3.2. Dans la classe de langue étrangère, le professeur est un expert en altérité.

L’enseignement – apprentissage de langue vivante intégré à un apprentissage général de la maîtrise du langage ne dispense pas le professeur de langue d’une spécialisation dans la variété linguistique dont il est chargé. C’est parce qu’il la maîtrisera toujours mieux qu’il parviendra à la faire acquérir en pratiquant une didactique adaptée (comme nous l’avons vu en 2.3) mais aussi à lui faire jouer ce rôle essentiel dans la construction du rapport au monde que nous avons explicité.

A la suite de nombre de linguistes, nous avons employé le terme de « variété linguistique ». Ce concept permet d’échapper à des distinctions toujours délicates : la question de la différence entre langue et dialecte en est une, la question de la frontière en est une autre. Mais, une fois évacuée cette question d’ordre politique, il reste que la variété linguistique peut désigner des réalités radicalement différentes : la langue espagnole qu’emploie la communauté scientifique des chercheurs américains et européens dont l’espagnol est la langue première est une variété linguistique au même titre que la langue qu’emploient les habitants des quartiers populaires de la périphérie de Lima. Il est donc illusoire de prétendre qu’un spécialiste de l’espagnol puisse maîtriser toutes les variétés linguistiques que recouvre l’espagnol. De même qu’il est illusoire de chercher une mythique langue standard qui permettrait à coup sûr une communication satisfaisante dans chacune des communautés parlant l’espagnol. Nous l’avons affirmé à maintes reprises, la langue n’existe que dans les usages qu’on en a et par conséquent elle est intimement liée à la culture pratique de ceux qui la parlent. Il s’ensuit que celui qui est chargé d’enseigner l’espagnol, s’il ne peut avoir une maîtrise des toutes les variétés de l’espagnol et de leur usage, doit pouvoir disposer d’une pratique de référence de la langue et de la culture située dans une aire sociopolitique considérée et doit pouvoir à partir de celle-ci exercer une capacité de distinction des différentes variétés.

Le premier impératif dans ce domaine est donc que le professeur ait une maîtrise pratique de la langue et de la culture dans une aire déterminée du monde hispanique. En effet, s’il doit faire acquérir par ses élèves la compétence à communiquer langagièrement à l’oral et à l’écrit et à interagir culturellement comme acteur social dans un espace hispanophone, on n’imagine pas qu’on ne puisse pas l’exiger de lui. Or, force est de constater que les concours de recrutement n’en font pas un préalable à l’obtention du certificat d’aptitude à l’enseignement des langues. Certes, les rapports de jurys exhortent les candidats à travailler la maîtrise de la « langue courante de communication » mais aucun dispositif spécifique d’évaluation n’est prévu pour juger de cette maîtrise. Tout au plus « la maîtrise de la langue » fait-elle partie, à la discrétion des jurys, des critères retenus dans l’évaluation d’épreuves universitaires culturellement et formellement codifiées. Les candidats sont également invités à effectuer des séjours longs dans les pays dont ils souhaitent enseigner la langue mais les règles administratives en vigueur ne permettent pas d’en faire une obligation. Il s’en suit que ne maîtrisent la pratique de la langue et de la culture que ceux qui sont natifs et ceux qui, acceptant d’allonger d’autant leurs études universitaires et au prix quelquefois de grandes difficultés pratiques, sont partis pour de longs séjours à l’étranger. Mais les savoirs et les savoir-faire acquis ne sont pas pris en compte comme tels dans le concours de recrutement.

Puisque les nouveaux programmes d’enseignement des langues, de l’école primaire au lycée, confirment et renforcent les orientations définies précédemment qui privilégiaient déjà la maîtrise de la compétence de communication, le préalable pour prétendre enseigner devrait être de satisfaire à un test de niveau de maîtrise de langue utilisant les échelles reconnues internationalement comme le Cadre européen commun de référence pour les langues. L’inscription au concours de recrutement pourrait être soumise à l’obtention de cette certification que pourrait délivrer un organisme public habilité, dans l’un des pays dont on veut enseigner la langue ou l’une des langues officielles.

La maîtrise pratique de la langue va de pair avec la maîtrise pratique de la culture entendue comme les modes de vie du groupe social dont on apprend – enseigne la langue, ses façons d’agir, de sentir, de penser, sous-tendues par un système de valeurs, des idéologies, des normes sociales. Là encore, c’est au regard de la mission assignée à l’École en ces matières que l’on peut définir les compétences à attendre d’un professeur de langue. Or l’éducation aux différences culturelles et à l’altérité ne se réduit pas à l’acquisition de connaissances culturelles sur la communauté dont on étudie la langue. Elle ambitionne de faire vivre l’apprenant, au moins momentanément, dans un autre système de pratique et de pensée le contraignant de la sorte au décentrage sans lequel il n’y a pas d’expérience de l’altérité. Pour que l’élève opère ce décentrage, il lui faut là aussi accéder à une conscience métaculturelle. L’aide que pourra lui procurer le maître sera moins dépendante d’un savoir culturel cumulatif que de sa capacité à mobiliser des savoirs de référence (eux-mêmes issus de plusieurs systèmes) pour interpréter des comportements, des façons de penser, des événements. Ce dernier aspect prend une importance considérable dès lors que l’on prétend mettre l’apprenant en contact direct avec la communauté de la langue cible en temps réel. Tout contact avec elle s’inscrira dans un contexte socio – historique marqué que le professeur devra être capable de décrypter. On voit bien que dans la perspective de l’enseignement - apprentissage l’enseignant ne saurait être dans un rapport fusionnel avec la culture à enseigner. Sa position lui impose deux nouvelles obligations : un contact régulier avec le pays dont il enseigne la langue, et un renouvellement constant des connaissances nécessaires à l’identification des significations socioculturelles de l’évènementiel par lequel les élèves accèdent à cette dimension de l’apprentissage.

En un mot, c’est à sa capacité à mobiliser des ressources pour interpréter la réalité observée dans la société dont on étudie la langue, que l’on jugera l’efficacité de l’enseignant à faire progresser l’élève dans sa conscience de l’altérité. Au même titre que les ressources linguistiques, les ressources culturelles sont des outils pour interagir avec l’autre. Pour l’heure, les concours de recrutement n’envisagent pas la compétence culturelle sous cet angle.