14. L’interlocuteur est au bord de la crise de nerfs…

L’interlocuteur est au bord de la crise de nerfs : l’ordonnancement de l’apprentissage de langue vivante lui échappe, la classe de langue elle-même semble se disloquer.

- Si vous pouviez cesser de multiplier les citations, je vous en saurais gré car outre qu’elles pourraient masquer le vide d’une pensée…

- Je ne prétends nullement réinventer le monde. Essayons simplement de prendre notre modeste part de la grande phrase humaine.

- C’est que cette citation ajoute à la sensation de vertige que j’éprouve depuis le début de notre conversation et qui ne fait que se confirmer. Disparu l’objectif linguistique, disparu l’objectif culturel, disparu le document catalyseur, je ne vois plus que émiettement des activités de classe et une ambition hors de portée de l’École : cette perspective d’efficacité sociale dans un milieu hispanique de la compétence de communication acquise en classe.

- La complexité du langage est une donnée que l’on ne peut nier lorsqu’on tente de faire apprendre, par tous, les usages d’une langue étrangère. Pour viser la plus grande efficacité on s’est interrogé, ce que les textes institutionnels de l’espagnol ignorent le plus souvent, sur les processus cognitifs qui sont à l’œuvre dans les différents usages du langage dans le but d’agir sur eux. Il en résulte, et ce sont les conclusions convergentes de multiples recherches développées essentiellement en Europe et en Amérique du Nord, que les processus de compréhension et les processus de production sont spécifiques, étant entendu en plus que chacun des processus se développera d’une façon différente selon qu’il s’agira d’écrit ou d’oral. Ces spécificités apparaissent sur le plan cognitif, sur le plan sociolinguistique et sur le plan linguistique. Les conséquences didactiques et pédagogiques sont évidentes : l’efficacité requiert une spécialisation des activités d’apprentissage et cette spécialisation permet de construire un rapport au langage au-delà de la langue étrangère.

- Saucissonnage.

- Je dirai déconstruction dans le but de travailler chacune des composantes pour qu’elles soient plus conscientes et plus performantes quand elles seront utilisées ensemble.

- Saucissonnage.

- Parlez-vous de saucissonnage quand un tennisman s’entraîne séparément sur le revers, la frappe, la rapidité, visionne la vidéo du dernier match de son adversaire etc. ? Ignorer la complexité c’est se priver d’un outil puissant pour faire accéder nombre d’élève à une plus grande maîtrise du langage, pas seulement en langue étrangère. Il y a là un enjeu éducatif de toute première grandeur qui fait de l’enseignement - apprentissage de langue étrangère un élément incontournable du système scolaire.

- Mais l’analyse collective de documents, le plus souvent d’objets culturels prestigieux, remplissait cette fonction.

- Non. Si la découverte des grandes œuvre du patrimoine hispanique a eu et peut avoir encore, nous y reviendrons je vous l’assure, un rôle éminent de formation, il n’a pas trait spécifiquement au domaine du langage auquel en revanche la langue est consubstantiellement liée. Mais votre seconde cause de vertige quelle était-elle ?

- L’illusion que vous entretenez que le travail de classe puisse permettre à l’élève d’être un énonciateur en langue étrangère, que notre but est de contribuer à en faire un acteur social par le langage quand les conditions (locaux, horaires, programmes, évaluation etc.) dans lesquelles sont assurés les enseignements de langue peuvent tout au plus constituer une initiation à une langue et à une culture. Nous ne leur apprenons pas l’espagnol, c’est un leurre, une tromperie.

- Nous n’avons effectivement pas le pouvoir de leur apprendre l’espagnol. Souvenez-vous, c’est l’apprenant qui se construit son langage et que c’est lui qui devra y intégrer la variété linguistique de l’espagnol.

-Ne jouez pas sur les mots.

- Je ne joue pas sur les mots. J’ai montré, dans la première partie de ce travail, le rôle exorbitant que le cours traditionnel donne à l’enseignant qui est amené en quelque sorte à se substituer à l’élève dans la tâche d’apprentissage. La part du scolaire est à redéfinir dans l’apprentissage de langue étrangère entendu comme une part de l’apprentissage de la maîtrise du langage. Et puisque les Instructions Officielles nous assignent cette tâche de faire accéder à la maîtrise de la langue étrangère dans la communication, on ne saurait se dérober.

- Mais vous savez bien que le temps de parole, par exemple, accordé à un élève sur l’ensemble de sa scolarité est ridicule.

- Je crois que les calculs les plus optimistes aboutissent à une quinzaine d’heures par élève sur une scolarité de sept ans 451 .

- Vous voyez : ridicule.

- Ça l’est en effet, mais ce qui est surprenant c’est que vous continuiez à prôner des pratiques de classe essentiellement fondées sur la prise de parole alors que, nous venons de le dire, dans l’hypothèse la plus haute, avec quinze heures de pratique sur sept ans elle ne garantit en aucun cas la maîtrise de la langue.

- C’est la raison pour laquelle je vous dis que nous ne faisons que de l’initiation.

- Mais le volume horaire global lui, en revanche, n’est pas négligeable et ferait rêver bien des professionnels chargés de faire acquérir des langues étrangères en dehors du cadre scolaire : il oscille entre cinq cents et sept cents heures en prenant en compte les réductions d’horaires récentes.

- A trente élèves par classe avec des horaires souvent difficiles.

- Certes mais reconnaissez au moins que les élèves auront passé sept cents heures en cours de langue vivante 1 et au moins cinq cents heures en cours de langue vivante 2.

- Reconnaissez à votre tour que l’on a fait traditionnellement en espagnol beaucoup d’efforts pour intéresser nos élèves.

- J’admets volontiers que nombre de professeurs, et je l’ai montré précédemment, s’évertuent à proposer des analyses commentaires intéressantes par leurs contenus, distrayantes par la stratégie adoptée et déclenchant une relative participation des élèves.

- Hé bien moi, voyez-vous, quand j’obtiens ce résultat, je considère que le cours est réussi.

- Je reprendrai volontiers une expression employée par M.-J. Gremmo et H. Holec : je ne vois pas de rapport étroit entre ces «jeux de société » 452  et l’apprentissage de la communication dont nous parlons. La pseudo communication qui s’y établit est réglée par des routines et des habitus scolaires fondés sur des représentations partagées par les partenaires du jeu mais uniquement par eux : professeur et élèves.

- La brutalité de vos propos m’exaspère d’autant plus que vos propositions alternatives, pour ce que j’en ai compris, débouchent sur des activités parcellaires, techniques, inintéressantes pour les élèves.

- Je vois que vous n’êtes pas en reste. Mais vous aurez beau dire, il n’y a décidément pas de pratique langagière possible en classe de langue, au sens où il n’y a pas d’engagement du sujet en langue étrangère dans une interaction. Il y a interaction langagière, évidemment, mais elle ne se joue pas en langue étrangère. Toutes les tentatives sont phagocytées par les conditions qui sont créées par le cours avec son attirail, son manuel, son tableau, ses sonneries, la disposition de la salle etc. avec chacun sa dose d’affordance.

- L’anglicisme est joli. Peut-être pourriez-vous l’expliciter.

- C’est un mot créé effectivement à partir de « afford ». Les ergonomes désignent de la sorte la capacité qu’ont les objets d’appeler des comportements. On parlera de l’affordance de la poignée de porte.

- Et quel rapport avec notre propos ?

- C’est qu’en cours de langue, au-delà de ce que nous avons dit de la dimension institutionnelle, les objets mêmes et les comportements qu’ils appellent démentent le caractère prétendument naturel des échanges. La classe de langue n’est pas la vie, il faut s’y résoudre et je vous demande : pourquoi l’école renoncerait-elle à sa spécificité pour tenter de singer une « naturalité fantasmatique » 453  ?

- Donc vous préconisez des exercices partiels d’entraînement à la compréhension de ceci, à l’expression de cela, tantôt à l’écrit, tantôt à l’oral.

- Et bien d’autres choses encore. Ne cherchez pas à disqualifier mes propositions par la caricature.

Notes
451.

Janitza, J. L’enseignement des langues vivantes étrangères : Une proposition d’utopie réaliste, p. 64.

452.

Op. cit. p. 30.

453.

L’expression est empruntée à De Pietro, J.-F., Et si, à l’école, on apprenait aussi ? Considérations didactiques sur les apports et les finalités des apprentissages langagiers guidés, p. 49.