21. Où l’on s’explique…

Où l’on s’explique sur la notion d’actualisation.

- Et quelles conclusions en tirez-vous ?

- Que toutes les occasions d’« actualiser » la culture dans la salle de classe sont bonnes et que lorsque la rencontre qui a eu lieu dans l’appartement privé de l’ancien instituteur républicain trouve un prolongement dans la classe, ne serait-ce que parce que les voix que l’on entend sont celles des camarades ici présents, c’est d’abord l’actualisation qui est importante, l’expérience culturelle qu’ont vécue les élèves qui rapportent cette interview et celle que vont vivre, certes par procuration, les autres élèves de la classe.

- Donc en fait vous allez me dire que l’actualisation ne se réalise vraiment que lors des séjours des uns chez les autres, c’est à ce moment-là qu’on atteint le maximum de « porosité ».

- Je crois que vous avez compris cette idée de porosité. L’institution scolaire rend possible une expérience vitale en langue et en culture étrangères qui pourra être ensuite mise à distance dans le cadre d’un travail scolaire et il est vrai que les deux séjours sont tout à fait propices à cela et que par le truchement des documents rapportés qui témoignent des expériences vécues, ils ne sont plus seulement deux évènements exceptionnels mais circonscrits, ils deviennent, et je reprends les mots mêmes de J.-C. Beacco « le cadre de référence où penser les enseignements langagiers et culturels de la classe » 464 . Mais le fait qu’ils ne puissent pas bénéficier à tous, le fait qu’ils soient limités à deux périodes de huit jours sur neuf mois d’étude ont incité les professeurs à chercher d’autres modalités d’actualisation qui viennent compléter l’échange proprement dit et entretiennent en quelque sorte le feu tout au long de l’année scolaire.

- Le recours aux locuteurs natifs ne pourrait-il pas s’inscrire dans cette perspective ?

- Vous avez raison mais aucun des deux établissements partenaires n’a, dans sa dotation en postes, de locuteur natif chargé d’assistance des professeurs. Pas plus que l’établissement espagnol n’a de locuteur francophone, l’établissement français n’a de locuteur hispanophone mais on imagine avec quelle facilité ils prendraient place dans le dispositif. En revanche les deux établissements exploitent deux autres puissants moyens d’actualisation : le réseau internet et la scolarisation l’année entière d’élèves de l’établissement partenaire.

- L’internet ?

- Nous avons vu que l’échange était d’abord une structure humaine pérenne.

- Votre histoire de noyau dur ?

- Exactement. Ce noyau dur est constitué d’élèves français et espagnols qui ont instauré entre eux des liens solides de camaraderie voire d’amitié aussi restent-ils en contact entre les séjours, quelquefois au-delà même de l’année scolaire, certains au-delà même de leur scolarité. C’est essentiellement par internet que se maintiennent ces contacts.

- Ils sont donc d’ordre privé.

- En effet, de nombreux élèves, et des professeurs, sont en contact quasi quotidien par le truchement d’un service de messagerie électronique. Chacun sait qui est en ligne et peut entrer en contact avec lui.

- Cela n’a pas à proprement parler d’incidence directe sur l’apprentissage en classe ?

- Ne croyez pas cela. Les élèves qui se connectent régulièrement développent leurs compétences de compréhension et d’expression lors de ces séances impromptues de clavardage et tissent immanquablement des liens entre les apprentissages systématiques de la classe et ces productions.

- Pourquoi attribuez-vous à ce phénomène un caractère automatique ?

- Parce que ce qui est visé par le sujet dans ces séances de clavardage amical, c’est l’efficacité de la communication et donc il va tenter de mettre en synergie tous les éléments constitutifs du langage et convoquer ainsi des savoirs et des savoir-faire isolés et travaillés en classe de langue. Bel entraînement à la mobilisation des ressources, à la mise en synergie dont nous avons parlé plus haut !

- Mais il s’agit ici d’écrit et non d’oral. Vous qui n’avez pas eu de mots assez durs pour fustiger la tendance traditionnelle de l’enseignement de l’espagnol à faire apprendre une langue qui selon vous n’est que l’oralisation de l’écrit, je ne vous comprends plus.

- C’est que le phénomène est en quelque sorte inversé ici, si nous avons pratiqué l’oralisation de l’écrit, on peut dire, si vous m’autorisez encore un néologisme, que celui qui « clavarde » « scripturalise » l’oral. La conversation qui s’engage a beaucoup des caractéristiques de la conversation en présentiel mais elle a pour celui qui apprend l’avantage énorme d’échapper à la pression du temps. Le scripteur peut différer quelques instants l’envoi de son message pour se donner le temps et s’assurer que les moyens linguistiques mis en œuvre en garantissent la pertinence et l’efficacité.

- C’est donc peut-être aller vite en besogne que de parler de « scripturalisation » de l’oral d’autant plus que finalement, on a tout de même recours au code graphique.

- Disons que l’on a affaire à un genre hybride qui d’ailleurs n’aura pas les mêmes caractéristiques selon que les scripteurs auront la même langue première ou non.

- Comment cela ?

- Lorsqu’un scripteur dont la langue première est le français « clavarde » en français avec un interlocuteur dont la langue première est le français également, il a recours à un code graphique économique, essentiellement phonétique. En revanche quand un scripteur scolaire le fait en langue étrangère, surtout quand elle n’est pas très assurée, il se plie le plus souvent aux contraintes du code graphique, voire à une morphosyntaxe propre à l’écrit. J’en veux pour preuve ce petit échange privé entre deux élèves, l’un français (F), l’autre espagnol (E), au mois d’août 2003 :

F Hola, Tonio, donde estas (Salut, Tonio, où es-tu?) 1
E a la france!!!!!!! 2
F EN FRANCE 3
E merci 4
F En que casa estas (Chez qui ?) 5
E chez mathieu 6
F cuando llegaste (Quand es-tu arrivé?) 7
E hier matain 8
F donde vive mathieu? (Où vit Mathieu ?) 9
E à vittel 10
F muy bien y tu hermana? (Très bien, et ta soeur?) 11
E à mirecourt, chez Anne 12
F sabes si pasara por casa (Est-ce que tu sais si elle passera à la maison?) 13
E chez toi?? 14
F Si (oui) 15
E je ne sais pas 16
F dile que venga (dis-lui de venir) 17
E si je parle avec elle je le dirai ça d'acord?? 18

- Je remarque que chacun parle la langue de l’autre.

- C’est une espèce d’accord tacite entre les participants à l’échange lorsqu’ils bavardent sur l’internet mais le contrat peut quelquefois être discuté entre les parties en fonction de l’intérêt qu’ils mettent à progresser en compréhension et en expression dans la langue de l’autre.

- L’intervention 16 est très nettement soumise aux règles morphosyntaxiques du français écrit avec sa négation antéposée.

- Tout à fait. Regardez comment la dernière montre également le soin qu’a apporté le scripteur dans l’élaboration d’une structure fort complexe.

- Certes, il a apporté beaucoup de soin mais l’erreur commise dans l’emploi du pronom doit être assez représentative de celles que commettent les élèves dans la langue de l’autre quand ils « clavardent ».

- Tout à fait.

- Si l’interlocuteur ne corrige pas, il risque fort de considérer que sa production est correcte.

- Disons qu’il n’aura pas porté attention à cet aspect.

- Mais alors, contrairement à ce que vous disiez, plutôt que de nourrir le travail scolaire et d’en être enrichi, la pratique de la langue qui se développe dans cet espace privé risque de contrarier l’apprentissage.

- Pourquoi voulez-vous que cela contrarie l’apprentissage ?

- Parce qu’il s’habitue à des emplois fautifs.

- Il ne s’habitue pas à des emplois fautifs. Il est à un stade de développement de son interlangue où cet emploi n’est pas encore identique à celui qui se pratique dans la langue cible. Si la communication n’en est pas affectée sur l’internet, cette erreur ne fera pas problème en effet.

- Et l’élève le prend pour argent comptant.

- Encore une fois, pour l’instant, vous avez raison, mais l’occasion se présentera où il se rendra compte que, par exemple dans une conversation en présentiel, son interlocuteur peine à donner sens à ce qu’il dit et il se mettra en état de vigilance sur cet aspect-là précisément. C’est ainsi que progresse notre fameuse interlangue.

- A quoi servent les cours alors ?

- Très exactement à cela : à procurer au bon moment l’aide nécessaire pour avancer dans l’autonomie langagière.

- Mais puisque vous dites que ces séances de clavardage relèvent du domaine privé.

- En effet, mais rien n’empêche l’élève de confier, comme ce fut le cas pour le document que nous venons de voir, le passage au professeur pour que ce dernier l’utilise pour faire progresser la réflexion métalinguistique. Vous noterez d’ailleurs que dans cette perspective la production en français de l’hispanophone est tout aussi intéressante que la production en espagnol du francophone.

- La classe ne peut tout de même pas s’organiser à partir des productions des élèves dans leur sphère privée.

- Il n’y a aucune raison d’en faire une règle, en effet, mais l’actualisation de la langue et de la culture grâce à l’internet ne se limite pas à cet aspect, loin s’en faut.

Je citerai le forum qui est en cours de rodage et qui a vocation à devenir une espèce d’espace virtuel commun aux deux communautés éducatives. Ses promoteurs souhaitent en faire un lieu de débat et un lieu de dépôt d’informations.

- L’intention est louable mais on sait que, sauf à en organiser avec minutie les modalités, les débats des forums sont souvent oiseux et les thèmes pour être communs à des adolescents espagnols et à des adolescents français, risquent fort d’être vagues et éculés.

- Vous n’y êtes pas du tout. Il s’agirait plutôt d’un outil à disposition des apprenants et des professeurs (qui, en l’occurrence, seraient certainement aussi des apprenants) pour s’approprier cette culture pratique, anthropologique, dont est porteuse une société et qu’elle donne à voir dans sa façon de vivre, gérer, digérer peut-être aussi, l’événementiel.

- Chacun déposerait donc des textes dans sa propre langue où il réagirait à des événements d’actualité par exemple.

- Des textes ou tout autre objet numérique créé en réaction à l’événement.

- Votre obsession de la décentration.

- Absolument, et je la revendique. L’apprentissage de la culture de l’autre ne serait pas un entassement hétéroclite d’objets culturels ou de discours sur des objets culturels mais une tentative toujours renouvelée d’interprétation de l’événementiel que vit l’autre.

- Ce serait se complaire dans les scories de l’actualité quotidienne au détriment de savoirs structurants.

- Tout au contraire. Partant du vécu même des correspondants espagnols, le travail d’interprétation avec le professeur dégagerait les structures dont vous parlez pour que l’apprenant se les approprie à partir de l’expérience.

- On atteint un degré de complexité hors de portée du cours de langue.

- Si ce travail se fait en cours de langue…

- Qui voulez-vous qui le prenne en charge ?

- Imaginez un instant qu’une décision géopolitique qui engage l’Espagne y déclenche un débat contradictoire d’envergure, imaginez que le professeur d’histoire de vos élèves soit en train de leur faire découvrir le jeu des équilibres mondiaux, imaginez que, après avoir fait avec vous un travail de compréhension des textes et documents réunis par les correspondants sur le site, vos élèves d’espagnol aient à rendre compte dans le cours d’histoire des données du problème pour qu’enfin le lien y soit fait avec la problématique d’ensemble. Et il n’est pas une discipline, des sciences expérimentales à la littérature qui, à la faveur de tel ou tel évènement, ne puisse être investie.

- Vous vous reprenez à rêver.

- Point du tout. N’est-ce pas dans cette logique-là que s’inscrivait le T.P.E. dont je vous ai parlé précédemment ?

- Mais le degré de complexité des questions qu’on y aborderait empêcherait que le cours d’espagnol, notamment en collège, pût se dérouler en espagnol.

- Evidemment.

- Comment cela évidemment ?

- Au même titre que certains apprentissages de savoirs et de savoir-faire linguistiques exigent une centration de l’apprenant, certains apprentissages de savoirs et de savoir-faire culturels réclament un traitement spécifique. Utiliser la langue étrangère pour les faire acquérir c’est exclure ceux qui ne peuvent mener de front les deux apprentissages et c’est courir le risque de conduire l’apprentissage de la culture étrangère à des simplifications infantilisantes et à des représentations sommaires.

- Cela ne serait-il pas un retour à la dualité objectifs linguistiques / objectifs culturels ?

- En aucun cas. L’objectif de l’apprentissage culturel n’est pas le savoir culturel mais son utilisation conjointement avec les savoirs linguistiques. Comprendre un reportage télévisé sur l’immigration subsaharienne en Espagne exige au moins autant de savoirs culturels que de savoirs et savoir-faire linguistiques. L’actualité, malheureusement, fournit quotidiennement les moyens à des élèves espagnols et français de co-construire via l’internet les savoirs de référence nécessaires à la compréhension de ce phénomène.

Notes
464.

Ibid. p. 60.