20. Où l’auteur s’amuse de voir son interlocuteur…

Où l’auteur s’amuse de voir son interlocuteur chercher fiévreusement les murs de la classe de langue et se demander si leur abolition ne signe pas définitivement l’arrêt de mort de la culture et le triomphe de la langue utilitaire.

- Vous voilà enfin revenu à votre propos de départ !

- C'est-à-dire ?

- Je vous rappelle que nous étions en train d’examiner les modalités d’échange entre les deux lycées français et espagnol et que de proche en proche nous avons débouché sur une séquence de cours.

- Vous n’avez cessé de me presser de vous proposer des modalités de cours conformes à l’apprentissage par compétences. Vous vous disiez effrayé par l’atomisation des apprentissages.

- Je le suis en effet mais il ne s’agit pas de cela ici.

- Détrompez-vous, à aucun moment je n’ai oublié votre requête. Lorsque je vous proposais d’observer les activités d’ateliers, puis de cours motivées par l’échange que les deux établissements mènent, je vous montrais qu’il était possible de fédérer tous ces apprentissages qui vous paraissent morcelés.

- Je ne perçois plus la ligne de démarcation entre l’échange et le cours de langue.

- Et pour cause ! Les acteurs du projet s’emploient à la rendre diffuse. Il font en sorte que l’agir social hors espace scolaire devienne le point de mire de tous les élèves. C’est la pratique sociale de communication en milieu hispanique et donc hors espace scolaire qui impose sa cohérence à l’apprentissage.

- Mais encore une fois, tous les élèves ne sont pas égaux dans ce rapport à l’ailleurs.

- Vous avez raison. Peut-être faut-il le déplorer mais l’institution ne prévoit pas présentement la possibilité d’offrir à chacun un séjour dans le pays dont il apprend la langue et des contacts réguliers avec ses ressortissants. Les professeurs que nous avons observés s’efforcent de trouver une formule qui assure le maximum de porosité entre le microsystème de la classe et l’ailleurs. L’échange leur est apparu comme l’outil le plus adapté à la situation qu’ils ont reçue. Ce n’est ni une finalité, ni une activité parallèle mais un instrument – il y en a certainement d’autres – élaboré pour permettre aux élèves d’apprendre le mieux possible à maîtriser les usages du langage dans une langue étrangère, en l’occurrence l’espagnol, dans une espèce de système d’alternance entre la classe et la vie sociale dans l’ailleurs. Dans les exemples que nous avons vus, la langue étrangère glisse vers un statut de langue seconde.

- Je veux bien l’admettre mais la langue dont il est question est essentiellement fonctionnelle, voire utilitaire.

- Je ne nie pas en effet que le postulat sur lequel repose toute l’entreprise et auquel les élèves ne peuvent échapper c’est qu’on apprend l’espagnol pour s’en servir

- Je sais que vous allez invoquer la maîtrise du langage, l’institution du sujet, mais vous ne m’empêcherez pas de déplorer cette priorité absolue accordée à la communication.

- Mais apprendre à faire usage de la langue ne signifie nullement qu’elle ne servira que des préoccupations prosaïques. Je pourrais vous citer le cas d’élèves de terminale engagés dans un Travail Personnel Encadré sur le thème des mutilations sexuelles dont sont victimes les femmes jusque dans nos sociétés occidentales et qui incluait dans son corpus une interview de la déléguée du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol à la condition féminine pour la région de Valence, région d’immigration notamment subsaharienne. Je pourrais vous citer le cas de telle classe de première qui menait des recherches sur la montée du fascisme dans les années trente et qui a confié à ceux qui partaient en Espagne le soin de rencontrer un ancien instituteur républicain espagnol qui a vécu cette période dans la région de Burgos qui devait tomber parmi les premières aux mains des militaires factieux en 1936. Je pourrais vous citer ces groupes de seconde et de première qui, engagés dans une recherche sur le métissage culturel, ont réalisé des « micro trottoir » dans des villes et des villages espagnols qui portent les traces de la présence arabo-musulmane dans leur architecture, dans leur organisation, et jusque dans leur toponymie. 462

- Et pourquoi cette avalanche d’exemples ?

- Pour que vous compreniez que lorsque des élèves et leurs professeurs préparent une communication téléphonique avec la famille d’accueil, les référents nécessaires ne seront pas les mêmes que pour les initiatives que je viens d’évoquer.

- Mais la préparation sera également très linguistique.

- J’ai beau faire, vous ne parvenez pas à vous défaire de votre satané objectif linguistique. Lorsqu’il s’agissait de préparer la communication avec la famille d’accueil, reconnaissez que ce qui était le plus problématique, c’était l’utilisation de la langue pour s’adapter à la situation de communication, notamment pour comprendre.

- Bon, mais alors admettez, par exemple dans la préparation de l’interview de l’instituteur républicain, que cette fois encore c’est bien l’utilisation de la langue en compréhension et en expression qui va l’emporter.

- Entendons-nous bien, vous avez raison si vous incluez dans les macro compétences que vous évoquez, la compétence culturelle. Si vous n’intégrez pas un travail préparatoire approfondi sur les référents culturels, les élèves ne pourront mener à bien l’interview. Il y a d’ailleurs un épisode savoureux dans le cours de l’interview qui montre à l’évidence que le travail de préparation sur le plan des représentations culturelles de la guerre civile espagnole n’avait pas été suffisant.

- Racontez-moi.

- La scène se passe le 14 mars 2001. Un groupe de cinq élèves de première interroge, à son domicile valencien, un vieil homme de quatre vingt sept ans qui a commencé sa carrière d’instituteur avec l’avènement de la Seconde République en 1931. Les élèves qui s’y sont préparés par des recherches ont compris que cet homme qu’ils rencontrent a participé à la sécularisation de l’École par le nouveau régime et que par conséquent il est l’adversaire tout désigné des forces conservatrices qui complotent contre la République et qui déclenchent le soulèvement du 18 juillet 1936. Ils savent que l’Espagne se divise alors en deux zones, une zone « nationale » et une zone « républicaine » mais ils ne peuvent concevoir qu’un citoyen dont les sympathies allaient à la République et que les événements ont surpris, conscrit dans une caserne de la zone « nationale », puisse traverser l’épisode de la guerre civile sous l’uniforme franquiste. C’est pourtant ce qui est arrivé à notre instituteur affecté à l’intendance de la caserne de Burgos dont les chefs ont été les premiers à se soulever contre la République. Il le dit avec beaucoup de clarté :

Y a mí, al terminar la guerra, en el año 39, yo termino como sargento con todas las medallas que tiene cualquiera que ha hecho la guerra : la cruz de campaña porque desde el primer día he estado en el cuartel donde ha surgido la sublevación militar. O sea que yo he sido soldadito de Franco... En 39, j’ai terminé la guerre comme sergent avec toutes les médailles qu’a quiconque a fait la guerre : la croix de la campagne parce que j’ai été, depuis le premier jour, dans la caserne où s’est produit le soulèvement militaire. Donc moi, j’ai été un bon petit soldat de Franco

Mais les élèves qui mènent la conversation ne s’approprient pas cette idée-là.

- Ils ne peuvent pas en effet ne pas en comprendre les mots.

- Non, l’incompréhension ne porte pas sur les mots. Leurs représentations sont telles qu’ils ne peuvent en cet instant former l’hypothèse que leur interlocuteur ait pu passer les trois années de la guerre civile dans une caserne franquiste. La question qu’ils vont poser montre à l’évidence qu’ils ont perdu pied.

(...) lo único que han hecho al terminar la guerra es mandarme, yo era maestro de una escuelita que estaba al lado de Burgos, y me han mandado al último confín, a la otra punta. Castigado. La seule chose qu’ils ont faite à la fin de la guerre ça a été de m’envoyer, moi j’étais instituteur dans une petite école qui était à côté de Burgos, et on m’a envoyé aux confins de la province, A l’autre bout. Puni.
¿A dónde? Où ?
A Cañizar de Amaya. Al lado de la provincia de Burgos que confina con Palencia y Santander. A Canizar de Amaya. Là où la province de Burgos est frontalière avec celles de Palencia et Santander.
¿Era zona republicana? C’était en zone républicaine?
NOOOO (il rit) NON

- J’imagine que le professeur et les élèves concernés ont repris l’enregistrement après pour comprendre le quiproquo.

- Bien sûr  et pourtant, bel exemple de langue fonctionnelle qui, dans un exercice de compréhension mobilisant des savoirs culturels multiples, a permis à une classe entière de faire évoluer ses représentations grâce à une expérience vitale menée hors du champ scolaire.

- Donc, l’échange est aussi pourvoyeur de documents pour la classe.

- Vous êtes incorrigible.

- L’enregistrement de l’interview qui a servi pour l’exercice de compréhension était tout de même bien un document pour la classe.

- Oui et non. Il n’a pas été fabriqué dans le but de l’utiliser en classe, il est d’abord le support qu’ont choisi les élèves pour recueillir des informations dont ils avaient besoin. Ensuite il s’est avéré que ce passage pouvait constituer un excellent outil pour permettre aux élèves d’avancer dans leur compréhension des enjeux de la guerre civile espagnole.

- Alors pourquoi dites-vous que je suis incorrigible ?

- Parce que je tente de vous faire comprendre ce que recouvre pour moi cette notion de porosité que j’ai employée et vous vous précipitez sur celle de document. Etonnant que vous n’ayez pas ajouté celle d’analyse collective car qui dit « document » dit aussitôt discours sur.

- Expliquez-moi donc, puisque vous y tenez tant, ce que l’enregistrement de l’interview de votre instituteur républicain a à voir avec la porosité.

- J.- C. Beacco écrit :

‘« L’enseignant, pas davantage que le manuel de langue, n’actualisent la culture étrangère ; ils la représentent en tant qu’ils sont à la fois source d’informations et de connaissances, intermédiaires entre des savoirs savants de référence, élaborés ailleurs à d’autres fins que celles de l’enseignement des langues, et un auditoire. Ils sont donc producteurs d’un discours de divulgation didactique qui n’a pas grand-chose en commun avec le processus de formation au langage. 463  » ’
Notes
462.

On trouvera dans les annexes XXII et XXIII des exemples d’activités organisées dans le cadre des séjours.

463.

Op. cit. p. 67.