24. Où le premier interlocuteur resurgit…

Où le premier interlocuteur resurgit pour juger le nouveau paradigme de cours qui se profile et dire son désarroi.

- C’est l’interlangue et, ce faisant, il « secondarise » son langage dans son propre macrosystème. Vous voyez que j’ai suivi, mais je n’ai pas dit mon dernier mot.

- Si vous voulez revenir au contenu du cours de langue, je vous répondrai par sa fonction. Le cours est alors, d’une part un lieu d’acquisition de connaissances au service de l’action, d’autre part un accélérateur de particules, le lieu du feedback après l’action, le lieu de l’entraînement pour l’action.

- Mais pour reprendre votre jargon : Sans perspective d’action langagière en langue étrangère hors du macrosystème d’origine du locuteur, l’édifice s’écroule.

- Sans perspective d’action langagière, il n’y a pas d’apprentissage langagier possible.

- D’où cette proposition de multiplier les possibilités d’actions langagières.

- Procurer des occasions à chacun d’agir avec la langue de l’autre dans le système de l’autre. Certains, dans l’expérience que nous avons observée vont jusqu’à s’immerger dans le macrosystème de l’autre une année durant, d’autres restent en marge et n’ont de rapport avec l’ailleurs que par personne interposée.

- C’est l’exosystème de Bronfenbrenner.

- Exact, et entre ces deux extrêmes, on trouvera une large gamme d’expériences individuelles différentes.

- individuelles ?

- Oui, individuelles, parce qu’en dernier ressort, l’individu se construit dans ces expériences d’interaction sociale, provoquées, analysées, enrichies par l’École, un système d’appréhension du monde, une manière d’être au monde qui lui est propre qui n’est jamais totalement acquise parce que toujours inscrite dans un mouvement d’intégration des macrosystèmes exogènes.

- A vous entendre la langue importe peu.

- La langue importe parce qu’il n’est pas indifférent de pénétrer un système plutôt qu’un autre et de se l’approprier mais en effet c’est la diversité et la multiplication des combinaisons qui devrait prévaloir pour que le réseau des interconnexions humaines se diversifie et se densifie.,

- Nous voilà arrivés au terme du parcours et j’avoue que j’ai espéré longtemps que vous alliez m’offrir une possibilité d’articuler ma pratique héritée de la matrice dont vous avez parlé au début avec les perspectives que vous proposez.

- Il n’y a pas de moyen terme entre la pratique du cours dialogué et l’approche actionnelle que je propose. L’un est un système enfermé dans la classe, l’autre déborde la classe. L’un ignore les activités cognitives de l’apprenant, l’autre se construit sur les représentations que l’apprenant a du monde, l’un privilégie les savoirs sur la langue et la culture, l’autre propose l’apprentissage des usages de la langue et de la culture dans l’interaction.

- Mais tout le monde n’a pas la possibilité de sortir de la classe pour permettre à l’élève de vivre dans le système de l’autre.

- On peut sortir de la classe sans quitter les murs de l’École.

- Que voulez-vous dire ?

- Que si le cas d’étude que j’ai proposé permet d’explorer un vaste panorama de possibilités et de dessiner les contours d’un modèle alternatif au cours dialogué, le changement de paradigme peut s’opérer sur une échelle beaucoup plus réduite.

- Par exemple ?

- Par exemple, prenez tous les documents que « vous avez faits en classe » ces derniers mois et classez-les non plus d’après leur thème, non plus d’après leur contenu linguistique mais d’après la fonction qu’ils avaient dans la société d’où ils ont été tirés.

- Je ne comprends pas ce vous voulez dire.

- Prenez un texte que vous avez commenté avec vos élèves. Je vous propose la typologie des textes d’Adam 467 et je vous demande de le définir. Est-il plutôt descriptif, plutôt narratif, plutôt injonctif – prescriptif, plutôt argumentatif, plutôt poétique – rhétorique ou plutôt conversationnel.

- Je dirai qu’il est plutôt injonctif et poétique.

- L’usage de la langue qu’on y observe est-il caractéristique de l’injonction ?

- Oui.

- Donc, ce texte peut s’inscrire dans une séquence qui visera à apprendre à comprendre des ordres écrits et des interdictions écrites ou à apprendre à donner des ordres écrits ou écrire des interdits.

- Vous insistez beaucoup sur le fait qu’il s’agit d’écrit mais ce texte a vocation à être dit car il s’agit d’un poème.

- Vous ne me simplifiez pas la tâche mais bon, je maintiens qu’il peut s’inscrire dans une séquence d’apprentissage de la compréhension des ordres ou des interdictions.

- C’est exactement pour cela que je l’avais choisi, je voulais que mes élèves apprennent l’impératif et l’impératif négatif.

- Décidément nous parlons la même langue mais nous ne parlons pas le même langage ! Apprendre à comprendre des ordres, ce n’est pas apprendre l’impératif pas plus qu’apprendre à en produire.

- Comment cela ? Sans savoir l’impératif, vous ne pouvez pas savoir si c’est un ordre qu’on vous donne.

- En compréhension orale, je vous assure qu’il y a bien d’autres indices. Pensez à quelques expériences que vous avez pu vivre personnellement dans une communauté dont vous ne maîtrisiez pas la langue, je suis bien certain que ce ne sont pas les ordres oraux et encore moins les interdictions orales qui ont posé le plus de problèmes de compréhension. En compréhension écrite, cela peut rendre de grands services de connaître la morphologie de l’impératif mais il faut reconnaître que beaucoup de formes verbales sont communes à l’impératif et à d’autres temps verbaux, donc il faudra savoir chercher d’autres indices. En expression écrite et orale les connaissances morphosyntaxiques prennent effectivement une importance considérable même si dans le deuxième cas il est toujours possible de compenser une ignorance morphologique mais cela peut partiellement affecter le contenu sémantique du message. Que choisissez-vous de faire travailler ?

- L’expression orale.

- Soit, mais…

- Vous m’avez demandé ce que je voulais travailler.

- Non, je voulais seulement souligner que dans la perspective de l’indépendance langagière, la première étape c’est bien de savoir si je sais reconnaître immédiatement…

- « Je reconnais immédiatement si l’on me donne un ordre, un conseil ou si l’on m’interdit de faire quelque chose, même si je ne comprends pas tout ce qu’on me dit. » Portfolio européen des langues, écouter, premiers niveaux, A2-2.

- Félicitations.

- Merci, mais revenons à mon poème.

- Non, je ne reviens pas à votre poème, je reviens à votre souhait de faire apprendre à donner des ordres et à interdire à l’oral. Dans quelle aire d’action voulez-vous qu’on apprenne à donner des ordres.

- Partout.

- Comment cela partout ? Vous ne vous adressez pas de la même façon à votre enfant qui fait une bêtise, qu’à un supérieur que vous invitez à faire quelque chose.

- Mais mon texte passe de la sphère familiale à la sphère scolaire puis à la sphère professionnelle.

- Donc en fait ce n’est pas l’impératif que vous voulez faire apprendre mais les usages du langage dans un discours injonctif en fonction des situations sociales. Une mère ou un père qui appelle ses enfants à table ne s’y prendra pas de la même manière que les hôtes qui prient des invités de marque de prendre place. Et il est peu probable que l’un ou l’autre utilise le temps formel de l’impératif. La mère dira probablement « a comer »[à table]et les hôtes : « ya se pueden sentar »[ vous pouvez vous asseoir]

- Donc j’abandonne mon texte et j’invente des situations où je fais dire à mes élèves ce que diraient des Espagnols dans les dites situations.

- Premièrement, vous n’abandonnez pas votre texte, il semble receler des richesses intéressantes ; deuxièmement, vous ne pouvez savoir de façon sûre ce que diraient des Espagnols dans ces situations : équiper les élèves pour une situation analogue ce n’est pas leur fournir un outil linguistique préconstruit et unique. J’imagine que le texte dont vous me parlez est le poème de G. Celaya« Biografía » que tous les professeurs d’espagnol ont sorti de leur coffre à documents quand ils ont voulu faire apprendre l’impératif.

- C’est bien lui en effet.

- Alors, donnez-lui le statut qu’il a. Il est poème. C’est un texte fort. Préparez vos élèves en dehors de lui aux usages du langage dont nous parlons.

- Mais à quoi servira alors le poème ?

- A dire !!! Puisque c’est ce que vous voulez qu’ils apprennent. Vous avez dit expression orale. Donc puisque c’est un poème et qu’il a vocation à être dit, faites-le dire, faites-le apprendre par coeur, il servira de point d’ancrage, favorisera la mémoire épisodique.

- Mais il faudra bien qu’ils le comprennent.

- Si vous avez proposé dans les apprentissages antérieurs des situations proches, ce sera vite fait.

- Et on n’en parle pas ?

- Pour quoi faire ? C’est un poème avez-vous dit, faites-le dire et la polysémie apparaîtra plus sûrement que dans le discours sur… Je connais une collègue qui l’a fait interpréter par des élèves de Seconde LV3 qui se sont filmés et qui ont fait, à partir des rush, un montage vidéo que je tiens à votre disposition. Je vous assure que la « mise en voix et en gestes » a exigé un travail en profondeur de reconnaissance des formes linguistiques, d’interprétation, d’entraînement phonétique et prosodique qui a installé le poème dans les mémoires fixant ainsi des formes linguistiques attachées à une expérience psychoaffective forte. Elles sont fortement contextualisées, donc pas disponibles immédiatement pour l’action mais les connexions qui permettent d’y retourner sont solides. Il y a eu incursion dans le système de pratique et de pensée de l’autre par le truchement d’un objet de médiation. Ce n’est pas la classe qui l’a réalisé, c’est la classe qui l’a permis.

- Je ne sais pas construire ces situations en amont de la réalisation et puis, reste que quand j’utilise le poème « Biografía » pour faire apprendre l’impératif dans un cadre plus général d’explication de texte, il m’est facile de proposer un test d’évaluation.

- Je n’ai pas de peine à imaginer ce que cela pourrait être : reproduction écrite de l’impératif de certains verbes utilisés dans la poème.

- Ainsi je m’assure que le paradigme est en place.

- Deuxième, partie : rédaction écrite répondant à une question sur la sens du poème.

- Par exemple : « justifier le titre ». Ainsi l’élève reprend ce qui a été dit en cours et s’entraîne aux exercices écrits de l’épreuve de baccalauréat.

- Les critères d’évaluation ?

- La conformité au paradigme dans la première partie. Quant à la seconde, c’est un peu plus délicat mais on distinguera la richesse des idées et la correction formelle. Evidemment vous allez dire que cette évaluation est nulle et non avenue.

- En effet et vous savez pourquoi.

- Parce que produire l’impératif d’un verbe à l’écrit ne garantit pas qu’on puisse l’utiliser ? Parce que juger de la qualité des idées est très subjectif ?

- Parce que cette évaluation ne renseigne pas l’élève sur la capacité qu’il a acquise à se servir de la langue

- On pourrait alors lui demander d’imaginer une situation analogue à celle du texte et d’inventer un dialogue où il multiplierait les impératifs.

- Ce qui reviendrait à un entraînement à la manipulation de l’impératif à l’écrit, ce qui n’est pas en soi une aberration mais ce ne serait pas un test sur sa capacité, en interaction, à comprendre à l’écrit ou à l’oral les ordres et les interdictions, ou à produire à l’écrit ou à l’oral des ordres et des interdictions.

- Quel test alors après ce texte ? Je n’en vois plus. Je ne sais pas faire.

- Pourquoi en faudrait-il puisque ce n’est pas lui l’objet de l’apprentissage ni encore moins ce qu’on en a dit ?

- Alors ?

- Alors proposons des tests qui permettent à l’élève de mesurer son niveau d’utilisation de la langue. Mais pour que l’évaluation soit un outil d’apprentissage elle ne peut pas porter sur des macro compétences ni sur l’objet qui a été utilisé pour apprendre.

- Donc jamais les élèves ne sont en situation véritable de communication.

- Comment pouvez-vous dire cela ? J’ai multiplié les exemples montrant que sans cette alternance entre interaction sociale véritable et apprentissage scolaire, il n’y a pas d’apprentissage langagier. Mais cela ne signifie nullement que ces situations d’interaction soient évaluables.

- Et comment évaluez-vous par exemple la micro-compétence qui consiste à comprendre si l’on est en train de me donner un ordre ou si on m’interdit quelque chose, ou si on me donne un conseil.

- Enregistrez une dizaine de spots « injonctifs » radiodiffusés ou télévisés, numérotez-les et demandez à votre élève de dire dans quelle catégorie chacun d’eux s’inscrit.

- Je ne suis pas formé à cela.

- Je le crois en effet et je propose des pistes.

Notes
467.

Adam, J.-M. Les Textes Types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue.