Section 2 – L’allégeance préfectorale

La politisation des fonctions sera d’autant plus efficace que les fonctionnaires seront convaincus de la pertinence de la politique qu’il leur faudra appliquer et promouvoir.

Le terme « politisation » revêt plusieurs acceptions, et nous évoquons ici celle qui consiste en « une recherche pour les Gouvernements en place de serviteurs loyaux, prêts à mettre en œuvre la politique pour laquelle ils ont été mandatés par le peuple souverain » 214 . Cette politisation, qualifiée par Danièle Loschak de « politisation missionnaire » ou « conquérante » 215 , apparaît comme un moyen de « vassaliser » le fonctionnaire 216 , qui n’a plus qu’à être un « zélateur, un propagandiste du gouvernement établi ».Le préfet apparaît à cet égard comme étant « le plus politique des fonctionnaires » 217 .

Nous l’avons dit, le préfet ressortit à la catégorie des fonctionnaires nommés « à la décision du Gouvernement », catégorie justifiée par la volonté des gouvernements, issus de la volonté populaire, de faire appliquer effectivement leur politique. L’accord est général pour considérer que les préfets ont toujours été choisis par les gouvernements successifs parmi des hommes dont la sympathie pour le gouvernement ne faisait aucun doute. Il y a là une remarquable continuité doctrinale, les opinions ne divergeant que relativement à la légitimité d’une telle politisation préfectorale.

Les uns tiennent que le pouvoir politique doit pouvoir s’appuyer sur des éléments sûrs dans la mise en œuvre de ses décisions par l’Administration 218 . Vivien en était qui estimait déjà qu’il fallait tenir compte des besoins politiques, que certaines fonctions publiques sont « par leur nature » essentiellement politiques, et que leurs titulaires doivent « reproduire fidèlement et sans altération la pensée, les tendances et l’esprit du gouvernement » 219 . On a même trouvé en doctrine des auteurs favorables à un « spoils system » à la française. Ainsi, Macarel est allé beaucoup plus loin que la plupart de ses pairs en justifiant la mainmise totale de l’Exécutif sur l’ensemble de la Fonction publique, et ainsi la politisation extrême de celle-ci, par la nécessité incombant au Gouvernement de veiller à la fidélité des agents afin qu’ils soient « initiés » à sa pensée 220 . Plus récemment, Monsieur Guy Morange s’est inscrit dans le courant représenté par Vivien en évoquant « le désir légitime » des gouvernements « de voir occuper de tels postes par des hommes dont les opinions sont proches des siennes » et en reconnaissant qu’il y a là un « gage d’efficacité dans l’action » 221 . De telles considérations conduisaient Monsieur Bernard Pacteau à affirmer qu’ « en soi, la théorie des emplois supérieurs, avec leur clause fondamentale de précarité et de discrétionnarité est sans doute peu contestable » 222 .

Les autres rejettent toute politisation de l’Administration publique, au nom de la distinction entre les sphères politique et administrative, ce qu’ils considèrent comme un mélange des genres regrettables. Chardon s’est fait le héraut de cette analyse, qu'il a exprimée en des termes virulents. Ce jurisconsulte, qui souhaitait ardemment la suppression des préfets, affirmait que « (l)a France vomit cette mixture de politique et d’administration, dont elle a tant souffert ; elle reconnaît que dans la démocratie, un pouvoir administratif existe rationnellement à côté du pouvoir politique » pour s’exclamer : « plus d’hybrides vivant à la fois sur les attributions des politiques et des administrateurs amalgamant d’une façon plus ou moins occulte et sans responsabilité réelle la politique à l’administration (...) et par conséquent, plus de préfets » 223 .

Pour conclure ce propos, nous faisons nôtre l’appréciation de Monsieur Stéphane Manson qui, récemment, écrivait que : « Conçu comme l’instrument du gouvernement, le préfet n’a jamais été une institution “dérangeante”. Historiquement, en effet, les gouvernements se sont toujours donnés les moyens de modeler à leur image cette institution très malléable en y introduisant des serviteurs zélés et en évinçant avec une déconcertante facilité tous ceux qui paraissaient ne plus mériter la confiance » 224 .

La politisation peut affecter la gestion de la Fonction publique, et force est de constater que cela a été le cas, pour les raisons susdites. Mais cette attitude de la part de l’autorité de nomination peut prendre aussi se traduire en un favoritisme au bénéfice d’un parti politique au niveau du recrutement et de la promotion des fonctionnaires 225 .Le favoritisme conduit, selon la formule heureuse de Roland Bonnard, à « la substitution de considérations politiques ou autres aux considérations professionnelles » 226 .

Les Evangiles nous apprennent que l’on ne peut servir deux maîtres à la fois 227 .

Un régime sévère d’incompatibilités a été prévu afin que le préfet ne soit pas tenté de servir un autre maître que le Gouvernement (§ 1 er ). Par ailleurs, le préfet n'est pas simplement astreint au respect d'une obligation de loyalisme, mais plutôt de conformisme (§ 2).

Notes
214.

KONDYLIS (V.), Le principe de neutralité dans la fonction publique, thèse droit, Paris, L.G.D.J., 1994, 559 p., p. 20.

215.

LOSCHAK (D.), « Les Hauts fonctionnaires et l’alternance », Rapport présenté au colloque organisé par l’Association française des sciences politiques à Paris, les 7 et 8 février 1991 (multigraphié, 17p.), pp. 14 et ss.

216.

LABAND (P.), Le droit public de l’Empire allemand, traduit de l’allemand par C. Gandillon et Th. Lauire, (Préface de F. LARNAUDE), Giard et Brière (6 vol., 1900-1914), T. II (1901, 714 p.), pp. 106 et ss., cité par KONDYLIS (V.), op. cit., p. 15.

217.

BURDEAU (Fr.), Histoire de l’administration française du XVIII ème au XX ème siècle, Montchrestien, (coll. « Précis Domat »), p. 208 ; Cf aussiEBEL (E.), Les préfets et le maintien de l'ordre public en France au XIX ème siècle, La Doc. fr. (coll. « la sécurité aujourd'hui »), 1999, 265 p., : « ...le pouvoir s’est servi des préfets pour faire appliquer ses idées ; s’ils désiraient conserver leur place, les fonctionnaires ne pouvaient obvier à cette règle »,p. 220.

218.

Cf. notamment FORGES (J.-M. de), Droit de la fonction publique, P.U.F. (coll. « Droit fondamental – Droit administratif »), 2ème éd., 1997, 379 p., n° 112, p. 135.

219.

VIVIEN de GOUBERT (A.-Fr.-A.), Etudes administratives, op. cit., t. 1, p. 185.

220.

MACAREL (L.-A.), Cours de droit administratif professé à la Faculté de droit de Paris, t. 1er, « Organisation et attributions des autorités administratives », Librairie Gustave Thorel, 1844, p. 72.

221.

MORANGE (G.), « La liberté d’opinion des fonctionnaires publics », chron., D, 1953, pp. 153-156, p. 155, cité in KONDYLIS (V.), op. cit., p. 302.

222.

PACTEAU (B), note sous Cons. d’Et., 14 mai 1986, Syndicat national des cadres hospitaliers C.G.T.-F.O. et Rochaix, L.P.A., 9 janvier 1987, pp. 4-9, p. 8.

223.

CHARDON (H.), Le pouvoir administratif, Librairie académique Perrin et cie, 1911, 281 p., pp. 34-36.

224.

MANSON (St.), op. cit.

225.

STAHLBERG (K.), op. cit., p. 429.

226.

BONNARD (R.), « La crise du fonctionnarisme et ses causes : le favoritisme - Remèdes : le statut des fonctionnaires, loi ou décret », chron. R.D.P., 1907, pp. 481-494, p. 481.

227.

« Nul serviteur ne peut servir deux maîtres ; car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre », Matthieu, VI-24 ; Luc, XVI-13.