4.1. Quelles compétences ?

Les savoirs de référence que nous avons isolés plus haut ne sont pas nécessairement requis par l’état actuel du métier de professeur d’espagnol, voire de langue étrangère, et il suffit pour s’en convaincre de reprendre les critères d’évaluation pour l’inspection de titularisation que nous avons produits. Si ces savoirs, ou du moins beaucoup d’entre eux, ne sont pas requis, que dire alors de la capacité à les mettre en œuvre ? C’est bien en effet là que nous situons la compétence professionnelle, en cohérence avec la notion de compétence telle que nous la définissions en 2.1.1. à propos de la compétence langagière des apprenants. Comme il s’agissait pour ces derniers de « savoir mobiliser » connaissances et savoir-faire pour réussir l’interaction, de la même façon, il s’agit pour le professeur de « savoir mobiliser » connaissances et savoir-faire pour affronter une situation professionnelle particulière.

Il revient à la formation initiale et continue de créer les moyens et les conditions d’apprendre ce « savoir mobiliser ». C’est un défi difficile à relever parce que, ce faisant, on tourne le dos aux routines qui rassurent, on s’éloigne d’un fonctionnement à l’économie qui tend à gommer les différences, à homogénéiser les situations, mais il n’y a pas d’alternative si l’objectif de l’École est bien de faire réussir chaque élève. Nous avons montré que l’enseignement – apprentissage de langue étrangère peut avoir un rôle éminent dans la mission qui consiste à éduquer et instruire tous les élèves, ceux qui viennent à l’École avec le projet d’apprendre et ceux qui y viennent contre leur gré, ceux qui comptent sur Elle pour comprendre le monde et ceux qui n’en voient pas le sens. A plusieurs reprises nous avons cité l’ouvrage de E. Bautier et J.-Y. Rochex dont le titre 501 même dit que si l’École a réussi sa massification, elle ne saurait être entendue comme une démocratisation. L’enseignement – apprentissage d’une ou plusieurs variétés linguistiques, outre qu’il répond à un besoin politique, économique et sociologique, peut participer de façon décisive au développement de l’individu dans son rapport au monde par le langage à la condition que le professionnel qui en a la charge acquière les savoirs évoqués en 2.4. et sache les mobiliser.

La compétence que vise, ou que devrait, selon nous, viser essentiellement la formation professionnelle est celle qui permet « d’agir dans l’urgence », de « décider dans l’incertitude ». Nous reprenons ici les termes de P. Perrenoud 502 qui tente de définir ce qui constitue cette compétence qui fait que certains enseignants agissent judicieusement « sans réfléchir » dans des situations qui exigeraient que l’on pesât longuement le pour et le contre, que l’on différât la passage à l’acte pour prendre conseil ou se référer à des textes théoriques. Plus encore, ils agissent quelquefois « dans l’incertitude », c'est-à-dire en prenant des risques parce qu’ils n’ont pas toutes les données qui permettraient d’anticiper et donc de calculer avec une certaine sécurité.

‘« Pourtant, dans l’urgence et l’incertitude, une partie des enseignants ont des compétences qui leur permettent d’agir sans savoir, sans tout raisonner et calculer, et pourtant avec une certaine efficacité dans la gestion des situations complexes. » 503

Certes l’enseignant n’est pas toujours contraint d’agir dans l’urgence, certes il rencontre souvent des situations de grande visibilité mais, qu’il soit démuni dans les phases critiques, dans les périodes de tension, les moments de presse et c’est tout l’équilibre du rapport pédagogique qui peut en être durablement affecté. Il lui faut donc apprendre à mobiliser savoirs et savoir-faire presque automatiquement pour affronter les situations de classe qui sont toujours des situations complexes, a fortiori en classe de langue.

Nous ne revenons pas sur la complexité de l’enseignement disciplinaire de langue étrangère que nous avons explicitée dans le chapitre 2 de cette seconde partie, nous nous contentons de rappeler que le parti théorique que nous avons pris d’une approche constructiviste de l’apprentissage de langue étrangère installe dans la classe un paradoxe irréductible : c’est le cheminement de l’individu élève, être social unique, qui imprime le pas auquel le maître doit se conformer sans quoi il l’abandonne mais il est en même temps garant du collectif inhérent à la structure scolaire. La préoccupation disciplinaire se trouve comme enveloppée : les compétences visées ne sont pas référables épistémologiquement au seul enseignement – apprentissage de l’espagnol, non plus qu’à celui des « langues étrangères », ni même à celui de « la langue ». Par cercles concentriques elles finissent par embrasser l’ensemble des questions de l’apprentissage scolaire, aussi la « stratégie de la tour d’ivoire », dont parlait C. Puren pour caractériser la didactique traditionnelle, apparaît-elle comme complètement obsolète.

A l’instar de P. Perrenoud, nous dirons que la formation doit résolument accepter le défi de la complexité. L’auteur en emprunte la définition à E . Morin :

‘« La complexité n’est pas la complication. Ce qui est compliqué peut se réduire à un principe simple comme un écheveau embrouillé ou un nœud marin. Certes le monde est très compliqué, mais s’il n’était que compliqué, c'est-à-dire embrouillé, multidépendant, etc., il suffirait d’opérer les réductions bien connues […] Le vrai problème n’est donc pas de ramener la complication des développements à des règles de base simples. La complexité est à la base. » 504

Former les enseignants, c’est les aider à maîtriser la complexité, c'est-à-dire à penser ensemble les contradictions sans quoi il leur sera impossible de lutter contre l’échec, d’individualiser les parcours, de différencier les apprentissages.

Notes
501.

Bautier, E. & Rochex, J.-Y. L’expérience scolaire des nouveaux lycéens ; démocratisation ou massification ?

502.

Perrenoud, P. Enseigner : agir dans l’urgence décider dans l’incertitude.

503.

Ibid. p. 11.

504.

Morin, E. La méthode. Tome I La nature de la nature. Paris : Le Seuil. 1977. p. 377-378. Cité par P. Perrenoud, p. 24.