§ 2 - Le préfet, autorité de crise.

La crise requiert l'intervention du préfet, et cette intervention est revêtue des atours de la légitimité, pour des raisons exprimées par François d'Arcy qui tiennent à la place particulière que l'on reconnaît à l'Etat en France, et par la qualité de l'information dont peut jouir le préfet 1284 .

C'est pour beaucoup d'observateurs 1285 ou de membres du corps préfectoral 1286 la justification du corps préfectoral : affronter la crise. MM. Colliard et Groshens ont tenu cependant à nuancer ce propos en affirmant que, s'il est vrai qu'il y a des exemples d'intervention efficace des préfets en temps de crise, il n'en demeure pas moins que les exemples contraires ne sont pas rares 1287 . Pour Monsieur François Monnier, le préfet « ne retrouve guère aujourd'hui une part de son ancien ascendant qu'en cas de catastrophe naturelle » 1288 .

Depuis deux siècles, c'est traditionnellement au maire de faire face à une crise majeure au niveau local. La loi municipale de 1884 a longtemps été le seul texte législatif désignant une compétence juridique en la matière. C'est, en principe, au maire, investi du pouvoir de police municipale, que revient le soin d'organiser la prévention et, le cas échéant, les secours 1289 . Ce n'est que lorsqu'il se trouve dans l'incapacité de faire face à la crise avec les moyens dont il dispose qu'il peut solliciter l'intervention de « l'autorité supérieure », le préfet.

Mais la fréquence des crises majeures entre les deux guerres a conduit les maires à faire de plus en plus souvent appel aux préfets, et à l'autorité gouvernementale à accroître le pouvoir du préfet dans ce domaine 1290 . Les polices spéciales dont la responsabilité échappe aux maires pour incomber aux préfets se multiplient. Commence, nourri par le développement du risque technologique lié au développement industriel et par l'accroissement de l'ampleur des risques naturels consécutive à une urbanisation rapide et souvent mal maîtrisée, un mouvement au terme duquel les autorités décentralisées sont dépossédées au profit du préfet 1291 . La loi départementale de 1884 1292 ignorait ce que l'on appelle le « risque majeur ». Progressivement, notre droit va le prendre en considération, sans pour autant porter atteinte aux principes de 1884.

Par ailleurs, la multiplication des risques de voir se développer une crise dont les effets excèderaient le territoire départemental a conduit à reconnaître au préfet de zone de défense, dans ce cas, un pouvoir de coordination des moyens 1293 .

Le 5 janvier 1952, une instruction ministérielle a confié au préfet le soin d'élaborer et de déclencher dans le département le plan ORSEC (Organisation des SECours). Depuis cette date, la compétence du préfet est entière en ce domaine. C'est lui qui met en œuvre le plan ORSEC général, ses annexes (adaptations du précédent à des types d'accidents particulier), comme les plans d'urgence, d'apparition plus récente 1294 .

Mais cette compétence préfectorale demeure longtemps dans le statut obscur d'infra-droit lié à cette origine. C'est – paradoxalement ? – la loi du 2 mars 1982 qui la reconnaîtra de façon implicite 1295 .

L'Etat se voit confier la responsabilité de la mise en œuvre des plans de crise. Les matières relevant de la sécurité ne sont pas au nombre de celles qui sont transférées aux collectivités territoriales. Pour Monsieur Jacques Caillosse, « le secteur de la police est tenu pour avoir des exigences propres qui ne pourraient être satisfaites qu'au prix d'une dépossession accrue du local. Bref, ici, le droit commun de la décentralisation est appelé à s'effacer derrière une sorte de droit d'urgence » 1296 .

Après quelques hésitations, quelques tâtonnements, la loi n° 87-565 du 22 juillet 1987 1297 affirme de façon explicite cette compétence étatique. Cette loi n'accomplit à cet égard aucune révolution mais s'inscrit dans le processus global de la dépossession des autorités décentralisées au bénéfice des autorités déconcentrées. Elle réaffirme la compétence de principe de l'autorité de police municipale, mais l'assortit d'exceptions 1298 . A partir d'un certain seuil de gravité et de complexité, l'organisation des secours devient davantage l'affaire de l'Etat. Ce renforcement des pouvoirs du représentant de l'Etat dans le domaine de la sécurité civile a correspondu à une « recentralisation pour partie du pouvoir de police » 1299 , qui, de façon peut-être surprenante, a été admise sans aucune difficulté, au moment où notre pays connaissait par ailleurs un mouvement important de décentralisation 1300 . Et pourtant, cette recentralisation n'était pas exempte de défauts, dès lors qu'elle conduisait à installer un certain décalage entre la définition des responsabilités et celle des compétences.

En effet, l'article L. 2212-2-5° du Code général des collectivités territoriales dispose que le maire doit avoir : « soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations, les avalanches ou autres accidents naturels (…) de pourvoir d'urgence à toutes les mesures d'assistance et de secours ».

L'article L. 2212-14 du même code précise : « en cas de danger grave ou imminent, tels que les accidents naturels prévus au 5° de l'article L. 2212, le maire prescrit l'exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances. Il informe le représentant de l'Etat et lui fait connaître les mesures qu'il a prescrites ». La compétence du maire, fondée sur sa qualité d'autorité de police administrative générale, est donc intacte, mais s'est développée une multitude de polices spéciales à ses côtés, ce qui, de facto, l'a rognée sensiblement.

L'autorité étatique compétente en matière de plan ORSEC ne sera pas nécessairement le préfet, puisque la loi prévoit les situations dans lesquelles le niveau départemental lui-même serait trop exigu. Le département, sans disparaître du système d'organisation des secours, n'y est plus qu'un échelon parmi d'autres. Il est à remarquer que l'échelon supérieur retenu n'a pas été la région, mais la zone de défense, et qu'est créé un plan ORSEC national, élaboré sous la direction du ministre de l'Intérieur, et déclenché par le Premier ministre.

Des mécanismes sont mis en place pour assurer la cohérence des trois niveaux de plans ORSEC 1301 mais demeurent sans doute très perfectibles. La présence auprès du préfet de zone de deux organes collégiaux, l'état major de zone de sécurité civile et le secrétariat général de zone de défense est apparue à des groupes de réflexions mis en place au sein de l'Association des membres du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l'Intérieur comme source de difficultés et de faiblesse 1302 . L'articulation des pouvoirs du préfet de zone et des préfets délégués n'est pas très explicite, le maintien du pouvoir de police de chaque préfet de département peut conduire à des incohérences…

Le préfet se voit reconnaître un rôle central aussi bien dans la gestion prévisionnelle de la crise que dans la gestion opérationnelle de la crise.

Notes
1284.

« … en France, la légitimité de l'Etat comme garant du bonheur et de la protection des peuples, est une idée qui s'est imposée dès la fin de l'Ancien Régime (…) Napoléon disait que les Français dateraient leur bonheur de la création des préfets. Ce n'est pas une formule en l'air ; c'est bien l'idée que les préfets sont sur le terrain les représentants d'un pouvoir protecteur. (…) Il existe une tradition forte en France selon laquelle le savoir légitime, l'expertise publique sont concentrés dans des corps de fonctionnaires (…) à partir de là, dès que plusieurs corps sont mobilisés dans une situation de crise, le préfet a une situation éminente : il lui revient de faire la synthèse", A RCY (Fr. d'), "Administration de la sécurité et glissements de la légitimité », GILBERT (Cl.), sous la dir. de, La catastrophe, l'élu et le préfet, P.U.Grenoble, 1990, pp. 192-

1285.

Cf., par exemple, BRAS (H.), op. cit., p. 609.

KADA (N.), Le préfet et la déconcentration sous la Cinquième République, op. cit., p. 495.

1286.

Cf., par exemple, BERNARD (P.), Le Préfet de la République, op. cit., p. 29.

1287.

COLLIARD (Cl.-Al.) et GROSHENS (J.-Cl.), « La sous-préfectorisation des préfets de département », ibid, p. 26.

1288.

MONNIER (Fr.), « Le préfet et le développement local », in ALLINNE (J.-P.) et CARRIER (R.), Préfet et développement local, Dalloz (coll. « Thèmes et commentaires »), 2002, pp. 285-291, p. 288.

1289.

Il faut dire qu'au moment de la rédaction de cette loi, les principaux risques étaient d'ordre naturel et qu'ils devaient être traités par des communes rurales éparpillées. (Cf. MARION (J.) et PRETOT (X.), « les risques majeurs et les responsabilités publiques : évolution ou révolution ? », Adm., n° 136, pp. 76-81).

1290.

« Le droit enregistre à sa façon la socialisation croissante du risque et le changement d'échelle que celui-ci connaît », CAILLOSSE (J.), « Droit de crise, droit en crise ? », in GILBERT (Cl.), sous la dir. de, « La catastrophe, l'élu et le préfet », P.U.Grenoble, 1990, pp. 43-66, p. 48.

1291.

Ce mouvement provoquera des réactions lors de la discussion au Parlement de ce qui deviendra la loi du 22 juillet 1987. Certains élus se sont émus de ce que l'on dépossédait les autorités démocratiques de la responsabilité de la gestion de la crise, et que cela manifestait une méfiance à l'encontre des élus locaux. (Cf., par exemple, les interventions de M. G. Authié (J.O. Déb. Sénat, 20 mai 1987, p. 1073), de M. G. de la Verpillère (J.O. Déb. Sénat, 21 mai 1987, p. 1107) ou encore de M. L. Minetti: « Nous ne contestons pas la nécessité qu'il y a d'assurer l'efficacité de l'action par une centralisation des décisions de déclenchement des secours. Il ne faudrait pas, en revanche, que les collectivités territoriales soient dépossédées de leurs compétences et mises à l'écart des décisions. La démocratie, gage sine qua non de l'efficacité, exige que les élus et les associations concernées soient associés à la préparation des plans de secours »(J.O. déb. Sénat, 20 mai 1987, p. 1079).

1292.

Précitée.

1293.

Aujourd’hui, le décret n° 2002-84 du 16 janvier 2002, relatif aux pouvoirs des préfets de zone (J.O.L.D., 19 janvier 2002, p. 1180), prévoit à son article 5 : « Le préfet de zone prend les mesures de coordination nécessaires lorsqu’intervient une situation de crise ou que se développent des événements d’une particulière gravité, quelle qu’en soit l’origine, de nature à menacer des vies humaines, à compromettre la sécurité ou la libre circulation des personnes et des biens ou à porter atteinte à l’environnement, et que cette situation ou ces évènements peuvent avoir des effets dépassant ou susceptibles de dépasser le cadre d’un département.

« Il peut mettre à disposition d’un ou de plusieurs préfets de département de la zone les moyens de l’Etat existant dans la zone. »

1294.

Il est à remarquer qu'un décret du 20 mai 1955 (Décret n° 55-582, J.O.L.D., 21 mai 1955, p. 5084) confie au préfet la direction des services départementaux d'incendie et de secours, établissements publics. « (O)n voit combien la politique de protection et de lutte contre les risques est devenue fondamentalement l'affaire de l'Etat », CAILLOSSE (J), « Droit de crise, droit en crise ? », op. cit., p. 49.

1295.

L'article 101 de la loi précitée reconnaît au préfet « lorsqu'il déclenche le plan ORSEC ou tout autre plan d'urgence » autorité sur l'ensemble des moyens des collectivités territoriales qui mettent en œuvre les plans de secours.

1296.

« Droit de crise, droit en crise ? », op. cit., p. 50.

1297.

Loi relative à l'organisation de la sécurité civile, à la protection de la forêt contre l'incendie et à la prévention des risques majeurs, J.O.L.D., 23juillet 1987, p. 8199.

1298.

Article 5 de la loi n° 87-565 du 22 juillet 1987 : « La direction des opérations de secours relève de l'autorité de police compétente en vertu des articles L. 131-1 et L.131-13 du Code des communes, sous réserve des dispositions prévues par les alinéas suivants ».

1299.

MARION (J.) et PRETOT (X.), « Les risques majeurs et les responsabilités publiques : évolution ou révolution ? », Adm., n° 136, pp. 76-81. Les auteurs soulignent l' « amoindrissement des pouvoirs du maire appelé non plus à définir lui-même les mesures à prendre, mais à appliquer celles prévues par les textes pris par les autorités de l'Etat », p. 78.

1300.

« La principale caractéristique de cette évolution qui s'opère à contre-courant des grands mouvements contemporains est, semble-t-il, de n'avoir suscité que peu de débats », GILBERT (Cl.), « Traitement des risques collectifs et action des préfets : entre procédures formelles et pratiques réelles », in GLEIZAL (J.-J.), Le retour des préfets, op. cit., pp. 129-148, p. 129.

1301.

Notamment celui du Centre Opérationnel de la Direction de la sécurité civile, qui est relié en permanence aux préfectures.

1302.

Cf. DAUSSIN-CHARPANTIER (A.), « La gestion de crise, un métier », Adm., n° 183, 1999, pp. 81-85, p. 83. Est donc proposée la fusion de ces deux organes en un seul, le secrétariat général de la défense et de la sécurité civiles.