1.1. Théorie(s) de référence ?

Penser la formation des professeurs d’espagnol, c’est rompre avec cette situation que P. Lenoir présente ainsi :

‘« Les enseignants d’espagnol (…) sont en France dans une situation singulière. Confrontée aux nouveaux enjeux de l’enseignement des langues, leur tradition didactique doit aujourd’hui effectuer un “saut” méthodologique, depuis le Cours Actif à Orientation Culturelle début du XX° siècle (…) jusqu’à l’éclectisme méthodologique années 1990-2000, sans avoir connu l’étape audio visualiste ni véritablement intégré l’Approche Communicative. Conçue sur un modèle issu des humanités classiques, en vertu d’une conception non utilitariste de l’enseignement, la tradition didactique hispanique se trouve dans une situation que nous proposons de qualifier d’ellipse méthodologique ». 468

Le « saut méthodologique » dont parle P. Lenoir représente un énorme défi pour la formation. Et si, à terme, il revient à la formation continue d’accompagner les professionnels dans cette mutation, c’est en formation initiale qu’apparaissent au grand jour les données du problème puisque, pour mener à bien sa tâche de certification, l’institution doit clarifier ses attentes. Pour illustrer notre propos, nous citons ici les critères qui ont été pris en compte par une inspection pédagogique régionale au printemps 2005 pour titulariser les professeurs stagiaires au terme de leurs deux années de formation à l’I.U.F.M..

‘« Elle (L’inspection) attend que le professeur
- s’exprime en langue espagnole ;
- ait des objectifs clairs conformément aux Instructions Officielles et aux Programmes ;
- suive une progression assurant des réactivations de connaissances ;
- veille à la prise de parole des élèves la plus autonome et le plus réfléchie possible ;
- ménage des pauses et/ou reprises des acquis avec un souci réel de leur appropriation pendant le cours ;
- donne la priorité à l’oral sur l’écrit ;
- utilise le tableau comme support d’apprentissage ;
- ne confonde pas activité et apprentissage ;
- enseigne une langue espagnole authentique (phonétique et phonologie) ;
- donne des consignes de travail précises de façon que le « repaso » mette en évidence les acquis ;
- ne recoure aux technologies modernes que comme outils ;
- donne aux cahiers l’importance qui leur revient (en collège surtout) ;
- gère le groupe efficacement (discipline) ;
- n’ait pas de problèmes majeurs de voix, de déplacements…
- pratique une évaluation et une notation claires. » [souligné par l’auteur].’

Nous ne reprendrons pas ici le travail d’analyse du cours canonique effectué dans notre première partie mais voilà que le noyau dur réapparaît en filigrane derrière cette série de critères qui ne peuvent être compréhensibles et auxquels on ne peut satisfaire que dans ce cadre. Les références sur lesquelles s’appuient ces critères sont celles qui fondent le modèle didactique que nous avons isolé et que les professeurs stagiaires doivent s’être approprié. Après avoir redit l’essentiel de ce qui a été produit au cours précédent (« le repaso »), la classe construit, sous la houlette du professeur, un discours sur un document, et c’est dans la prise de parole que chacun apprend en réemployant des formes récemment découvertes et en employant des formes inédites en dépôt dans le document. Cette grille d’évaluation de qualification professionnelle donne comme référents obligés un schéma de cours immuable et les conceptions d’apprentissage qui l’induisent, même si ces conceptions ne prennent que très partiellement en compte les Instructions Officielles en vigueur au lycée, les Instructions Officielles qui se préparent pour le collège et la circulaire de rentrée 2005 qui enclenche la mise en place des nouveaux modes d’organisation des classes de langue. Tous ces textes s’adossent au Cadre européen de référence pour les langues et donc à ses référents théoriques socioconstructivistes et à sa perspective actionnelle.

La didactique de l’espagnol telle qu’elle transparaît dans ce document d’évaluation propose-t-elle aux candidats au professorat une théorie de référence de substitution ? En aucun cas. Elle se contente de s’en remettre à la vulgate qui prévalait dans l’enseignement des langues avant que les recherches en psychologie du comportement ne conduisent à fonder la réflexion sur l’acquisition des langues sur des théories scientifiques. Ce que révèle l’ellipse méthodologique dont parle P. Lenoir, c’est que pas plus que la « méthodologie active » dont elle est issue, la didactique de l’espagnol qui survit dans ce document du printemps 2005 n’est fondée sur un quelconque principe scientifique.

Dans son ouvrage Précis de didactique. Devenir professeur de langue, M.-F. Narcy-Combes écrit à propos des méthodes qui s’inscrivent dans le cadre de la « méthodologie active » :

‘« Ces méthodes d’enseignement procèdent essentiellement d’une certaine idée de l’institution sur ce que devait être l’école républicaine, et des hommes et des femmes qu’elle se devait d’instruire. Elles ne sont fondées sur aucun principe scientifique, mais essentiellement sur des intuitions et un certain bon sens pratique.
L’objectif de ces approches est d’une part de parler, lire et écrire une langue, mais aussi et pour une large part d’ouvrir l’esprit des élèves et de former leur goût par la fréquentation des auteurs de la littérature. » 469

Dans l’hypothèse où la formation des enseignants d’espagnol dans les instituts universitaires de formation des maîtres devrait être circonscrite par cette perspective, il ne lui resterait qu’à mettre à la disposition des professeurs stagiaires, selon les termes de P. Lenoir, « un bagage formatif essentiellement pratique » 470 . Nous reproduisons ici le plan de formation 2004 – 2005 des professeurs stagiaires d’espagnol d’un institut universitaire de formation des maîtres 471 qui, selon nous, s’inscrit parfaitement dans le schéma évoqué Nous n’avons conservé le détail des formations que pour les parties se référant au cours canonique qui constitue en volume horaire l’essentiel de la formation. En effet, sur 121 heures de formation, 35 heures (soit III et IV) sont clairement consacrées à l’acquisition des règles de son fonctionnement et 24 heures , (soit  VI et VII) sont consacrées au développement d’éléments qui lui sont consubstantiels:

Projet de plan de formation – année 2004-2005.
Projet de plan de formation – année 2004-2005.
I - Etre professeur stagiaire
II - Réussir sa rentrée
Module prise de fonction 12h
III - Le cours d’espagnol
1 Les programmes / Les objectifs / les compétences attendues du professeur de langue
l’autonomie linguistique :
les cinq compétences :comment travailler : la compréhension de l’oral / la compréhension de l’écrit / l’ expression écrite / l’expression orale, prendre part à un dialogue / l’oral en continu
- les objectifs : grammatical/ lexical
- l’objectif culturel / la place de la culture dans l’enseignement
2 Structure du cours d’espagnol
- déroulement de l’heure de cours
- choix du document / la séquence / progression / niveau..
- le réemploi / les objectifs linguistiques et culturels
- le rôle du professeur : guider, solliciter
3 Préparation de la séquence et du cours



18h









IV La conduite du cours
- la lecture
- la compréhension globale / l’explicite
- l’élucidation / l’élucidation préalable / mise à portée des élèves
- l’implicite
- le questionnement / sollicitation / moyens mis en œuvre pour découvrir l’implicite et obtenir la participation 
- la lecture par les élèves / prononciation /accent tonique
- les consignes de travail / la mémorisation




17h
V L’évaluation
1 Evaluation: qu’est-ce qu’évaluer ? qu’évalue-t-on ? quand ?
2 Evaluation formative: interrogations/ évaluation de l’oral / les critères d’évaluation
3 Evaluation sommative: évaluation de l’écrit / types de contrôles / oral en continu
4 la correction des contrôles et des interrogations / le barème / les critères de notation




12h
VI- Progression linguistique et projet pédagogique
- construire l’apprentissage de séquence en séquence
- la progression
- les réemplois
- la trace écrite
- le travail à la maison / consignes de travail
- la reprise





12h
VII Les supports, diversifier l’enseignement
1- Différents types de supports / compétences travaillées
- les textes / diverses approches, repérages…
- la chanson
- la vidéo / séquence avec internet
- les transparents
- les jeux
2- le travail en groupes
3- l’assistant au lycée






12h
VIII Les cours spécifiques
- IDD
- TPE
- les classes européennes
- les cours en demi groupe au lycée



3h+9h
IX Le mémoire
- prendre du recul et analyser sa pratique
- le sujet / méthode / le plan
- préparation / rédaction
- la soutenance



20h
X Les textes officiels
XI Les examens

6h

Que l’on prenne en III, le titre « Le cours d’espagnol », ou le sous-titre « structure du cours d’espagnol » ou l’item « rôle du professeur d’espagnol : guider, solliciter », que l’on prenne en IV, le titre « la conduite du cours » et le sous-titre « le questionnement / sollicitation / moyens mis en œuvre pour découvrir l’implicite et obtenir la participation. », il apparaît que le principe de la formation dispensée est d’instruire le professeur stagiaire des façons de faire pour faire fonctionner le cours d’espagnol donné comme un objet immuable qui a ses lois de fonctionnement internes. Tout se passe comme si l’attention du maître en formation devait prioritairement être concentrée sur le mode d’emploi et les tours de main nécessaires à faire fonctionner cette « usine à gaz », selon les termes de C. Puren. Le maître formateur se fait maître artisan et montre des gestes selon le principe du compagnonnage. De même que le cours magistral dialogué ignore les activités cognitives qui sont à l’œuvre dans l’apprentissage de la langue étrangère et privilégie le produit, de même l’initiation à cette modalité d’enseignement ne dit-elle rien de ce qui s’y joue, de ce qui est censé s’y jouer, des processus qui y sont à l’œuvre et encore moins, évidemment, de tout ce qui ne s’y joue pas.

C’est que le cadre retient, nous l’avons vu dans la première partie, enseignés et enseignant dans une logique comportementaliste bornée par la recherche de la performance scolaire. On y travaille à l’aveugle et on peut s’y préparer à l’aveugle. Mais l’apprentissage du « faire cours » tel qu’il transparaît dans les critères d’inspection du document que nous avons produit ou dans le programme de formation 472 change de nature si, comme nous le préconisons dans cette partie, ce que vise le travail scolaire en langues c’est l’indépendance langagière de l’apprenant, la capacité à agir socialement en utilisant la langue étrangère. Il revient alors à la formation universitaire académique et professionnelle de donner aux professeurs les moyens de se doter des connaissances et des outils professionnels pour accompagner l’apprenant sur ce chemin-là. La perspective en est bouleversée du tout au tout mais elle peut largement coïncider avec la perspective professionnalisante des I.U.F.M. si on a acquis, en amont, les savoirs académiques nécessaires et si l’articulation avec le terrain est telle que savoirs didactiques et savoirs pratiques puissent se construire en interdépendance.

Avant d’examiner quelle expertise spécifique du professeur d’espagnol, et au-delà, du professeur de langues, requiert le modèle que nous avons tenté de dessiner, il convient de rappeler, et le modèle que nous évoquons rend le rappel plus nécessaire encore, que le professeur de langues est un enseignant qui, au même titre que les autres, a charge d’instruire et d’éduquer, qui fait partie d’une équipe éducative où il a sa part de responsabilité, dans un établissement scolaire donné au fonctionnement duquel il participe ; agent de l’état, il participe à l’évolution de l’École. Pour devenir cet enseignant, il lui faut donc apprendre la discipline qu’il a à enseigner, c'est-à-dire des savoirs académiques ; il lui faut apprendre à faire cours, c'est-à-dire à organiser, mettre en œuvre les savoirs académiques ; il lui faut apprendre à faire classe, c'est-à-dire organiser les apprentissages, l’espace, le temps, le groupe, construire la relation pédagogique ; il lui faut enfin connaître suffisamment le système éducatif pour y agir.

Les propositions que nous allons développer maintenant en matière de formation des enseignants de langues s’inscrivent dans ce cadre. Si le contenu à enseigner, si les propositions que nous faisons singularisent assez fortement l’enseignant de langues étrangères, il n’en reste pas moins que son enseignement est enchâssé dans le dispositif général de formation de l’École. Nous avons montré que nous n’entendons pas l’en sortir mais qu’en revanche cette singularité peut contribuer à créer des synergies nouvelles qui rejaillissent sur l’École elle-même et contribuent à rendre plus efficace son action socialisatrice. Mais il faut, selon nous, pour atteindre cet objectif, que la formation des professeurs de langues, et singulièrement d’espagnol, connaisse une véritable révolution épistémologique. Nous avons dessiné à grands traits les contours de la professionnalité (savoirs académiques, faire cours, faire classe, connaître le système pour y agir) mais que recouvrent ces catégories quand on cible la professionnalité du professeur de langues étrangères ?

Notes
468.

Lenoir, P. L’approche de la grammaire en enseignement / apprentissage scolaire de l’espagnol, p. 69.

469.

Narcy-Combes, M.-F. Précis de didactique. Devenir professeur de langue, p. 33.

470.

Op. cit.

471.

Il s’agit d’une académie différente de celle que nous venons d’évoquer.

472.

Le document de l’inspection et le programme de formation ne proviennent pas de la même académie mais concernent tous les deux l’année scolaire 2004 – 2005.