3. Le professeur de langue, au cœur des enjeux socioéducatifs.

3.1. Le professeur de langue, co-responsable de l’accès à l’autonomie langagière des élèves.

La loi d’orientation pour l’école qui est en voie de concrétisation en 2005 prévoit d’instaurer un socle commun de compétences et de connaissances, ce qui revient à définir en termes de contenus ce que l’institution scolaire s’engage à faire acquérir à tous les élèves. La présence des langues étrangères dans le socle commun est constamment réaffirmée : une première langue étrangère sera enseignée à partir du cycle 2 de l’école primaire et une seconde langue étrangère sera enseignée à partir de la classe de cinquième des collèges. Les évaluations alarmantes sur le niveau de maîtrise des langues étrangères des élèves français, la demande forte des classes moyennes, la multiplication des échanges internationaux se conjuguent pour donner à ces décisions d’inclure les langues vivantes dans le socle commun un caractère d’évidence. Mais cette inclusion ne peut être qu’une simple juxtaposition à côté d’autres compétences et connaissances, des compétences et des connaissances de langue étrangère car ce serait vider la notion même de socle de son sens. Il ne s’agit rien moins que de définir ce qui est indispensable pour le citoyen du XXIe siècle, de dessiner un ensemble cohérent de compétences et de connaissances entrant en synergie pour assurer le minimum requis et constituer le point d’appui nécessaire à des apprentissages postérieurs. Que l’enseignement – apprentissage des langues figure dans le socle commun fait obligation à ses professionnels de construire des synergies avec les autres apprentissages et donc, s’agissant d’un savoir-faire social intimement lié au langage, de faire un effort d’antériorité conceptuelle. Il est désormais impossible au professeur de langue étrangère de penser son enseignement comme si l’apprenant était par principe en disposition d’acquérir une langue étrangère et nous ne parlons pas ici d’humeur mais de rapport conscient à la langue et au-delà, au langage. C’est de la responsabilité du professionnel que de créer cette disposition.

Nous avons montré en nous appuyant sur les travaux de ESCOL qu’il n’y a pas de maîtrise de langue (étrangère ou non) qui ne soit fondée sur un rapport au langage mais il y a des rapports au langage qui interdisent la maîtrise de langue. S’intéresser à la genèse de la langue chez l’individu qui apprend, c’est pour le professeur de langue prendre conscience qu’avant la langue est le langage, qu’il est action sur le monde. B. Lahire écrit :

‘« L’enfant qui apprend à parler incorpore non pas une langue, un code, ou une structure linguistique, mais des schémas d’interactions verbales, des types d’échanges verbaux et des modes d’usage du langage ». 494

Ce sont donc les interactions sociales que chacun vit qui vont lui permettre de développer un fonctionnement du langage qui lui sera propre et c’est dans cette intimité du rapport au monde que se construit sa subjectivité. Pour B. Lahire langage et conscience sont associés.

J.-P. Narcy-Combes évoque les travaux de B. Lahire et enchaîne sur les rapports à la langue première et à la langue étrangère :

‘« … pour Lahire (…) il est difficile de séparer le langage de la conscience car il est difficile d’imaginer une conscience sans langage. C’est d’ailleurs là que se trouve peut-être une des explications des difficultés que rencontrent les apprenants d’une L2, il s’agit de la nativisation, tant culturelle que langagière, qui les conduit à procéder par référence à des critères intériorisés pour traiter les données langagières en L2. Les apprenants parviennent plus ou moins facilement à dissocier leur pensée de la L1, ce qui cause des blocages psychologiques, au pire, ou des erreurs d’analyse de L2, au mieux. » 495

Langage et conscience sont associés et la langue permet d’accéder à la conscience du langage mais la langue première est à ce point en osmose avec le langage qu’il n’y a conscience de langage que quand le sujet s’en déprend au moyen de la langue, quand la langue devient une objectivation du langage :

‘« Objectiver le langage, c’est lui faire subir une transformation ontologique radicale : l’enfant était dans son langage, il le tient désormais face à lui et l’observe, le découpe, le (…) classe, le range en catégories. » 496

Á travers la « nativisation » 497 J.-P. Narcy-Combes constate la difficulté des apprenants à « dissocier leur pensée de la L1 ». Nous avons vu combien cette assimilation de l’individu à sa langue et au langage est préjudiciable à son émancipation. Nous défendons ici que cette émancipation doit être organisée par l’École et nous avons montré, avec E. Bautier se référant à M. Bakhtine, à travers le concept de secondarisation, que l’apprentissage de langue étrangère, tout en visant l’efficience pratique, peut être un levier puissant d’objectivation du langage et de la culture.

Á ce prix, les langues étrangères ont toute leur place dans le socle commun parce qu’elles permettent à l’apprenant de se construire une disposition vis-à-vis du langage, des langues et des cultures s’appuyant sur l’usage qu’il a de sa langue première. Comment en effet construire un rapport au monde par le langage en utilisant la langue étrangère si on s’interdit de le penser et de le construire avec le seul outil dont on dispose qui est sa propre langue ? Le processus d’apprentissage que doit accompagner le maître exige une démarche réflexive et se développe au rythme des déstructurations et des restructurations d’automatismes acquis dans la langue première et dans l’usage de la langue première. Cette langue première devient le mètre étalon à partir duquel l’apprenant se construit de nouveaux moyens d’expression dans des variétés linguistiques autres. La langue première devient le noyau central d’une compétence de communication où les variétés linguistiques se régénèrent dans leurs interdépendances.

Il est urgent d’intégrer dans la formation des maîtres une réflexion approfondie sur la compétence plurilingue, réflexion qui doit être commune à tous les partenaires des enseignements scolaires directement concernés par les questions du langage car enseigner les langues, c’est bien, comme l’affirment V. Castellotti et D. Moore :

‘« aider à construire un répertoire plurilingue, répertoire de pratiques tout autant que de représentations. » 498

Il est urgent de construire une culture commune de tous les partenaires de l’éducation en charge des questions du langage pour permettre l’accès de tous les élèves à un véritable plurilinguisme entendu non pas comme la juxtaposition de plusieurs variétés linguistiques (ce que l’on appellerait multilinguisme) mais comme la capacité d’utiliser à bon escient plusieurs variétés linguistiques. Il revient à l’École de former un individu capable de

‘«… gérer le répertoire linguistique en fonction d’un éventail large de facteurs situationnels et culturels (domaines, rôles, statuts et identités des participants ; actes, stratégies et genres ; modalités et canaux ; ton ; finalités ; intertextualité, principes de la conversation et de l’implicite…). » 499

Ainsi considérée, cette capacité est la même que celle que l’élève est amené à développer dans sa propre langue. C’est bien ce qu’apprend à faire l’individu qui se construit l’outil symbolique du langage dans sa propre variété linguistique. Du travail sur ses représentations sociales, sur la variation, l’adaptation, dépendra le degré d’autonomie langagière, donc le degré d’action sociale qu’il atteindra. La compétence plurilingue n’apparaît dès lors que comme une dimension nouvelle du langage. Tout devient affaire de degré, de complexité, de quantité et nous avons montré combien, loin d’entraver le développement de la plasticité langagière en langue première, l’apprentissage des langues étrangères et leur pratique peut le dynamiser. L’École apparaît alors comme une espèce de propédeutique, le lieu de la mise en mouvement pour la vie d’une dynamique plurilingue associée au développement d’une conscience individuelle de la complexité culturelle.

Les études sociolinguistiques que nous avons citées, notamment les recherches d’ESCOL, montrent qu’il y a là un enjeu démocratique et éducatif de la plus haute importance. Or les études universitaires des professeurs de langues ne les forment pas pour l’heure à cette approche intégrée des enseignements - apprentissages de langues. Faut-il s’interdire de penser à des modules universitaires de sociologie du langage articulés avec la didactique des langues ? Faut-il s’interdire de penser à des épreuves de concours communes à toutes les disciplines relevant du langage ?

Notes
494.

Lahire, B. L’homme pluriel, les ressorts de l’action.

495.

Narcy-Combes, J.-P. Didactique des langues et tic : vers une recherche-action responsable, p. 31.

496.

Op. cit.

497.

Il y a nativisation quand l’apprenant analyse la langue cible ou la culture cible selon les critères de sa langue et de sa culture d’origine.

498.

Castellotti, V. & Moore, D.  Représentations sociales des langues et enseignements, Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, p. 22.

499.

Carton, F. & Riley, P. Le “linguisme” –multi – poly – pluri ? p. 8.