissent à une atomisation des apprentissages linguistiques. A plusieurs reprises certaines tâches évoquées ressemblaient davantage pour moi à ces travaux de laboratoire sous microscope qu’à un apprentissage de langue étrangère.

- Si je récuse l’expression « désintégration didactique » je ne récuse pas cette référence à l’expérience ou plus précisément à l’expérimentation. Et je comprends que vous ayez l’impression d’un apprentissage en pointillés si la perception que vous en avez se limite à l’action précise de celui qui apprend dans le cadre du cours. Cette impression serait partagée par quiconque entrerait dans la classe, fût-il inspecteur, et verrait des élèves se consacrer dix minutes à un exercice de classement lexical, vingt minutes à des manipulations orales de constructions syntaxiques dans le cadre d’un exercice collectif et dix minutes à un exercice individuel de rédaction. Un œil extérieur verra une accumulation d’activités éparses.

- Peut-être l’élève lui-même partagera-t-il ce point de vue qui semble relever de l’évidence.

- Si l’élève partageait ce point de vue ce serait bien, effectivement, la preuve qu’il y a accumulation incohérente d’activités car il est le seul pour qui il est essentiel que l’apprentissage obéisse à un principe organisateur.

- Vous voilà en train de réclamer ce que vous venez de détruire.

- Pas du tout. Le cours canonique a une structure très forte, certes, le document support fédère les différents apprentissages, personne n’en disconvient, mais pourquoi y parvient-il ? Parce qu’il offre une unité de lieu et de temps et non parce qu’il répond à une logique d’apprentissage. Votre texte ne provoque-t-il pas la rencontre improbable de l’amour et du passé simple ?

- Il n’est plus l’heure de faire le procès du cours canonique comme vous l’appelez mais de vous expliquer sur le principe organisateur qui lierait la multitude d’exercices d’apprentissage linguistiques que vous avez évoqués.

- Il ne s’agit en aucun cas d’accumuler des expérimentations mais, si vous m’autorisez l’image, de produire des effets de loupe sur quelques combinaisons de mailles d’une immense toile que l’élève est en train de se construire.

- Je crains que votre métaphore ne s’effiloche car la désintégration que vous préconisez a également pour conséquence de priver l’élève de repères.

- Comment cela ?

- N’avez-vous pas vous-même considéré qu’une surgénéralisation morphologique par exemple ne devait pas être considérée négativement ?

- Mais il n’y a pas là de perte de repères.

- Ainsi donc vous considérez qu’accepter qu’un élève dise ou écrive « andó »pour « anduvo »[il marcha], ne revient pas à laisser s’installer un certain laxisme de l’expression, une espèce de culture de l’à peu près ?

- Il ne revient pas au professeur d’accepter ou de refuser cette surgénéralisation. Sa seule existence est la preuve que celui qui l’a produite a perçu une régularité et qu’il se l’est fait sienne au-delà des limites de son application.

- Donc vous n’acceptez pas cette erreur ?

- Vous ne me ferez pas dire que je refuse la correction formelle mais elle n’est pas donnée, elle est construite par celui qui apprend. Je refuse votre « culture de l’à peu près » et je lui substitue une culture de l’apprentissage. Que le professeur accepte ou non cette erreur n’a que peu d’importance, mais, en revanche, qu’à un moment de l’apprentissage, l’élève se rende compte qu’il est allé au-delà de ce que le système permettait dans l’application d’un paradigme et c’est un stade supérieur de l’apprentissage qui est franchi.

- Vous installez celui qui apprend dans l’insécurité.

- Comme je l’ai écrit précédemment, il est certes plus rassurant pour l’élève et pour le professeur de raisonner en termes d’ensemble fini à mémoriser de façon cumulative mais la langue n’est pas un savoir constitué. Cette insécurité dont vous parlez est consubstantielle à l’apprentissage de langue et c’est précisément cette insécurité qui contraint tout apprenant à se construire des stratégies dans les différentes compétences, à tenter des hypothèses en mettant en synergie tous ses savoirs et savoir-faire et, en premier lieu, ceux qu’il a acquis en langue première.

- C’est précisément ce qui me conduit à penser qu’en mettant en cause ce qui constituait la colonne vertébrale de nos progressions, c'est-à-dire les objectifs linguistiques, entendus comme des savoirs en langue étrangère à faire acquérir à partir de supports authentiques, vous faites vaciller aussi le système d’évaluation.

- La possession d’une norme prescriptive donnée est clairement évaluable, la capacité à reproduire des formes linguistiques aussi mais elles ne sauraient se confondre avec la capacité à comprendre et à produire dans la langue. Or si tel est l’objectif linguistique ultime, tous les apprentissages que cela exige ne devraient-ils pas faire l’objet d’évaluations ciblées et les apprentissages linguistiques en être un élément essentiel ?

- Ignorer le passé simple mais apprendre à comprendre. Je vous le disais : lâcher la proie pour l’ombre, voilà le marché que vous nous proposez.

- Bien au contraire. Vous ne pouvez, au prétexte que vous voulez disposer de données mesurables, contraindre l’apprentissage de langue à n’être plus que l’acquisition de savoirs formels dont il faudra rendre compte. Le panorama que nous avons fait des apprentissages linguistiques dans un paradigme alternatif à celui du cours magistral dialogué fait apparaître que le changement de perspective revient à substituer une appropriation progressive et jamais aboutie des systèmes à l’œuvre dans la langue de l’autre à un apprentissage de formes. Les savoirs et les savoir-faire nécessaires à cette appropriation des systèmes peuvent être clairement définis et faire l’objet d’une évaluation rigoureuse, évaluation entendue comme aide à l’apprentissage avec ses étapes diagnostiques et ses étapes de mesure du chemin parcouru.

- Vous prétendez qu’il n’y a pas émiettement tout en préconisant une évaluation de chacun des micro - apprentissages linguistiques que vous avez isolés. Je maintiens qu’il y a désintégration didactique.

- La démultiplication des apprentissages linguistiques résulte du double choix initial de prendre en compte le plus largement possible les processus mentaux à l’œuvre chez l’apprenant de langue et de déconstruire le système linguistique pour permettre une reconstruction par l’individu. Si vous entendez par didactique l’utilisation de techniques et de méthodes d’enseignement, je ne nie pas effectivement que cette option de principe entraîne potentiellement une très grande diversification exigée par la complexité du système linguistique à acquérir et l’extrême variété des situations d’acquisition et des individus concernés. Si en revanche on retient l’acception moderne de la didactique qui prend en compte les interactions qui s’établissent dans une situation d’enseignement – apprentissage entre un savoir identifié, un maître dispensateur de ce savoir et un élève récepteur de ce savoir, alors on voit apparaître une grande synergie des trois forces mais cela ne va pas sans une réflexion épistémologique du maître sur la nature des savoirs qu’il a à enseigner et la prise en compte des représentations de l’apprenant par rapport à ce savoir.

- C’est que précisément le savoir à enseigner tel qu’il apparaît dans vos propositions n’est pas de même nature que le savoir traditionnellement enseigné dans le cours d’espagnol.

- Si l’on veut bien considérer que la compétence de communication en langue est un savoir-faire social qui requiert entre autres outils un outil linguistique, on comprendra que cet outil ne vaut que par l’usage qu’on peut en faire. La cohérence de l’apprentissage n’est alors pas assurée par la situation scolaire organisée autour du document mais par la finalité d’utilisation assumée par l’apprenant.

- Donc vous ne retenez pas comme objectif d’apprentissage les traditionnels objectifs linguistiques qu’affiche mon manuel scolaire : « discours direct et indirect » p. 172, « les nombres ordinaux » p. 174, « les adverbes de manière » p. 176, « les prépositions » p. 178, « le langage familier » p. 182, « le subjonctif » p. 184 etc. ?

- Certainement pas. Vous voyez bien que ces objectifs linguistiques hétérogènes qui se succèdent ressemblent à une liste à la Prévert et que quand on dit « intégration didactique » pour se référer au cours traditionnel on dit fédération de tous les apprentissages dans un exercice unique de commentaire mais cela ne rend pas le terme d’intégration synonyme de cohérence.

- Excusez-moi d’insister encore, je veux bien admettre que la cohérence du cours traditionnel en matière d’apprentissage linguistique est douteuse mais je ne vois toujours pas quelle cohérence vous lui opposez.

- Je résume : il ne peut y avoir de cohérence des apprentissages linguistiques que dans l’intentionnalité.

- C'est-à-dire ?

- Que s’il y a engagement du sujet apprenant dans la construction d’un savoir-faire langagier particulier, et pour peu qu’une évaluation précise des savoirs et des savoir-faire linguistiques nécessaires ait été faite, la juxtaposition de tel micro apprentissage phonétique et de tel micro apprentissage lexical n’est plus une juxtaposition arbitraire, elle répond à un impératif d’apprentissage. Ce ne sont pas les aspects de la langue qui fédèrent les apprentissages mais les usages que l’on en a.

- Vous voilà revenu à la distinction entre comprendre et s’exprimer, entre recevoir et produire, entre l’écrit et l’oral.

- Si l’objectif linguistique tel qu’il est conçu traditionnellement en espagnol n’est pas viable, si l’appropriation des systèmes linguistiques n’a de sens que dans la perspective de leur utilisation, c’est cette visée d’usage qui peut alors organiser le travail scolaire. Il faut donc apprendre à comprendre l’oral, apprendre à comprendre l’écrit, apprendre à produire de l’oral, apprendre à produire de l’écrit. Et ces compétences de compréhension et de production sont en fait la capacité à mobiliser des savoirs pour résoudre des problèmes de communication.

- A mobiliser les savoirs linguistiques.

- Les savoirs linguistiques certainement, les savoir-faire linguistiques aussi mais au-delà, tous ces savoirs que le Cadre européen commun de référence du Conseil de l’Europe ordonne en savoirs, savoir être, savoir-faire, et savoir traiter du nouveau.

- Les connaissances de langue se trouvent donc banalisées.

- Immergées dans un ensemble complexe toujours socialement situé, ce qui n’exclut nullement, comme nous l’avons vu, la possibilité, (voire l’obligation en situation d’enseignement – apprentissage) de les en sortir pour les travailler, les complexifier, les ajuster, et les y replonger. Contextualisation, décontextualisation, recontextualisation. Elles n’organisent pas l’apprentissage parce qu’elles sont dépendantes des situations d’utilisation. C’est la nature de la compétence à travailler qui déterminera quelles connaissances linguistiques doit faire l’objet d’un apprentissage spécifique.

- Exit l’objectif linguistique, bonjour les compétences de compréhension et d’expression. J’admire votre force inventive. Ces fameuses compétences ne sont-elles pas inscrites depuis des décennies sur les bulletins scolaires mêmes de nos élèves ? N’avez-vous pas eu vous-même à évaluer leur niveau dans chacune d’elles ?

- C’est vrai mais notre débat sur la place des objectifs linguistiques fait apparaître que le travail et l’évaluation par compétence n’a pas encore de réalité scolaire. Centrer l’attention de l’apprenant sur une forme linguistique, même en lui procurant l’occasion de l’utiliser, est une orientation de l’enseignement – apprentissage de langue inconciliable avec une centration sur les compétences.

Notes
435.

Capdevila, L. & al. Continentes, espagnol, première.