17. Où le premier interlocuteur, exaspéré, exige (et obtient) des preuves tangibles…

Où le premier interlocuteur, exaspéré, exige (et obtient) des preuves tangibles de ce qu’avance notre auteur : l’expérience doit déborder la classe. De langue étrangère, la langue apprise pourrait, au moins épisodiquement, devenir langue seconde.

- Puis-je vous rappeler que vous êtes en train de rêver et que telle n’est pas la situation de l’enseignement - apprentissage de langues étrangères ?

- Et si on créait cette situation ?

- Vous délirez.

- Ah bien sûr, la situation que nous nous sommes complus à imaginer est hors de portée mais en revanche il est en notre pouvoir de créer des situations analogues en faisant sauter le carcan de la langue étrangère dans lequel est enfermé le plus souvent l’apprentissage de l’espagnol pour en faire au moins épisodiquement une langue seconde.

- Vous rêvez.

- Il est possible de faire accéder l’apprenant à un contexte exolingue différent du micro système qu’est la classe de langue, où l’espagnol puisse avoir statut de langue seconde et où donc l’individu n’ait pas à y affronter des enjeux scolaires mais des défis personnels.

- Peut-être pourrions-nous examiner une expérience de ce type.

- Je vous invite à regarder ce document :

Rectorat de l’académie de Nancy-Metz, Eurolangues, Nancy-Metz Magazine, n° 5, avril 2001, numéro spécial, p. 38.

- De quoi s’agit-il ?

- Il s’agit de la reproduction du texte qui figure sur le livret d’accueil des lycéens de seconde de ce lycée d’une petite ville de zone rurale de l’Est de la France auquel j’ai déjà fait allusion.

- Je me doutais bien que vous y reviendriez.

- La version actualisée pour l’année scolaire 2004 – 2005 est la suivante :

‘« Grâce à l'échange je peux :
- rencontrer quotidiennement, à la cantine, à l'internat, dans la cour, des élèves espagnols scolarisés pour l'année dans mon lycée. En 2004 – 2005 : XXXXXXXXX.
- accueillirXXXXXXX chez moi, le week-end, le mercredi et pendant les vacances.
- tutorer mes camarades espagnols pendant les heures d'étude.
- travailler en classe d'espagnol avec des supports papier, vidéo, audio, que l'on a élaborés pendant notre séjour en Espagne l'an dernier.
- utiliser les cours d'espagnol pour entrer en contact avec mes camarades valenciens via les TICE (chat spécial, vidéo etc.).
- prendre part à l'organisation des moments forts de l'échange: le séjour des 50 Espagnols, le séjour des 50 Français, les arrivées et les départs de ceux qui restent là toute l'année, les spectacles etc.
- séjourner une semaine à Valence sans préoccupations financières (séjour 2003 : 120 E grâce à l’aide de la Région). Séjour en Espagne 2004 – 2005 : octobre 2004.
- recevoir pendant une semaine, chez moi, mon correspondant espagnol.
- créer des liens qui se perpétueront au-delà de ma scolarité.
- vivre le cours comme une préparation à la communication avec mes amis espagnols, et à travers eux, avec tous les hispanophones.
- aller passer mon année de Première à Valence, hébergé dans une famille et scolarisé à Misericordia comme le font en 2004-2005, XXXXXXXXXXXX. » 460

- Il y est question d’un échange, mais on ne sait que peu de choses du partenaire espagnol.

- C’est un lycée public, Instituto de Enseñanza Secundaria [Lycée d’enseignement secondaire] d’une zone de résidence à très forte densité démographique de l’agglomération de Valencia en Espagne. Quartier essentiellement d’employés du tertiaire et d’ouvriers industriels soumis aux aléas du marché du travail, assez durement touché depuis quelques années par la précarisation.

- Le contraste entre les deux établissements partenaires et leurs environnements respectifs doit être saisissant.

- Pensez donc : la troisième ville d’Espagne au dynamisme économique, social et culturel échevelé face à une petite cité alanguie de 7000 habitants menacée par la désertification industrielle qui peine à conserver un artisanat d’art qui a fait sa réputation et qui tente de conserver un secteur de services important qui lui procure une part essentielle de ses emplois salariés.

- Si on ajoute à cela les données climatiques et plus généralement géographiques, on peut dire que pour les adolescents qui vont de l’une à l’autre, le dépaysement est assuré.

- Cet ailleurs a effectivement quelque chose d’exotique pour les Espagnols comme pour les Français mais les vrais écarts ne sont pas là.

- Où sont-ils alors ?

- Ce sont ceux qui affectent les individus dans leur rapport intime au monde et qui résultent d’une organisation sociale construite sur un macrosystème culturel propre.

- Auriez-vous quelque exemple qui me permette d’entrevoir ce que cachent les formules abstraites dont vous usez.

- Ils sont légion et vont de l’organisation de la journée de travail aux rapports hiérarchiques dans l’institution scolaire, des habitudes alimentaires aux comportements normés dans les assemblées publiques, du découpage des disciplines scolaires aux relations intergénérationnelles etc. Je vous donne un exemple précis qui confine à la caricature.

- S’il vous plaît.

- L’établissement français, qui est implanté comme nous l’avons dit en milieu rural, est au centre d’une vaste zone de recrutement qui s’étend si loin qu’il est doté d’un internat pour accueillir les élèves qui ne peuvent se déplacer quotidiennement de leur domicile au lycée. Les règles collectives qui y sont en vigueur ne sont ni moins ni plus rigoureuses qu’ailleurs mais elles produisent sur l’esprit d’un étranger au système un effet de loupe saisissant.

- Vous voulez dire qu’elles grossissent des traits caractéristiques de la culture pratique de la société française.

- C’est cela. Le cas des horaires des repas est souvent cité. Un adolescent espagnol sait quand il vient en France qu’il devra avancer l’heure de ses repas mais qu’elle n’est pas sa surprise lorsqu’il se rend compte que la cantine du lycée ouvre à 11H30, à peine l’heure à laquelle il consacre chez lui au rite de l’« almuerzo » [le casse-croûte de la mi-matinée] et que le repas du soir doit être expédié avant 19 H 30. Et je ne dis rien de l’heure du coucher en institution qui tourne au cauchemar.

- Mais vous parlez là de l’apprentissage de la culture pratique française par un Espagnol et non de l’apprentissage de la culture pratique espagnole par un Français.

- L’élève français vivra dans sa chair des expériences analogues quand il sera en Espagne mais je voudrais préciser que vous n’avez pas raison lorsque vous dites qu’il ne s’agit que de l’apprentissage par un Espagnol de la culture pratique française. Car, pour peu qu’on en organise l’exploitation, l’expérience vécue par l’Espagnol et qu’il sera amené à commenter avec les élèves français étudiant l’espagnol, jouant en quelque sorte les Usbek et Rica des Lettres Persanes, pourra servir les objectifs d’enseignement – apprentissage du professeur et des élèves français. Ce récit d’expérience est aussi une étape d’apprentissage de l’altérité pour les élèves français par la mise à distance de leur propre culture pratique sur son terrain même mais nous y reviendrons. Vous comprendrez que si j’ai brûlé les étapes au moment où vous me demandiez de présenter les établissements partenaires c’était pour faire apparaître que du point de vue didactique et pédagogique la dissemblance – et la ressemblance – des milieux mis en contact sera exploitée à travers les comportements socioculturels qu’ils engendrent.

- Combien de temps durent les séjours des uns chez les autres ?

- Une huitaine de jours.

- On a peine à imaginer que les échanges puissent avoir cette teneur dans un temps aussi court et de toute façon, ils ne peuvent concerner l’ensemble des élèves étudiant l’espagnol.

- C’est précisément ce qui en fait l’originalité, l’effectif des élèves hispanistes oscille entre 280 et 320 depuis une dizaine d’années…

- Et vous n’allez pas me dire qu’ils sont tous impliqués dans l’échange.

- A des degrés divers si.

- Mais enfin on ne déplace pas 300 élèves en Espagne.

- Il ne s’agit pas de cela. Pour ce qui concerne les déplacements et les séjours des Français en Espagne et des Espagnols en France, il y a effectivement des contraintes d’effectif et les groupes sont en général de 50 élèves. On estime, à ce jour, en 2005, à plus d’un millier le nombre d’élèves Français et Espagnols qui ont séjourné – pour certains plusieurs fois – dans le pays partenaire depuis les premiers contacts entre les deux établissements en 1989.

- Ces chiffres ne sont pas négligeables mais on est loin d’avoir offert, comme vous le prétendiez, cette possibilité à tous le monde.

- Tous les élèves ne séjournent pas en Espagne mais tous peuvent participer à l’échange.

- C’est une supercherie.

- Pas du tout. L’échange qu’organise cet établissement ne se réduit pas aux deux séjours. Ils ne sont que les deux temps forts d’un partenariat qui dure l’année scolaire entière, voire au-delà puisque des liens interpersonnels se tissent qui débordent le champ du scolaire.

- J’ai hâte de voir en quoi consiste cet échange dans le quotidien et quel rapport il entretient avec l’apprentissage mais je n’ai toujours pas compris comment et sur quels critères, de plus de 250 élèves on en isole 50 qui séjournent en Espagne.

- Il y a, bien évidemment, plus de candidats au séjour dans les familles des correspondants qu’il n’y a de places et nombre d’élèves, surtout des Français, ont dû renoncer à leur projet.

- J’imagine que cela concerne surtout les Français parce que l’enseignement de notre langue est très minoritaire en Espagne ?

- En effet, vous connaissez l’asymétrie des politiques nationales en matière d’enseignement des langues étrangères. Si la seconde langue vivante commence à se généraliser en Espagne, c’est un phénomène nouveau et de plus, la Région Autonome de Valence ayant deux langues officielles, le castillan et le valencien, et le choix de la première langue vivante se portant quasi systématiquement sur l’anglais, l’enseignement du français s’en trouvait fort limité. Des réformes récentes, et localement, l’existence même de l’échange, ont contribué à améliorer la situation.

- Vous ne m’avez pas dit les critères que les enseignants utilisent pour exclure de l’échange les élèves en surnombre.

- Je vous répète qu’ils ne sont en aucun cas exclus de l’échange et cela, bien qu’ils ne participent pas au séjour en Espagne. Deuxièmement, les enseignants s’efforcent de confier aux élèves eux-mêmes la responsabilité du fonctionnement de l’échange. C’est la raison pour laquelle les critères ne sont pas définis d’avance mais négociés avec les élèves. Certaines années ont été pris en compte des critères comme l’assiduité aux séances de préparation, la possibilité d’accueillir ou non à leur tour dans leur famille la personne qui les recevait en Espagne etc.

- Le critère des résultats scolaires ou du comportement n’a jamais été retenu ?

- Les enseignants en ont toujours fait un préalable à la négociation, estimant que si cet échange vise à améliorer l’apprentissage de l’espagnol et l’intégration sociale, on ne saurait en exclure par principe ceux qui en ont le plus besoin.

- Autre chose m’intrigue. Vous venez de dire qu’il y avait souvent plus de candidats que de places mais vous avez affirmé également que certains y allaient plusieurs fois. D’ailleurs si tel n’était pas le cas votre estimation selon laquelle un millier d’élèves auraient séjourné dans la communauté partenaire serait incompréhensible puisque vous avancez un chiffre de 100 élèves annuels, 50 Espagnols, 50 Français.

- Vous avez parfaitement raison. En effet de nombreux élèves demandent à séjourner plusieurs fois en Espagne et ils sont même prioritaires d’un commun accord avec l’ensemble du groupe.

- Je ne comprends plus. Comment des élèves candidats acceptent-ils de laisser leur place à des élèves qui ont déjà séjourné en Espagne ?

- Il y a à cela une raison extérieure à l’établissement qui s’est imposée il y a quelques années quand les partenaires espagnols, ne trouvant pas de familles d’accueil en nombre suffisant, ont mis leurs partenaires français en demeure d’accepter le choix des familles qui exigeaient, pour compter parmi les familles d’accueil, de retrouver le correspondant de leur enfant qu’ils avaient accueilli l’année précédente. Mais en réalité cette exigence s’est révélée extrêmement bénéfique.

- Sauf pour les candidats malheureux.

- D’abord je vous rappelle que les séjours ne sont pas tout et que donc le candidat malheureux comme vous dites a bien d’autres occasions de profiter de l’échange. D’autre part lors du choix des critères, il a toujours été convenu qu’un élève candidat qui n’a pas été retenu est prioritaire l’année suivante.

- Vous disiez que cette exigence s’est révélée bénéfique ?

- Oui au point même que ces dernières années l’élève candidat qui peut arguer du fait qu’il dispose déjà d’une famille d’accueil devient ipso facto prioritaire.

- Je n’ai toujours pas compris ce qui motive ces décisions à mes yeux contraires à la logique et à la plus élémentaire justice.

- J’y arrive. Vous aurez noté que nous ne sommes plus en train de parler d’exclusion mais de liste des élèves prioritaires.

-Je l’ai noté en effet.

- Or l’essentiel du débat qui anime le groupe de tous les élèves hispanistes intéressés par l’échange porte sur le sens même de l’entreprise. Est-ce qu’elle mérite d’être menée pour offrir au maximum d’élèves la possibilité de séjourner en Espagne…

- Je vois poindre une alternative à cette première assertion et pourtant cela me paraît clair que c’est la seule qui vaille et qu’il n’est pas utile d’aller plus avant.

- Vous avez tort. Elèves et professeurs ont construit là une structure humaine qui permet à tout élève d’espagnol d’entrer en contact avec cet ailleurs dont nous parlions, qu’il séjourne ou non en Espagne, il convient donc de retenir comme critères premiers : son bon fonctionnement et sa pérennisation.

- Je ne vois pas en quoi le renouvellement des élèves met en cause son fonctionnement et sa pérennisation.

- Pour la simple raison qu’alors seuls les professeurs, et encore faut-il qu’ils ne soient pas eux-mêmes nouveaux dans l’établissement, assurent la permanence et le contrôle des activités et des comportements et assument la responsabilité du suivi. Chaque année scolaire devrait commencer par un lent travail de conscientisation dans un rapport enseignant – enseignés. Or ce travail de transmission est assuré par un sous-groupe qui équivaut environ à un tiers de l’effectif et qui devient pour une année scolaire le noyau dur de la structure. Il en est qui jouent ce rôle deux années consécutives. Souvenez-vous également que le rythme de renouvellement des générations est très rapide en lycée. La plupart des élèves n’y passent que trois ans.

- Vous parlez de noyau dur, de fonctionnement, de comportement, mais je ne perçois pas à quoi ce noyau dur s’emploie.

- L’image du noyau dur me paraît bien adaptée car l’organisation et la mise en œuvre sur l’ensemble de l’année scolaire des activités liées à l’échange sont pensées comme une série de cercles concentriques : autour de ce noyau dur gravitent ceux qui par exemple sont très investis dans l’entreprise mais sont néophytes, puis, au-delà, ceux qui sont moins disponibles mais cependant très motivés et on va ainsi jusqu’à ceux qui n’ont ni le goût, ni la disponibilité pour y prendre part mais qui malgré tout en reçoivent les retombées. Précisons que cette configuration a pour vocation d’attirer le maximum d’individus vers son centre et que tous les élèves hispanistes de l’établissement sont concernés.

- Comment peuvent-ils être tous concernés si certains d’entre eux ne participent nullement aux activités de l’échange ?

- Parce que la structure humaine mise en place et les activités qu’elle déploie concernent aussi le travail de la classe mais nous y reviendrons.

- Par ailleurs pour que se constitue ce noyau dur et autour de lui les cercles dont vous parlez, il faut disposer d’un espace et surtout d’un temps commun. Or vous avez dit que tous les élèves hispanistes étaient invités à prendre part à l’échange, au moins dans le cadre des activités de préparation.

- C’est exact.

- Je vois là une impossibilité administrative insurmontable, les élèves étant issus de classes et de sections différentes, comment ménager des espaces temps communs ?

- Le projet d’établissement stipule que, pour rendre possibles et efficaces les activités socioéducatives, une plage d’une heure commune à tous les usagers de l’établissement est inscrite à l’emploi du temps de l’année.

- Vous avez beaucoup insisté sur le fait que vous apportiez un cas qui permettait de passer de la langue étrangère à la langue seconde. J’avoue que je ne vois rien venir qui aille dans ce sens. J’imagine que les activités qui se déploient dans le cadre de cette heure banalisée sont des activités préparatoires aux séjours.

- Effectivement, dès la première réunion de l’année, des équipes se forment à partir des objectifs définis avec les professeurs et en liaison avec l’établissement partenaire. Les responsables des équipes sont les personnes qui appartiennent à ce que l’on a appelé le noyau dur. Une fois constituées, les équipes se trouvent un mode de fonctionnement propre et le rendez-vous hebdomadaire permet de faire le point sur l’état d’avancement des travaux, sur les difficultés rencontrées, sur les besoins en fournitures etc. Je vous propose un exemple d’atelier qui est réédité chaque année.

Objectif : création d’une cassette audio et CD des chansons qui seront diffusées et chantées pendant les séjours de cette année avec livret d’accompagnement.
Les chansons seront en proportions équivalentes françaises et espagnoles, ce qui n’exclut pas qu’il puisse y avoir 2 ou 3 chansons dans une autre langue. L’une des chansons en français sera proposée comme « hymne » de l’échange de cette année. Les critères de choix (à discuter) pourront être : la qualité musicale, la puissance évocatrice du texte, la faisabilité de l’interprétation collective, les difficultés phonétiques qu’elle peut présenter à des interprètes hispanophones etc.
Utilisez les compétences autour de vous, sollicitez vos amis espagnols, proposez vos chansons espagnoles à votre professeur pour l’exploitation en classe.

- Chacun a vécu dans son enfance et son adolescence ces sorties collectives où on chante les chansons en vogue dans sa génération et où la spontanéité me semble un ressort essentiel. Pourquoi vouloir organiser cet aspect somme toute trivial et de toute façon spontané chez les jeunes ?

- La chanson, et d’une façon plus générale la musique, est un mode d’expression essentiel chez les adolescents, d’abord, comme vous le soulignez, parce qu’elle participe d’une revendication identitaire générationnelle avec ses variantes, ses minorités, ses avant-gardes mais la langue y joue un rôle essentiel.

- Beaucoup des chansons de la génération de nos élèves ne sont ni en espagnol ni en français mais en anglais.

- Voilà qui peut ajouter un élément de cohésion au groupe. C’est la raison pour laquelle la cassette comporte le plus souvent quelques chansons dans d’autres langues que l’espagnol ou le français.

- Mais cet échange est un échange franco-espagnol.

- C’est un échange de jeunes scolarisés en France et de jeunes scolarisés en Espagne qui ont une histoire personnelle et qui sont là pour acquérir des savoir et des savoir-faire langagiers, donc sociaux qui les ouvrent à l’altérité. Or cette découverte de l’autre n’a pas à se limiter à ce qui distingue, elle est aussi prise de conscience de ce qui réunit. Mais je disais que dans le répertoire de chansons de nos élèves la langue jouait un rôle essentiel.

- Toutes les chansons ne sont pas d’égale valeur, notamment du point de vue de la langue.

- Votre obsession de la norme formelle !

- Mais si vous acceptez de prendre en charge, dans une certaine mesure, dans le cadre scolaire, cet aspect, il est important que la langue qu’ils vont chanter soit conforme aux normes linguistiques.

- Je ne me laisserai pas entraîné à nouveau vers un débat théorique sur la constitution par l’individu de son propre langage, sur la notion d’interlangue, sur la recherche des régularités dans la langue qu’on apprend.

- Vous n’allez pas prétendre que tout cela est en jeu dans le fait, pour un francophone, de chanter une chanson à la mode en Espagne.

- Mais je le revendique. Lorsqu’un individu tente de s’astreindre à prononcer des phonèmes qui lui sont étrangers au rythme normal de la chanson de l’autre, quand il parvient à lui donner du sens, son sens à lui, quand de surcroît il le fait avec les allophones, il prend pied dans l’ailleurs, il est en langue seconde. Vous comprenez dès lors le soin qui est apporté à cet aspect de l’échange ?

- Encore une fois, cela se produirait sans qu’un groupe soit chargé de canaliser cela.

- Il se produirait certainement pour quelques individus, le défi à relever c’est que cela se produise chez tous, et si possible même ceux qui n’iront pas en Espagne. Le travail du groupe optimise les conditions : le fait que ce travail soit celui de pairs (les auteurs sont cités) conduit le groupe à le prendre en considération. Le produit papier a été soigné, il accompagnera chacun tout au long du séjour, on pourra tout à loisir y revenir seul ou en groupes. De plus, le document porte le nom de son propriétaire, ce qui contribue à le responsabiliser. Quant à la cassette, elle sera copiable pour tous ceux qui souhaiteront en avoir un exemplaire personnel.

- L’un des critères proposés pour le choix de la chanson dite « hymne », est celui des difficultés phonétiques qu’elle présente. Pourquoi faudrait-il proposer aux élèves espagnols des chansons sans difficultés phonétiques ? Il me semble qu’au contraire l’occasion est bonne de proposer des choses un peu difficiles.

- S’il est suggéré de prendre en compte ce critère, ce n’est certainement pas pour évincer les textes dont l’oralisation présenterait des difficultés pour un hispanophone. Bien au contraire. Mais l’essentiel n’est pas là.

- Où se cache-t-il donc ? Quelque processus cognitif m’aurait-il échappé ?

- Vous ne croyez pas si bien dire. Je prends l’exemple qui a été retenu il y a quelques années d’une chanson qui, à la faveur d’un retour en force des « tubes des sixties » s’était de nouveau imposée dans l’actualité du disque. Le refrain dit :

‘« Dans la vie, il y a qu'des cactus
Moi je me pique de le savoir
Aïe aïe aïe, ouille, aïe aïe aïe » 461

- Vaste programme !

- Gardez votre ironie. La légèreté du propos de celle-ci aura été compensée par la profondeur d’une autre. Outre qu’elle était de nature, par son rythme, son orchestration, à créer un effet collectif, elle a été retenue par les élèves quand, invités par leurs professeurs à examiner les phonèmes des refrains, ils se sont rendu compte que le premier vers de ce refrain qui vous fait sourire ne comportait rien moins que quatre phonèmes inexistants en espagnol. Plus précisément, il renferme deux phonèmes spécifiques du français : la voyelle antérieure fermée:/y/ de « cactus » et la nasale /ã/ de « dans » puis deux phonèmes voisins de deux phonèmes espagnols mais leur proximité en complique la discrimination en réception comme en production ; il s’agit d’une part, de la labiodentale /v/ de « vie » dont la correspondante espagnole est la bilabiale /b/ que l’on trouve dans « vida » et d’autre part de la sifflante alvéolaire dentale /s/ de « cactus » et la chuintante plus palatale de l’espagnol « su ».

- Processus cognitif ?

- J’y arrive. Pour arriver à la sélection de cette chanson, les apprenants ont dû l’examiner, l’oraliser en y appliquant le système phonétique de l’espagnol. Ils ont pu aboutir à une phrase qui disait : « danne la bi ya qué dé cactouch». Ce faisant, ils ne se contentent pas de tendre des pièges à leurs camarades, ils sont en train de s’approprier le système phonétique de l’autre dans un exercice de distanciation d’avec leur propre système.

- Il ne me semble pas que ces aspects soient décisifs au point d’y consacrer tant d’énergie.

- D’abord, les élèves se livrent volontiers à ce genre d’exercices et ensuite, ne négligez pas la dimension psycho-affective de cet aspect de la communication que j’ai évoqué précédemment. En prononçant la langue étrangère, je me construis un nouveau profil sonore, j’engage une part de mon identité...

- J’aimerais que vous apportiez encore une précision à propos de cet « atelier chansons ». La fiche distribuée aux élèves précise : « proposez vos chansons en espagnol à votre professeur pour une exploitation en classe. »Nous avons déjà évoqué la médiocre qualité de la chanson française que vous avez citée, j’imagine que les chansons en espagnol peuvent être du même acabit, mais je n’y reviens pas. En revanche si elles sont de qualité, c’est une bonne idée en effet de prendre en considération le choix des élèves et d’utiliser la chanson qu’ils proposent comme support de cours.

- Attention, proposer une chanson pour une exploitation en classe ne signifie nullement organiser une analyse - commentaire en espagnol de la dite chanson.

- Je m’en doutais, mais quelle autre utilisation peut-on en faire en classe ?

- Seul le professeur concerné dans la classe concernée peut répondre à une telle question.

- Vous prenez la tangente.

- Non, il est le seul à savoir si ses élèves ont besoin par exemple d’un entraînement plus ciblé de production pour réaliser tel ou tel phonème présent dans la chanson. Il est le seul à avoir les moyens de diagnostiquer si les connaissances lexicales de ses élèves ont besoin d’être étoffées dans le domaine évoqué par la chanson. Il est le seul à savoir si la chanson peut être utilisée pour un exercice de compréhension orale. Il a peut-être aussi les ressources musicales et vocales nécessaires pour aider ses élèves à en faire une bonne interprétation et décider de consacrer une demi-heure à les aider à la chanter. L’important c’est que le cours se mette au service du succès de cette partie de l’échange et que ceux qui ne sont pas directement concernés soient happés par un apprentissage qui ne se réduise pas à un pur exercice scolaire, qu’il donne accès, même confusément, à un ailleurs.

Notes
460.

Lycée Jean-Baptiste Vuillaume, Mirecourt. Livret d’accueil, sept. 2004.

461.

Dutronc, J. Les cactus.