4.2. Les priorités de la formation initiale.

Outre qu’immergé dans l’École dont il partage la difficulté d’adaptation à la complexification de la société et donc la crise de sens, le domaine scolaire de l’enseignement des langues vivantes est, de plus, soumis à de vives tensions qui résultent d’une demande sociale insatisfaite d’efficacité pragmatique, d’une organisation scolaire qui en nie la spécificité, mais aussi d’un déficit de formation des professionnels qui en ont la charge.

Si l’on s’interroge en effet sur les savoirs de référence dont disposent le lauréat des épreuves théoriques du C.A.P.E.S. d’espagnol pour se construire les compétences nécessaires pour affronter la complexité dont nous avons parlé, force est de constater que le curriculum classique a fait l’impasse sur la plupart des sciences qui pourraient l’aider à se constituer une véritable didactique de la langue étrangère. Il en résulte que la référence la plus stable est celle de l’expérience personnelle de l’élève qu’il a été, des représentations de l’apprentissage scolaire de langue étrangère qu’il s’y est construit. Il est probable alors que le noyau dur de la didactique de l’espagnol apparaisse comme l’îlot de stabilité dans la mer déchaînée, et cela d’autant plus que les professeurs experts qui seront dépêchés pour l’initier, auront été désignés pour leur maîtrise de cet art-là. S’il est compliqué à mettre en œuvre, le cours magistral dialogué sur document n’est pas complexe, il est fondé sur le principe essentiel et simple du réemploi, réemploi immédiat et réemploi différé de formes linguistiques et éventuellement réemploi de savoirs savants. Voilà qui est trop simple pour être vrai mais tellement rassurant pour qui se trouve démuni.

Quand les pratiques traditionnelles s’ingénient à simplifier, il est du devoir de la formation initiale de faire accéder au complexe et d’initier, tout à la fois, à la différenciation didactique et à la différenciation de l’action pédagogique à partir de l’analyse de situation.

Les propos de l’Inspecteur Général qui intervient lors de la réunion des conseillers pédagogiques de l’académie de Bordeaux en mars 2004 505 fournissent un bon exemple de ce que nous entendons par différenciation didactique. A vouloir fournir aux professeurs stagiaires les outils de la réussite quand le seul horizon clair est le cours magistral dialogué, on en vient à organiser la formation en fonction du traitement à accorder aux documents qui feront l’objet des cours, ce que déplore l’auteur de ces lignes :

‘« En formation initiale, les contenus des plans de formation sont presque partout déterminés en fonction des supports (BD, journaux, ciné, etc.) : on peut comprendre MAIS il y a une dérive vers les soi-disant “techniques d’approches ”, les méthodologies, au détriment évident des objectifs linguistiques : comment comprendre, comment dire ? Comment écrire ?’ ‘Le tableau n’est pas franchement encourageant : il est temps de revoir nos démarches, ou du moins, de les recentrer et de les affiner. » 506 [Souligné dans le document]’

La question du traitement du document devient première au détriment des usages ciblés de la langue à apprendre, des apprentissages ciblés de ces usages et des savoirs qui les rendent possibles. Il est urgent d’aider les jeunes professeurs à construire des situations d’apprentissage en fonction du niveau des compétences langagières que les Instructions Officielles assignent comme objectif à l’apprentissage scolaire de langue étrangère.

Mais cette différenciation didactique va de pair avec la différenciation de l’action pédagogique. Les situations d’apprentissage dont nous parlons ne se construisent pas que sur des considérations relevant exclusivement du champ cognitif ; que l’on ignore celles qui renvoient au champ socio-affectif, et c’est le projet d’apprendre et donc d’enseigner à tous qui est compromis. Dès lors qu’ils se posent, il ne saurait y avoir de problèmes indignes du secondaire et leur imbrication avec l’apprentissage implique qu’ils soient traités concomitamment dans l’action.

Ainsi se posent pêle-mêle au professionnel des problèmes aussi divers que ceux qui ont trait à la création d’une discipline de travail dans la classe, au choix dans les programmes, à la planification didactique, à l’improvisation, au bricolage des situations didactiques, au bricolage des savoirs, à la gestion de la classe, à l’équité, à la coexistence, aux questions de sexualité, de séduction, de pouvoir, de déviance, d’affectivité, etc.

Quel dispositif de formation peut, à défaut de donner toutes les clefs, enclencher un véritable processus de professionnalisation entendu comme la construction progressive d’une aptitude à gérer tant de complexité, une véritable compétence professionnelle ?

La première année de formation, entièrement tendue vers le concours de recrutement qui reste d’essence littéraire et fondé sur l’évaluation de savoirs savants académiques, est peu propice à la formation professionnelle. Tout au plus permet-elle d’entrevoir ce que peut être un habitus professionnel par la confrontation à des cas concrets lors des stages d’observation et de poser les premiers jalons d’une réflexion didactique dans le cadre de la préparation de l’épreuve sur dossier. Mais il est à noter que, dans sa conception même, cette épreuve induit un enseignement-apprentissage de langue étrangère conforme aux canons de la didactique traditionnelle de l’espagnol puisque la réflexion didactique s’engage non pas à partir d’objectifs d’apprentissage mais à partir de documents.

L’essentiel de la formation professionnelle initiale se fait donc en deuxième année, quand les professeurs stagiaires sont déjà dans l’action. Il n’y a donc pas d’autre alternative que de penser la formation dans le rapport à l’action sachant que les savoirs savants susceptibles d’éclairer tant celle-ci que celle-là, de leur donner sens, restent, pour une bonne part, à acquérir dans le même mouvement.

Reprenant les catégories de P. Perrenoud, nous dirons que le professeur débutant doit se construire dans le même temps et sous la pression de l’agir imminent des savoirs savants et son habitus de professionnel. Pour expliciter cette distinction, l’auteur évoque le chirurgien qui, alors qu’il est en train d’opérer, ne cesse de réfléchir pour comprendre ce qui se passe, anticiper au mieux, réorienter son action au gré des évènements qui se produisent. Cette réflexion, selon l’auteur, mobilise des savoirs mais « elle est surtout la manifestation de l’habitus du professionnel » 507 .

Créer les conditions pour que le professeur stagiaire se crée un habitus évolutif de professeur de langue étrangère, développer sa réflexion sur l’action à entreprendre pour répondre à la commande institutionnelle, reprendre cette réflexion sur l’action une fois celle-ci réalisée, l’articuler aux connaissances déclaratives et procédurales savantes qui seules peuvent l’aider à organiser la matière, à établir des catégories, voilà, selon nous, les tâches essentielles que doit accomplir la formation initiale.

Puisque le stage en situation le plonge d’emblée dans la réalité complexe, il serait vain de chercher à tracer un parcours d’apprentissage linéaire ou de différer la confrontation avec la complexité en proposant une formation modélisante pour parer au plus pressé. Aider le professeur débutant à se constituer une compétence professionnelle ne consiste pas à nier la complexité mais à faire qu’il se dote de la capacité de « distinction » dont parle P. Bourdieu. C’est à lui qu’il revient d’analyser les situations, de faire des choix et de décider des actions adaptées.

Pour P. Perrenoud :

‘« Penser en termes de compétence, c’est penser la synergie, l’orchestration de ressources cognitives et affectives diverses pour affronter un ensemble de situations présentant des analogies de structure ».’

Pour que la formation aide le formé à apprendre à distinguer « les analogies de structure », pour qu’elle l’aide à se constituer les ressources cognitives adaptées, pour qu’elle l’aide à savoir mobiliser ses ressources cognitives et ses ressources affectives, il nous semble essentiel de multiplier les instances de réflexion : réflexion dans l’action, réflexion sur l’action mais hors l’action, réflexion par l’action ciblée à cette fin.

Nous l’avons vu dans l’exemple du chirurgien, la réflexion dans l’action, réflexion rapide qui permet de réorienter immédiatement l’action est le propre du professionnel accompli et encore est-elle, pour une bonne part, manifestation d’un habitus établi. Le professeur débutant doit tout à la fois agir et mener la réflexion sur l’action pour en modifier la trajectoire sans disposer d’adjuvants garantis. Les multiples éléments qui la contraignent font que cette réflexion en temps réel n’est pas un temps de formation, mais c’est bien cette réflexion en temps réel qu’il convient de rendre efficace au point même d’en automatiser certaines phases.

Le retour sur l’action et sur la pensée qui l’a produite paraît alors le moment essentiel de la formation, retour qui permet de faire le point sur le déroulement des événements, d’en analyser les ressorts, de faire des hypothèses sur leur fonctionnement et d’arrêter des stratégies adaptées pour affronter des situations analogues. Ces retours peuvent être individuels ou guidés par des professionnels dont c’est la fonction (conseiller pédagogique, formateur) ou accompagnés par des pairs hispanistes ou par des pairs non hispanistes etc. Ces retours portent sur des séquences plus ou moins longues, sur des stratégies, sur des contenus, sur des comportements etc. Ces retours se font à partir du souvenir du professeur, à partir du souvenir de l’observateur, des souvenirs croisés de l’un et de l’autre, à partir de traces écrites, de traces sonores, de traces vidéo etc. Ces retours se font sous forme d’échanges oraux, de monologues, d’écrits courts et / ou d’écrits suivis, etc.

Les modalités de ces retours sur l’action sont innombrables et peuvent donner successivement ou conjointement l’occasion d’une mise à distance de son propre fonctionnement – et donc d’une prise de conscience d’un habitus en formation –, l’occasion de l’acquisition d’un savoir de référence, l’occasion d’une analyse comparative de pratiques, en un mot, l’occasion d’une mise à disposition d’outils de réflexion et d’action à mobiliser dans l’avenir immédiat. Ainsi s’enclenche chez le professeur en formation un processus d’élaboration d’un savoir fondé sur l’analyse de l’expérience personnelle et collective et dont le mémoire professionnel peut être l’expression. Les autres contenus de formation eux-mêmes peuvent alors apparaître comme des réponses aux interrogations soulevées au cours de ce processus d’élaboration de la compétence professionnelle.

Notes
505.

Compte rendu de la réunion des conseillers pédagogiques, 12 mars 2004, Lycée Victor Louis à Talence. Consultable sur : http://espagnol.ac-bordeaux.fr .

506.

Ibid. p. 2.

507.

Op. cit. p. 152.