19. Où il est question d’aider à apprendre…

Où il est question d’aider à apprendre dans une tension entre un projet et une réalisation. La classe de langue comme atelier de déconstruction, reconstruction.

- Si vous avez l’impression que je complique les données du problème c’est qu’en fait je suis en train de déplier le problème. Son professeur devra bien procéder de la sorte si il souhaite que l’élève identifie clairement ce qu’il doit prioritairement travailler.

- Vous voulez dire que cet enregistrement va être repris.

- Bien sûr, sans retour sur la production, l’exercice n’a pas beaucoup d’intérêt. Dans un premier temps, le professeur a fait faire une production écrite à ses élèves pour les aider à identifier les savoirs et savoir-faire dont ils avaient besoin pour atteindre l’objectif. A la suite de cette évaluation diagnostique il a organisé une phase d’apprentissage systématique, puis arrive cette phase qu’on pourrait qualifier de communicative où on s’est placé dans des conditions aussi proches possibles de la situation visée.

- J’admets que le dispositif avec son téléphone, l’interlocuteur hors du champ des élèves, est de nature à transposer l’élève dans la situation visée.

- Et, je vous le rappelle, cette situation va être vécue pour certains dans les heures qui viennent. On utilise donc ensemble les savoir et savoir-faire qui ont fait l’objet d’apprentissages systématiques.

- Eh bien, je vous dirai deux choses : premièrement, je continue à considérer que ce n’est pas concluant pour l’élève concerné et d’autre part, cette phase communicative aura exclu les autres.

- J’ai pris soin de vous faire remarquer que la conversation téléphonique dont vous avez le script a duré en tout et pour tout 2’ 30’’. Si le cours dure 60’, il y a arithmétiquement un temps suffisant pour que bien d’autres élèves s’y essaient à leur tour. Mais oserai-je vous dire que vous voilà revenu à votre illusion que l’on n’apprend que si l’on parle.

- Parce que vous allez prétendre que les autres apprennent pendant que leur camarade est en train de s’entretenir au téléphone avec son professeur ?

- Si tel n’est pas le cas, ce n’est pas un cours collectif de langue.

- C’est ce que je dis.

- N’avez-vous pas entendu les chuchotements, avez-vous oublié que certains d’entre eux vont devoir téléphoner, souvenez-vous que les autres vont devoir passer.

- Donc ils sont contraints par la pression.

- Délibérément consentie. Il y a un enjeu extérieur fort mais c’est au professeur de préserver raisonnablement la classe du danger extérieur pour y permettre un apprentissage à la fois finalisé et serein. Et puis vous prétendiez que tout cela n’était pas concluant pour l’élève concerné. Non seulement cela va l’être pour lui, mais ce sera riche d’enseignement pour les autres quand ils vont ensemble analyser la bande son et le script, quand on va en faire une évaluation collective qui permettra ainsi de confronter ses savoirs et savoir-faire à ceux qui apparaissent dans le script.

- Surtout à ceux qui manquent.

- A ceux qui manquent effectivement mais il convient de faire le point de ce que sait déjà faire dans la situation donnée l’élève concerné.

- Je suis impatient de voir ce que vous allez mettre dans cette rubrique.

- D’abord je dirai que le taux de réussite des actions de production est plus élevé que celui des actions de réception.

- Vous voilà revenu à considérer davantage les effets que la correction de la langue employée et je ne vois pas bien ce qui est satisfaisant en matière de production.

- On vise ici les usages de la langue à des fins de communication. D’abord l’enregistrement révèle que les savoir-faire en matière de prosodie et de phonétique sont quasiment automatisés.

- Il est vrai qu’on ne note aucune hésitation sur les phonèmes spécifiques de l’espagnol, notamment la vibrante /r/ même si elle ne discrimine pas clairement /r/ et /ř/.

- Vous voilà devenu bien pointilleux dans un domaine traditionnellement laissé en jachère. Il est indéniable que cet élève n’a plus à concentrer son attention pour obtenir de son appareil phonatoire les sons de l’espagnol, ce qui va lui permettre de consacrer ses capacités cognitives à d’autres aspects.

- Ce ne sera pas un luxe.

- Une autre habitude langagière me semble en train de se construire : celle qui consiste à reprendre ce que dit le natif pour l’intégrer dans son propre texte. On l’observe par exemple en 23, en 24, en 25, en 26 :

- L’élève ne reprend que peu de chose : « a las once de la noche » et « francesa ».

- Même si la reprise est modeste, il y a là une disposition qui a été construite et qui consiste à s’approprier ce que dit l’autre. On dirait même que chaque fois qu’elle donne un sens clair à ce que lui dit son interlocuteur, elle reprend des éléments produits par lui, quand elle ne le fait pas, c’est peut-être que le degré de compréhension est insuffisant. D’ailleurs, dans le même ordre d’idées, regardez comment elle essaie des formes qui lui sont connues quitte à en user à contretemps

- Par exemple ?

- Le « sí, claro » de 40.

- Qui est parfaitement inapproprié.

- Tout à fait mais il est évident que cette façon d’acquiescer est lexicalisée et que l’élève essaie de l’utiliser. Si elle est inappropriée, c’est qu’il y a eu incompréhension, ce n’est en aucun cas dû à un contresens sur l’expression elle-même mais nous y reviendrons. Autre stratégie qui semble pouvoir se mettre en place c’est celle qui consiste à solliciter l’aide du natif pour faciliter la compréhension.

- Vous voulez parler de 20 : « menos rápido por favor ». Un peu brutal non?

- Oui, bien sûr, mais à partir de cette première manifestation de la conscience qu’a l’élève qu’il peut intervenir sur l’alloglotte pour obtenir une aide, il va falloir lui proposer des tâches qui lui permettront de diversifier l’expression de cette demande et surtout qu’il sache analyser la situation pour convoquer la formule adéquate.

- Vous avouerez tout de même que cet élève sait faire assez peu de choses et je crois que vous donnez une importance démesurée à ces quelques réalisations.

- Quant à vous, vous sous-estimez la difficulté de la situation dans laquelle se trouve l’élève et la complexité des activités mentales qu’il faut mener de front. Les quelques éléments que j’ai isolés sont des points d’appui qui vont lui permettre de progresser si on lui donne les moyens d’en prendre conscience. Cela dit une évaluation sérieuse de la prestation conduira aussi à lister les savoirs et les savoir-faire qui ont manqué en production et en réception et qui ont provoqué les échecs partiels de l’interaction.

- Voilà qu’à nouveau vous établissez une distinction rigoureuse entre la compréhension et l’expression.

- Mais vous ne voyez pas qu’ici le déficit est d’abord un déficit de compréhension. Que notre élève manque de repères dans la chaîne parlée pour faire des hypothèses sérieuses sur le sens.

- Il est net que si elle avait de plus sérieuses connaissances de morphologie verbale, elle comprendrait mieux.

- Connaissances ou savoir-faire ? Prenez le cas de l’échec de 47 – 48 :

Que es un placer recibirte eres encantadora
(Je te dis que c’est un plaisir de te recevoir, tu es charmante)
Sí yo también (Oui, moi aussi)

De toute évidence l’élève n’a pas compris que son interlocuteur la désignait : « recibirte » [te recevoir] « eres » [tu es] mais pourquoi n’a-t-elle pas compris ?

- Parce qu’elle ignore ce que signifie « recibirte » et « eres ».

- Vous allez un peu vite en besogne. C’est une hypothèse mais avouez qu’elle n’est pas la plus probable.

- Il est fort possible qu’elle ignore le sens de « recibir ».

- En effet mais cela ne doit pas l’empêcher de comprendre que c’est elle que l’on désigne. Souvenez-vous de ce que nous avons dit de la compréhension « du sens à la forme ».

- Elle ne peut tout de même pas ignorer que « te » est un pronom de la deuxième personne et que « eres » est la deuxième personne du verbe « ser » ?

- Assez improbable en effet.

- Alors ?

- Alors il ne reste qu’une hypothèse : elle ne sait pas reconnaître ou même peut-être rechercher ces indices-là dans la chaîne parlée.

- Et vous allez proposer quelques exercices systématiques de compréhension pour lui apprendre à chercher le plus rapidement possible ces indices-là.

- On ne peut plus rien vous cacher !

- Vous interprèteriez de la même façon l’échec de 9, 10, 11, 12 ?:

Bueno, qué, quieres llamarla↑, es que, es queee no entiendo, quieres que se ponga ella o qué↑ (Attends, quoi, tu veux l’appeler, je comprends pas, tu veux qu’elle vienne au téléphone elle ou quoi?)
Soy la correspondiente de Ana yyy podría llamarle ↑ por favor (les autres chuchotent) llamarla por favor (Je suis la correspondante de Ana, et est-ce que vous pouriez [lui] appeler s’il vous plaît l’appeler s’il vous plaît)
Sí, quieres que se ponga ↑ (Ah oui, tu veux qu’elle vienne au téléphone)
Ø (chuchotements)

- Ici la situation est beaucoup plus complexe, si cette hypothèse n’est pas à rejeter, il en est d’autres tout aussi fondées. Il semble que si l’élève ne parvient pas à comprendre que son interlocuteur est en fait en train de lui proposer ce qu’elle lui demande, c’est qu’elle n’écoute pas ce qu’il lui dit parce qu’elle a préparé mentalement (les élèves ne sont pas autorisés à avoir la moindre trace écrite devant eux) un acte langagier qui doit produire un effet précis : l’arrivée de la correspondante au bout du fil.

- De toute évidence elle ne comprend pas l’expression « ponerse » qui est du langage courant mais à usage domestique.

- Vous avez raison mais elle ne sait pas pallier cette ignorance en donnant du sens à l’emploi de la troisième personne du singulier du subjonctif. Si elle l’avait identifiée comme telle, elle aurait pu faire l’hypothèse que le père (fictif) était en train de parler d’une tierce personne et que cette tierce personne était certainement sa fille. Voulez-vous une preuve supplémentaire que ce qui manque le plus à cette élève à cet instant ce sont des entraînements de compréhension qui lui permettent de prélever des indices pour faire du sens.

- Dites.

- Regardez l’échec en 33, 34.

Entonces no puedes llamar a las once verdad↑ (Donc tu ne peux pas appeler à onze heures hein)
Sí y una otra vez a qué hora↑ (Oui et une autre fois [maladroit] à quelle heure)

Ici, il semble bien qu’elle ait compris que son interlocuteur lui disait qu’elle ne pouvait pas appeler à onze heures mais cette fois l’erreur d’interprétation porte sur la courbe mélodique.

- Il est net en effet que le père (fictif) attend que l’élève lui confirme qu’effectivement, il ne sera pas possible qu’elle téléphone à onze heures. L’élève ne comprend pas qu’il s’agit d’une question, elle ne l’a pas repéré dans la courbe mélodique.

- Il semble pourtant que cela soit élémentaire.

- Quelles occasions a-t-elle eu, dans ses apprentissages de langue, de s’entraîner à des savoir-faire de ce genre ? Et cependant vous mesurez combien la communication en est affectée quand ils font défaut. Et ne disposant pas de ces repères-là, l’élève essaiera de « comprendre tous les mots » et ce sera mission impossible. Sans un apprentissage intensif de la compréhension, cette élève n’accédera pas à l’autonomie langagière.

- Mais il en va de même de la production. Regardez en 34.

Sí y una otra vez a qué hora↑ (Oui et une autre fois [maladroit] à quelle heure)

- Pourquoi signalez-vous ce passage ?

- On voit à l’évidence que les formes verbales ne sont pas disponibles et donc l’expression devient très allusive.

- Elles ne sont pas spontanément disponibles, vous avez raison et la formulation est maladroite, mais dans l’économie de l’échange, l’intervention ne manque pas d’efficacité.

- Vous êtes d’une indulgence !

- Il ne s’agit pas de cela mais de constater que malgré la pression de l’instant (je vous rappelle qu’elle est au téléphone et que quatorze camarades l’entourent) elle sait privilégier les éléments sémantiques essentiels.

- Vous ne considérez donc pas qu’il faille remédier à cette incorrection de langue ?

- Certainement, certainement, mais ne placez pas cette question sur le terrain de la correction formelle.

- Et pourquoi donc ?

- Parce qu’il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de développer des compétences d’oral pas d’écrit. Donnez du temps et un crayon à cette élève et elle vous écrira : « llamaré otro día, ¿a qué hora puedo llamar ? » [J’appellerai un autre jour, à quelle heure puis-je appeler ?]

- Ah non, je veux qu’elle sache dire « ¿A qué hora quiere usted que llame ? » [A quelle heure voulez-vous que j’appelle]

- Elle saura le dire ou elle apprendra à le dire quand elle ressentira le besoin de le dire. Aidez-la à se construire progressivement ces outils qui lui donneront une prise sur les situations en lui proposant des situations. Lors de l’analyse du script, certains élèves, sensibles aux aspects pragmatiques de l’interaction, ont demandé si la formule utilisée n’était pas un peu brutale. C’est cette réflexion métalangagière qui va conduire à rendre disponibles des modalisations que les élèves connaissent peut être déjà formellement. Mais, dans le cas où elles leur seraient encore inconnues, leur apprentissage en sera d’autant plus aisé qu’ils en entreverront l’usage. La préoccupation de certains, qui pourrait se résumer ainsi : « si j’allais passer pour un grossier personnage auprès de gens qui acceptent de me recevoir chez eux huit jours », pourra amener l’ensemble du groupe à comprendre les enjeux de cet apprentissage-là.