13. Où notre auteur va tenter, au risque d’une rupture, de clarifier…

Où notre auteur va tenter, au risque d’une rupture, de clarifier définitivement le rapport entre la différenciation des compétences et l’objectif d’usage de la langue, fût-elle étrangère. Si on a pu quelquefois noter que des préoccupations autres que linguistiques affleuraient, la conversation prend maintenant un tour décisif. Les facteurs sociolinguistiques et socioculturels entrent clairement en scène.

- Mais la vie ne divise pas les usages de la langue avec autant de netteté : celui qui prend part à une conversation est à la fois en train de produire et en train de recevoir.

- Evidemment mais vous parlez de conversation quand moi je parle d’apprentissage. Personne ne niera en effet que les deux compétences sont sollicitées dans une situation de conversation mais cela ne saurait mettre en cause le fait que l’une et l’autre engagent des processus cognitifs différents et que se constituer ces compétences c’est apprendre à maîtriser ces processus. La phase de l’apprentissage requerra donc qu’on les traite séparément.

- Ce que la tradition de l’espagnol n’encourage pas, j’en conviens mais il n’est pas inutile de savoir aussi les conjuguer.

- Pourquoi en effet ne pas apprendre aussi à les faire jouer ensemble ou successivement ? La question vaut en effet d’être posée mais elle ne se pose pas en ces termes dans l’enseignement de l’espagnol. Rien dans le cours traditionnel d’espagnol ne justifie en effet qu’on les sépare puisqu’on y développe l’idée que, ou on feint de croire, que les ressources linguistiques nécessaires sont les mêmes pour produire et pour recevoir et que le meilleur modèle de l’oral est la langue écrite. Mais les recherches en psycholinguistique, en sociolinguistique et en linguistique ont définitivement tranché la question.

- Ainsi donc la langue de compréhension serait différente de la langue de production ?

- La formulation est un peu rapide : disons que le sujet utilise différemment sa compétence linguistique selon qu’il est en situation de compréhension ou en situation de production.

- Prenons le cas de la production.

- Incorrigible.

- Que voulez-vous dire ?

- Nous avons évoqué maintes fois l’asymétrie réception / production et j’ai cité de nombreux auteurs et chercheurs pour qui la compétence de compréhension est en quelque sorte englobante quand la compétence de production est englobée. Mais je constate qu’au moment de choisir entre l’une ou l’autre pour comprendre les mécanismes et en tirer les conséquences pour la classe, c’est la production qui s’impose d’abord à votre esprit.

- Comment en serait-il autrement si toute l’institution scolaire a bâti l’enseignement des langues sur le principe que savoir une langue c’est la parler et que ce principe est largement partagé par les parents et les élèves ?

- Bon, j’accède à votre demande ou plutôt je sollicite un auteur qui fait lui-même une synthèse de la recherche en psychologie cognitive dans le domaine de la production du langage. S’appuyant sur les travaux de E. Esperet 436 et de J.R. Anderson 437 , et pour en venir au processus de production, F. Carton définit comme suit les représentations et les processus :

‘« Les représentations sont le matériau mental sur lequel s’exercent ou prennent appui les processus cognitifs. Constitués de réseaux de concepts installés dans la mémoire à long terme, elles ont trait aux domaines de référence abordés, à la situation sociale qui définit les conditions de production et d’interprétation du discours ainsi que, à partir de ce que l’on sait de celles-ci, au type de texte et au type de langue produit ou à produire. » 438 ’ ‘«  Les processus quant à eux, sont des séquences organisées d’opérations. Ils sont de nature différente en production et en compréhension, et, du coup, les représentations ne sont pas utilisées de la même manière dans les deux cas. » 439

- Les connaissances linguistiques seraient donc incluses dans le vaste domaine des représentations.

- Et elles y sont en réseau avec de nombreux autres types de connaissances et sont elles-mêmes organisées en savoirs et en savoir-faire. Sur la base de ces définitions F. Carton décrit ainsi le processus de production ajoutant aux auteurs déjà cités des références aux travaux de J.N. Foulin et al. 440 , et de M. Fayol et B. Schneuwly 441  :

‘« En ce qui concerne la production, une revue des travaux montre qu’il existe un consensus pour distinguer trois types de processus, en interaction permanente les uns avec les autres :
- des réseaux sont activés (ce processus est toujours orienté vers un but).
- le locuteur procède à la réalisation langagière de ses intentions de communication. Pour cela il doit d’une part mettre en mots les concepts qu’il veut exprimer (lexicalisation), et, d’autre part, enchaîner les unités lexicales en séquences (linéarisation). Il faut noter que ces deux opérations sont soumises aux contraintes propres à la situation sociale qui génère l’énonciation. On considère généralement que les choix lexicaux et les opérations syntaxiques ne se font qu’exceptionnellement de façon consciente, d’où la nécessité pour le locuteur de contrôler après coup le résultat obtenu.
- le sujet évalue le texte produit à la lumière des représentations qu’il a du but à atteindre (pour l’écrit, ces opérations de révision se font au cours des pauses). » 442

- Cette description est fort séduisante mais nous ne sommes pas en train d’observer la production en langue première de nos élèves, nous sommes en train de tenter de cerner les moyens les plus efficaces de les rendre opérationnels en production de langue étrangère.

- Si être opérationnel en langue étrangère, c’est être capable de se servir de la langue étrangère dans la communication, je vous demande pourquoi la mobilisation des savoirs et la réalisation de l’acte langagier échapperaient au processus défini plus haut.

- Pour la bonne raison que ce que votre auteur appelle la lexicalisation et la linéarisation ne pourront se produire si le lexique ou la syntaxe ne sont pas disponibles.

- Votre objection ne concerne pas le processus lui-même mais les ressources nécessaires à son fonctionnement. Une carence des ressources syntaxiques et lexicales mais aussi une difficulté à les convoquer peuvent effectivement contrarier le processus. Mais il n’en va pas autrement dans la langue première.

- Le lexique et le savoir-faire syntaxique y sont plus disponibles.

- Certainement mais reconnaissez que dès lors que l’on envisage la production comme un processus identique en langue première et en langues étrangères, disons quelle que soit la variété linguistique, les ressources elles-mêmes entrent en réseau et que la notion de répertoire langagier commence à prendre forme.

- Ne compliquez pas à loisir le problème et restons sur la question de la constitution des ressources lexicales et syntaxiques...

- Qui font partie du dit répertoire.

- Dites-moi, ces ressources dont vous parlez, ne serait-ce pas ces fameuses formes linguistiques dont vous avez dit pi que pendre et qui constituaient nos objectifs linguistiques ?

- Ce n’est évidemment pas sans rapport mais vous voyez bien qu’il s’agit moins de stocker des formes que d’établir des liens et permettre ainsi d’adapter le mieux possible sa production à la situation sociale où se trouve le locuteur.

- Autrement dit, vous avez trouvé des textes théoriques qui apportent de l’eau à votre moulin et qui vous permettent de prétendre, comme vous le suggériez lors de notre échange sur la morphosyntaxe, que pour que la production orale de l’élève soit performante, il vaut mieux qu’il ait automatisé la construction de la première personne du passé simple, quitte à la surgénéraliser, plutôt que de connaître par cœur le passé simple.

- Il faut qu’il sache construire des mots, construire des énoncés en en respectant le plus possible les aspects formels.

- Mais votre auteur dit, je le cite, que « Les choix lexicaux et les opérations syntaxiques ne se font qu’exceptionnellement de façon consciente ».

- F. Carton parle là de l’usage, par un individu, de sa langue première, et il en dégage des règles pour l’apprentissage de l’usage de la langue étrangère. Avant de devenir quasi automatiques en langue étrangère, les choix lexicaux et les opérations syntaxiques exigent un entraînement intensif.

- Vos développements sur le processus de production, sur sa part d’inconscience, et maintenant le mot d’entraînement, me conduisent à penser que pour vous, la salle de cours est davantage une salle de musculation qu’un lieu d’apprentissage et de formation.

- Vous voilà reparti à l’offensive. Même si l’image n’est peut-être pas si dévalorisante que vous ne semblez le suggérer, je m’inscris en faux contre cette assertion. Cela dit, il est bien évident que petit à petit se profile la question du statut de la classe de langue dans l’apprentissage de langue étrangère.

- N’avez-vous pas suggéré que l’apprentissage de la production de langue étrangère devait se calquer sur la production en langue première et arriver à ce que « les choix lexicaux et les opérations syntaxiques » se fassent de façon inconsciente ? N’avez-vous pas parlé d’entraînement ?

- Chacun produit des énoncés dans sa langue sans convoquer consciemment des savoirs et des savoir-faire lexicaux et morphosyntaxiques.

- Vos fameux « processus de bas niveau ».

- Exactement, au même titre que ce qui concerne les aspects phonétiques, prosodiques et graphémiques. Chacun sait que ce degré d’automatisation est propre à la langue première et qu’il est peu probable de l’atteindre en langue étrangère mais c’est tout de même en tendant vers le maximum d’automatisation possible que les capacités cognitives pourront se déployer sur des espaces où il n’y a pas d’automatisation possible : la structuration sémantique, la cohérence textuelle, la portée pragmatique, l’organisations des discours.

- Vos fameux « processus de haut niveau » mais où voulez-vous en venir ?

- Souvenez-vous de la citation de Vygotski :

- Celle qui opposait langue première et langue étrangère ?

- Oui, celle qui disait :

‘« (…) Dans l’activité psychique du sujet, la nécessaire relation entre les signes et les choses s’étaye, pour la langue étrangère, sur la relation déjà existante dans la langue maternelle. Ce qui implique que les formes signifiantes manipulées dans l’apprentissage de la langue étrangère ont d’emblée des caractéristiques (abstraction, systématicité), auxquelles l’usage de la langue maternelle ne parvient que difficilement et tardivement. » 443

- Et pourquoi citer Vygotski ici ?

- Pour deux raisons : parce qu’il dit qu’on ne peut atteindre à la maîtrise d’une langue étrangère qu’en partant de la conscience et que la conscience de la langue première se construit.

- Et alors ?

- Et alors je dis que selon les conditions de l’apprentissage les deux mouvements peuvent s’alimenter l’un de l’autre. Nous avons vu avec F. Carton qu’une part des processus de production pouvait être travaillée et entraînée en vue d’aboutir à un certain degré d’automatisation mais ce faisant, l’apprenant est en permanence contraint de s’appuyer sur les usages qu’il a de sa langue première. L’analyse de la production en langue étrangère et son entraînement raisonné peut alors permettre à l’apprenant de déconstruire l’usage qu’il a, en production, de sa langue première.

- Nous avons déjà échangé, me semble-t-il sur le rôle, à mon sens démesuré, que vous attribuez à la classe de langue…

- Plutôt à l’apprentissage de langues étrangères qu’à la classe elle-même, mais nous y reviendrons. Un traitement spécifique de la production en langue étrangère est de nature à développer une maîtrise consciente de la production en langue première. L’apprentissage de langues étrangères donne accès de cette façon à un savoir métalinguistique et plus généralement métalangagier en langue première, condition essentielle, nous l’avons vu au début de cette seconde partie, pour accéder à la maîtrise du langage.

- Mais la réflexion métalinguistique, voire métalangagière, est assurée dans le cursus scolaire dans le cadre de l’enseignement du français.

- Créer les conditions pour que l’apprenant scolaire se construise un langage qui soit un instrument évolutif, l’outil de médiation avec le monde dont parlent E. Bautier et J.Y. Rochex, n’est pas l’apanage des cours de français mais la responsabilité de l’institution scolaire. Et si le cours de français permet de construire un discours métalinguistique, le cours de langue peut permettre une « expérience métalinguistique et métalangagière ».

- Et maintenant, après la production, vous allez aussi prétendre qu’un traitement spécifique de la compréhension en langue étrangère va avoir des effets comparables sur le rapport de l’élève au langage.

- Qui sait ?

- Vous allez commencer par faire le procès du traitement qu’inflige traditionnellement la didactique de l’espagnol à la compréhension.

- Encore faudrait-il pour en instruire le procès que ce traitement existât.

- Le ton est donné !

- Avouez qu’il est excessif de parler d’un traitement de la compréhension. Tous les textes officiels, les rapports d’inspection, les documents divers que j’ai pu produire dans la première partie de ce travail soulignent l’importance primordiale de la prise de parole de l’élève, de ce qu’on appelle la participation des élèves.

- La participation active des élèves ne se limite pas à la prise de parole, vous savez bien qu’elle inclut également la compréhension.

- Ne plaisantez pas, on sait, chez les professeurs de langues, qu’un « cours qui marche » est un cours où la participation est active et que cela se mesure au produit sonore, que le silence en est banni.

- Mais on y fait bien d’autres choses. A côté de cela se développent des exercices spécifiques de compréhension orale et sonore. De nombreux manuels récents en proposent. Et puis tous les dispositifs d’évaluation officiels prévoient une rubrique « compréhension ».

- Le mot « rubrique » me semble en effet approprié. La compréhension est une « rubrique » sur un bulletin de notes. Dois-je vous rappeler que pour satisfaire à l’épreuve de compréhension écrite du baccalauréat en espagnol, l’élève ne doit pas seulement comprendre mais dire en espagnol ce qu’il a compris.

- Certes, mais les Instructions précisent bien que le correcteur ne doit pas tenir compte des aspects formels de la production écrite.

- Dans l’hypothèse où cette injonction serait prise en compte par le correcteur, il n’en reste pas moins une énorme confusion des genres.

- Puisqu’il ne tient pas compte des erreurs !!!

- Nous avons dit que comprendre et produire sont deux processus cognitifs différents. Votre épreuve de baccalauréat revient clairement à faire la preuve de sa maîtrise d’un processus en en utilisant un autre. Bien ou mal, telle n’est pas la question.

- Mais en quoi sont-ils si différents puisque la langue est la même. Ah non, c’est vrai, vous prétendez, vous, que ce n’est pas la même.

- La langue n’existe que dans ses usages et l’usage qui en est fait en compréhension est différent de l’usage qui en est fait en production. Ce qui ne signifie nullement que les mêmes connaissances et savoir-faire ne puissent servir dans l’une et l’autre activité.

- Peut-on parler d’usage de la langue en compréhension ?

- N’en doutez pas et pour répondre à cette question je me référerai au modèle qu’ont élaboré M.J. Gremmo et H. Holec 444 .

- Comprendre c’est recevoir le message de l’autre.

- Et comment le recevez-vous ?

- J’isole les mots, les phrases qui sont produites et si j’en connais le sens, je comprends ce que l’autre veut me dire.

- Les auteurs que j’ai cités expliquent qu’on a là un processus qui va de la forme au sens et ils le détaillent de la façon suivante :

‘« - D’abord l’auditeur isole la chaîne phonique du message et identifie les “sons” qui constituent cette chaîne (phase de discrimination) ;
- puis il délimite les mots, groupes de mots, phrases que représentent ces sons (phase de segmentation) ;
- ensuite il associe un sens à ces mots, groupes de mots et phrases (phase d’interprétation) ;
- enfin, il construit la signification globale du message en “additionnant” les sens des mots, groupes de mots et phrases (phase de synthèse). »’

- Vous voyez que la description qui est faite n’est pas contradictoire avec l’idée que j’émettais qu’en compréhension, on reçoit la langue de l’autre et qu’il est donc difficile de parler « d’usage de la langue ».

- Les auteurs de l’article montrent que même dans ce modèle de processus de compréhension…

- Pourquoi dites-vous cela ? Il y en aurait un autre ?

- Vous allez voir, mais je disais : même dans ce modèle, l’auditeur n’est pas totalement passif, c’est lui qui discrimine, c’est lui qui segmente, c’est lui qui reconnaît des formes et c’est lui qui, dans la phase d’interprétation, attribue un sens aux dites formes. M.-J. Gremmo et H. Holec résument ainsi :

‘« L’humain-auditeur fonctionne ici de manière analogue à celle d’un ordinateur : il discrimine la chaîne phonique, la segmente et l’interprète en la comparant aux données phonologiques (segmentales et supra-segmentales) et morphologiques (lexicales et morphosyntaxiques) dont il dispose dans sa mémoire (ses connaissances). » 445

- Vos auteurs disent bien le nécessaire contact entre le message reçu et les connaissances acquises mais de là à parler d’usage de la langue en compréhension !

- Vous avez raison, pour l’instant on ne peut encore prétendre cela mais on peut déjà en tirer des conséquences sur le plan didactique : discriminer, segmenter, interpréter, cela s’apprend.

- Oui, mais on le fait peu ou prou.

- Vos réticences lors de notre échange sur la morphologie laissent entendre que ces savoir-faire ne vous paraissent pas essentiels et que surtout, ils ne relèvent pas d’un apprentissage systématique.

- Ne revenons pas là-dessus. Il y aurait donc un autre modèle de processus de compréhension.

- Gremmo et Holec signalent que dès les années soixante (!!!) des recherches ont montré les limites de ce premier modèle. Comment expliquer en effet, par exemple, que lorsque des bruits masquent des mots dans un énoncé, celui qui l’écoute ne remarque même pas les élisions ? Comment expliquer qu’un énoncé grammaticalement incorrect soit sémantiquement interprétable ?

- Je vois ce que vous voulez dire !!!

- En effet. Voilà une formule qui est tout à fait représentative de ce phénomène. Lorsque vous voyez ce que je veux dire, c’est que vous avez vous-même élaboré un sens alors que mon expression était défaillante.

- Quel est donc ce modèle qui rend compte de tout cela ?

- Je vais le résumer brièvement mais on peut déjà dire qu’il permet d’affirmer que l’auditeur ou le lecteur 446 ne reçoivent pas le sens, ils le construisent.

‘«  …il n’y a pas circulation de la signification du message du texte à l’auditeur, mais (…) cette signification se construit par une interaction entre l’information apportée par l’auditeur et l’information donnée par le texte. » [souligné par les auteurs].’

- Ils construisent tout de même le sens à partir de ce qu’ils entendent ou lisent.

- Pour une part, mais pour une part seulement, vous avez raison ; mais avant même d’entendre ou de lire, en fonction des informations dont ils disposent sur le producteur du message, sur le message lui-même, sur la situation, ils anticipent, ils établissent des hypothèses sémantiques. A ces hypothèses s’en ajoutent d’autres au fur et à mesure que progresse le discours de l’autre. Ces hypothèses portent sur le sens global mais aussi sur le détail, ce qui conduit à des « attentes formelles »…

- Vous voulez dire des formes linguistiques ?

- C’est cela. En fonction de ses connaissances linguistiques, il s’attend à des séquences de sons, il sait qu’il y en a qui sont impossibles (s + consonne, par exemple en position initiale en espagnol), il s’attend à des structures de la langue (par exemple le phénomène de l’enclise de plusieurs pronoms au gérondif : « explicándoselo » [en train de le lui expliquer]), il sait qu’il y en a qui sont impossibles (auxiliaire + adverbe + participe).

- C’est en cela que vous dites qu’il utilise la langue pour comprendre ?

- Tout à fait et pas uniquement la langue en tant que code linguistique mais nous y reviendrons.

- Oui, s’il vous plaît car vous m’avez laissé en train de faire des hypothèses, d’anticiper le sens et la forme de ce que dit ou écrit l’autre.

- La phase suivante est celle de la vérification des hypothèses. Où vous verrez, si on l’ajoute à la précédente, tout ce qu’il faut savoir et savoir-faire, avoir appris et avoir appris à faire pour comprendre.

‘«… ensuite, l’auditeur procède à la vérification de ses hypothèses ; cette vérification s’opère, non pas par une discrimination linéaire et exhaustive de la chaîne phonique, mais une prise d’indices permettant de confirmer ou d’infirmer ses attentes formelles et sémantiques, sollicitées ici de manière quasi-simultanée dans la mesure où elles sont aussi étroitement liées que le sont, dans leur existence psycholinguistique, le signifiant et le signifié d’un signe linguistique.
L’opération de prise d’indices s’effectue en fonction des hypothèses formelles, qui jouent un rôle de projecteur utilisé pour éclairer le terrain de la vérification : pour vérifier que dans l’énoncé “le chat a attrapé la souris” l’hypothèse que c’est un petit animal que le chat a attrapé, c’est à la place syntaxique canonique du complément d’objet, et dans le groupe nominal objet, après article, que des indices doivent être recherchés… »’

Utilisation de savoirs et savoir-faire syntaxiques.

- J’ai compris, je vous en prie, continuez votre lecture.

- Je continue et vous allez voir comment ensuite, ou simultanément seront utilisés des savoirs et des savoir-faire phonologiques.

‘… D’autre part, elle tire au maximum avantage des redondances d’indices que présente le texte du message au regard des hypothèses à vérifier : pour vérifier qu’il s’agit de “souris” dans le texte et non de “mésange”, par exemple, le repérage du “s” initial pourrait suffire, mais aussi les sons “ou”, “r” et “i” ; chacun de ces sons peut être utilisé comme indice et le texte présente quatre possibilités de vérifier la même hypothèse…’

Vous vous souvenez : chacun « se fait son cinéma ».

‘(…) si les hypothèses sont confirmées, la signification du message “préconstruite” s’intègre dans la construction de signification en cours ; si les hypothèses ne sont ni confirmées ni infirmées, l’auditeur suspend sa construction de signification en stockant les informations recueillies jusque là, pour la reprendre, de manière différée… » 447 [souligné par les auteurs].’

- Donc d’après vos auteurs, ce modèle, qui va cette fois du sens à la forme, se substitue au premier qui allait de la forme au sens ?

- Il décrit le plus finement possible, à l’heure actuelle, le processus « naturel » de compréhension. Lorsqu’un blocage surgit l’auditeur ou le lecteur a recours au processus décrit par le premier modèle mais c’est le second qui rend compte du processus normal de compréhension.

- En langue première ?

- Nous dirons que c’est en langue première qu’il est, par définition, le plus accompli et qu’il offre le schéma vers lequel doit tendre la compréhension en langues étrangères.

- Je crois que vous brûlez les étapes. Si, dans le cadre de l’apprentissage scolaire, l’élève de langue parvient à comprendre selon le premier modèle, on pourra déjà considérer qu’il a satisfait à une obligation scolaire.

- Pardonnez-moi de vous dire que vous faites un contresens. Les deux modèles ne s’inscrivent nullement dans une logique chronologique, l’un ne précède pas l’autre dans la démarche psycholinguistique de celui qui doit comprendre, qu’il s’agisse de la langue première ou de la langue étrangère. Même, et peut-être surtout, dans une langue qui vous est inconnue, vous allez faire des hypothèses (certes appuyées certainement sur des informations extralinguistiques mais pas seulement) et tenter des prises d’indices pour les confirmer ou les infirmer.

- Cette notion de « prise d’indices » dont vous faites grand cas me semble un nouvel encouragement à une tendance naturelle chez-vous à l’à peu près.

- Comment cela ?

- Si un élève repère un indice tout à fait secondaire et peut comprendre un message sans avoir recours par exemple à ses savoirs morphosyntaxiques, l’apprentissage se vide de son contenu.

- Mais pas du tout. Il n’y a pas d’indices secondaires. En matière de compréhension l’enseignement - apprentissage consiste à aider l’élève à se doter du maximum de ressources pour construire le sens des messages qu’il reçoit mais la compréhension elle-même n’est jamais maximale. Il faut s’accommoder de zones d’ombre.

- Laxisme linguistique.

- Le mot me paraît inapproprié mais si c’est un laxisme c’est un laxisme que vous pratiquez dans votre langue première et que vous refusez à celui qui apprend une langue étrangère.

- Comment cela ?

- Je cite Gremmo et Holec :

‘« … en 1964, Pollack et Picket 448 ont montré que 47 % des mots qui composent un discours suivi (conversation spontanée) sont inintelligibles lorsqu’ils sont isolés de leur contexte » 449 .’

Mais je vous en prie, laissons cela et demandons-nous plutôt quelles sont ces connaissances grâce auxquelles l’auditeur ou le lecteur anticipe la signification du message et dont l’identification est décisive pour aider l’élève à apprendre à comprendre.

- Le doublement des infinitifs est décidément récurrent chez vous.

- Vous prenez cela pour du snobisme quand ils disent la distance d’avec les usages de la langue cible et, par interaction, d’avec les usages de la langue première. Ils disent l’accès à la conscience d’apprendre du sujet.

- Ne vous fâchez pas. Revenons à vos hypothèses. J’imagine que les connaissances linguistiques sont essentielles pour que le lecteur ou l’auditeur puisse anticiper la signification du message.

- Essentielles, peut-être.

- Comment cela ? Sans connaissances linguistiques on ne peut pas comprendre.

- L’expérience montre que sur ce point vous avez tort mais le but du professeur de langues n’est pas de faire apprendre à comprendre en se dispensant de l’outil linguistique.

- A la bonne heure !

- Mais ce ne sont pas les connaissances linguistiques en général qui sont nécessaires mais les connaissances linguistiques sur le code utilisé par l’émetteur du message.

- Par exemple ?

- Un élève qui n’a pas été préparé aux différences phonologiques des variétés linguistiques que recouvre l’espagnol pourra être incapable de comprendre un message émis avec un fort accent andalou même si la syntaxe et le lexique sont connus de lui. De même un élève qui n’a pas été entraîné à entendre une syntaxe de l’oral sera incapable de donner du sens à une conversation courante entre deux camarades espagnols de son âge. Mais vous m’avez ramené à une conception étroite de la compréhension.

- Je maintiens que les connaissances linguistiques sont incontournables.

- Maintenez, maintenez, mais ajoutez-y, je cite Gremmo et Holec « des connaissances sociolinguistiques sur la situation de communication », telle modalisation, tel usage de telle personne verbale ne sont pas surprenants eu égard au rapport hiérarchique que j’ai avec celui qui me parle ; « des connaissances socio-psychologiques sur le producteur du message », le ton qu’il prend confirme bien qu’il entend jouer de ce rapport hiérarchique ; « des connaissances discursives sur le type de discours concerné », l’agencement de ses phrases correspond bien à une mise en garde ; « des connaissances référentielles sur la thématique invoquée », il est clairement en train de parler de cela ; « des connaissances culturelles sur la communauté à laquelle appartient le producteur du message », ce type de message n’a rien d’exceptionnel dans ce contexte culturel.

- Apprendre à comprendre reviendrait donc à acquérir ces connaissances, en plus des connaissances linguistiques.

- Et à savoir les repérer. Vous comprenez dès lors que les conséquences didactiques sont innombrables.

- Il faudrait donc selon vous, multiplier les situations de compréhension.

- Nul doute qu’en espagnol la part consacrée aux situations de compréhension est insuffisante mais les savoirs nécessaires à la compréhension orale ne se mettent pas en place nécessairement dans des situations de compréhension orale.

- Qu’est-ce à dire ?

- Qu’il y a d’autres choses à faire pour apprendre à comprendre que de comprendre, comme il y a d’autres choses à faire pour apprendre à parler que de parler.

- Prenons un exemple.

- Volontiers.

- Vous avez cité parmi les connaissances qui permettent de comprendre, « les connaissances culturelles sur la communauté à laquelle appartient le producteur du message ».

- Tout à fait.

- Je prends l’exemple banal d’un locuteur chilien qui s’entretient en décembre avec des élèves de troisième des coutumes de son pays attachées aux fêtes de Noël. Sans avoir appris à certains et rappelé à d’autres que Noël aura lieu au Chili au début de l’été austral, les élèves risquent fort de ne pas comprendre certains détails qui seront donnés par le locuteur chilien.

- Effectivement. Ici la référence nécessaire est une référence culturelle qui relève de l’enseignement secondaire et on sait bien que si beaucoup d’élèves de quatrième connaissent les notions d’hémisphère nord et d’hémisphère sud donc l’inversion des saisons, peu l’ont présent à l’esprit, disponible dirions-nous, dans une situation comme celle que vous évoquez, totalement étrangère, croient-ils, au cours de géographie. Je me souviens avoir étudié un texte dont l’anecdote se situait à Santiago de Chile le jour de Noël et je l’avais choisi pour mettre en place cette représentation.

- Il s’agissait d’un Espagnol émigré récemment au Chili dont les repères affectifs attachés à la fête de Noël étaient singulièrement bouleversés par l’ambiance estivale qui y régnait ce jour-là.

- On parle du même texte, je l’ai souvent utilisé moi aussi pour servir cet objectif culturel.

- Voilà où je voulais en venir. Souvenez-vous du déroulement de la séance : questions pleines d’implicite du professeur, réponses intriguées des élèves, certains subodorant quelque bizarrerie pour arriver à l’expression plus ou moins adroite par l’un d’eux de l’alternance inversée des saisons entre l’hémisphère nord et l’hémisphère sud.

- Il n’y rien là de très original.

- En effet, cela est conforme au cours canonique. On a fait de ce qui était une clef préalable de compréhension pour le lecteur hispanophone à qui est destiné ce texte romanesque une espèce d’énigme qu’on a entretenue…

- essentiellement pour entretenir la parole.

- Vous avez raison mais vous voyez bien qu’une telle stratégie est exactement inverse de celle que je suggère en m’appuyant sur les recherches dont nous avons parlé et qui vise à donner à l’élève toujours plus d’autonomie en compréhension.

- Comment faire alors pour préparer la rencontre entre les élèves et le locuteur chilien.

- Pour ce qui concerne les connaissances culturelles : mettre en oeuvre en français un remue-méninges sur le cône sud de l’Amérique.

- Pourquoi en français, si nous sommes en cours d’espagnol ?

- Pour aller au fait, pour donner les moyens aux élèves de convoquer des connaissances pour l’apprentissage de l’espagnol qu’ils ont encodées en français, pour mutualiser ces savoirs, pour pouvoir ensuite travailler véritablement la compréhension fine en espagnol puisque les élèves auront les moyens d’anticiper, de faire des hypothèses.

- En fait, je reconnais dans tout cela une tendance lourde de votre approche. Même la connaissance culturelle est pour vous utilitaire.

- Et pourquoi faudrait-il avoir l’utilitarisme honteux ? Que nos élèves s’approprient le maximum de données culturelles pour comprendre mieux l’autre, son agir social, pour agir sur lui efficacement et agir avec lui, je ne vois rien là de moralement condamnable. Mais nous reviendrons à cette dimension de l’enseignement - apprentissage de langue. Pour l’instant, effectivement je dirai que interagir avec l’autre dans sa langue requiert également un usage efficace de la culture qu’on a acquise.

- Nous avons envisagé une catégorie de connaissances, les culturelles, nécessaire à la compréhension d’un objet particulier. Vous procéderez de la sorte par exemple pour les connaissances discursives ?

- Evidemment. Imaginez que vous vouliez proposer en compréhension globale un extrait de film où les personnages s’invectivent, s’étonnent, se congratulent. Une bonne préparation serait une succession d’extraits très courts totalement dépourvus d’ambiguïté que vous auriez par exemple tirés de spots publicitaires que vous auriez demandé à vos élèves d’observer, de classer, de commenter.

- Cette activité me semble une activité réservée à des élèves hispanistes confirmés.

- Pas du tout. Cette activité peut parfaitement convenir à des élèves débutants.

- Mais vous n’y pensez pas, cette langue est bien trop complexe. Et, de plus, en parler en espagnol est une difficulté insurmontable pour des élèves de cet âge.

- Pourquoi faudrait-il le faire en espagnol ? Et puis la langue n’est jamais simple, elle combine toujours une multitude d’éléments différents mais les situations peuvent être simples. L’important est de les multiplier pour que l’élève petit à petit se constitue le répertoire le plus diversifié possible de toutes les connaissances que nous avons énumérées. Lisez ce qu’écrit F. Carton :

‘« Les rôles sociaux et par suite les tâches communicatives que chaque locuteur est amené à assumer en compréhension sont beaucoup plus nombreux et plus diversifiés que ceux qu’il doit pouvoir remplir en expression. S’il veut entretenir des relations satisfaisantes avec son milieu social, un individu doit être capable de reconnaître des actes de parole bien plus nombreux que ceux qu’il est capable de réaliser lui-même. » 450
Notes
436.

Esperet, E., Apprendre à produire du langage : construction des représentations et processus cognitifs.

437.

Anderson, J.R. The architecture of cognition.

438.

Carton, F. L’apprentissage différencié des quatre aptitudes, p. 64.

439.

Ibid.

440.

Foulin J.N. & al. Approche en temps réel de la production des connecteurs et de la ponctuation : vers un modèle procédural de la production écrite.

441.

Fayol, M. & Schneuwly, B. Les problèmes de la mise en texte.

442.

Op. cit.

443.

Cf. 8.2.4., partie 1.

444.

Gremmo, M.-J. & Holec, H. La compréhension orale, un processus et un comportement.

445.

Ibid.

446.

C’est nous qui élargissons le propos au lecteur, ce que les recherches postérieures du C.R.A.P.E.L. autorisent à faire comme le montre l’article de F. Carton cité plus haut.

447.

Op. cit. p. 32-33.

448.

Pollack I. & Picket J.-M. Intelligibility of excerpts from fluent speech : auditory vs structural context.

449.

Op. cit. p. 32.

450.

Op. cit. p. 67.