Section 1ere – Le préfet et l'Ordre économique et social

« Si vous rencontrez un homme qui, au lieu d’arpents, de toises et de pieds, vous parle d’hectares, de mètres carrés et de décimètres, vous avez mis la main sur un préfet ! » François-René de Chateaubriand 1336 .

« Si nous observons, dans une perspective générale, la valeur d’organisation du dispositif de l’An VIII remarquablement stable depuis lors, la situation du préfet manifeste son adéquation par rapport au système économique français », Pierre Legendre 1337 .

Contrairement à ce que l’on affirme trop souvent, l’action économique des préfets n’est pas récente, n'est pas une nouveauté qui serait liée à la crise des années 1970, mais une réalité aussi ancienne que l’institution préfectorale, et même héritée des intendants de l’Ancien Régime,voire de leurs lointains prédécesseurs, les baillis et sénéchaux 1338 .

L'interventionnisme des commissaires créés par le Cardinal de Richelieu est bien connu et s'explique par le fait que : « (l)’Etat dans l’Ancien régime avait foi dans sa mission économique, il aurait cru faillir à sa tâche en négligeant de diriger systématiquement l’économie. Dans ces fonctions ordonnatrices, les intendants étaient des agents d’exécution ou parfois des initiateurs… » 1339 .Madame Catherine Lecomte précise que l'intendant « surveillait étroitement les communautés de métiers, vérifiait la stricte observation des arrêts du Conseil, des lettres patentes relatives à la fabrication des produits manufacturés et au statut des personnes » 1340 .

Monsieur François Burdeau écrit que dès sa création, le préfet doit « œuvrer pour la prospérité » et que dans « le domaine de la vie économique, (il) s’occupe de l’approvisionnement des villes en subsistances ; multiplie les encouragements au développement de la production, distribuant des graines de betterave, instituant des jurys de récompenses » 1341 .

Dans son étude consacrée en 1942 au préfet régional, Pierre Gay précisait qu’ « en fait comme en droit, même pendant le XIXème siècle, (l)e principe d’abstention de l’Etat du domaine économique ne fut pas et ne peut pas être appliqué dans toutes ses conséquences rigoureuses et logiques ». Nous estimons comme lui que « l’Etat faillirait à sa mission s’il se désintéressait des relations qui conditionnent la richesse du pays et qui peuvent, en outre, comporter certains abus » 1342 .Nous sommes aussi parfaitement d’accord avec lui lorsqu’il affirme qu’ « au nom de l’ordre public tout régime d’Etat implique un minimum d’interventions dans les relations économiques des individus, tant pour remédier à (d)es abus que pour développer la richesse nationale » 1343 .

Cette intervention protéiforme du préfet dans les affaires économiques du département se fonde sur les risques que font inévitablement peser les déséquilibres économiques sur l’ordre public. Il s’agit bien là de poursuivre un certain « ordre économique »,qui apparaît comme l’une des composantes à part entière de l’ordre public. Dans sa théorie générale de l’ordre public, Th. Healy considérait que l’ordre public a, en plus d'un caractère politique et moral, un caractère économique 1344 . Pour Monsieur Gérard Farjat, « l'ordre public économique serait d'abord l'expression juridique de l'ordre économique fondamental d'une société donnée » 1345 .

Georges Burdeau a affirmé que l’ordre public déborde le cadre de la tranquillité et de la sécurité de la population et se trouve désormais affecté par les relations économiques 1346 .Gérard Farjat estime que l' « ordre public économique est une des incidences juridiques de la prise en charge par les pouvoirs publics d'une certaine organisation de l'économie, une notion aussi juridique que celle de bonnes mœurs » 1347 .

Dans sa thèse consacrée à l’ordre public, Monsieur Paul Bernard constate que « (l’) importance accrue des problèmes économiques, en liaison avec l’évolution générale qui conduit l’Etat sur la voie dirigiste, se retrouve sur le plan juridique (...) La notion d’ordre public n’échappe pas à cette influence : progressivement, l’ordre public prend une teinte économique et c’est là un facteur d’évolution de cette notion » 1348 .On a pu estimer qu'ainsi, l'ordre public excède le cadre qu'on lui reconnaît volontiers, et les auteurs ont proposé de qualifier cet ordre : on a ainsi parlé de « l'ordre public dans le sens le plus élevé de cette expression » 1349 .

Cette dimension de l'ordre public est caractérisée par les grandes fluctuations qu'elle a connues. Pierre Gay a montré que l’incorporation dans l’ordre public de considérations économiques n’a pas sur lui que des effets quantitatifs, mais que, sous l’effet des idées socialistes, « la notion d’ordre public strictement entendue à l’origine s’est transformée peu à peu en ordre social » 1350 .Monsieur Paul Bernard a repris cette idée en estimant que ce mouvement qui affecte l’ordre public « le transforme dans sa nature même, au point que l’on a pu parler d’un “ordre public nouveau” », qui est « une notion singulièrement changeante ; il ne s’agit plus de l’ordre d’une société stable mais de réaliser une politique économique fluctuante » 1351 . L’auteur en déduit que « (l’)ordre public économique est (...) lié, à l’heure actuelle, à l’idée d’aménagement harmonieux. Il revêt un caractère progressiste, devient l’instrument juridique, sur le plan du Droit administratif, d’une politique économique (...) Il n’est plus donné, il est “construit” » 1352 .

Les compétences du préfet en cette matière vont évoluer en même temps que la conception de la dimension économique de l'ordre public.

Analysant la jurisprudence, Monsieur Paul Bernard a pu constater que le juge reconnaît souvent que certaines dispositions de caractère économique « intéressent l’ordre public ». Le juge permet à l’Administration de « discipliner les activités privées dans l’intérêt général économique mais ne saurait les briser ou les paralyser systématiquement » 1353 .

L'ordre public économique « se contente généralement d'orienter les activités des particuliers vers la direction économique qu'il vise mais il fonde parfois l'intervention directe de la puissance publique dans l'économie » 1354 .

Malgré l'inconfort de la circonscription départementale pour la conduire 1355 , l'action des préfets en matière économique est loin d'être négligeable et, contrairement à une idée reçue, n’est donc pas née après Guerre ni même sous le Second Empire, mais bien dès le Consulat, dès l’origine même de l'administration préfectorale 1356 .Cette action est double : d’une part, il participe à la promotion de la prospérité du département (§ 1 er ) et d’autre part il s’efforce de réduire les tensions qu’engendre inévitablement l’action économique (§ 2).

Notes
1336.

CHATEAUBRIAND (Fr.- R. de), Mémoires d’Outre-tombe, [1848],Gallimard, (coll. « Bibl. de la Pléiade »), 2ème éd., 1958, t. 2, p. 238.

1337.

LEGENDRE (P.), « La fonction économique du préfet et sa marque d’histoire », Adm., 1974, pp. 34-46, reproduit in Trésor historique de l’Etat en France, Fayard, 1992, 618 p., pp. 490-508, p. 494.

1338.

C'est ce qu'affirme un érudit membre de l'administration préfectorale : « L'histoire économique de notre pays (…) révèle des constantes et des analogies telles que la politique actuelle dite d'expansion économique trouve sa source dans la politique économique de Louis XI. (…) Il s'ensuit que le rôle historique des représentants du pouvoir central de la France est de susciter activement la prospérité agricole, commerciale et industrielle du pays. Qu'ils aient été appelés au cours des siècles baillis ou sénéchaux, intendants, préfets, leur administration a toujours eu un caractère économique. Les baillis ou sénéchaux devaient "faire vivre et tenir nostre dit peuple en paix", mais aussi, ils assuraient les communications des postes et relais dans leur circonscription ; ils étaient chargés des travaux publics, de l'entretien des routes, de la navigabilité des rivières ; ils faisaient des règlements pour le développement de l'agriculture, surveillaient l'exploitation des mines et des salines, contrôlaient les métiers et fixaient le prix des denrées », BERGEROT (B.),« L'économie orientée et les représentants du pouvoir central », Rev. adm., n° 48, 1955, pp. 650-651, p. 650.

1339.

LESPES (J.), Les Régions administratives et la nouvelle économie française. Préfets régionaux et Intendants des affaires économiques, thèse droit soutenue à Strasbourg, Sirey, 1942, 266 p., p. 41.

On trouvera un exemple d’intervention d’un intendant in BRAUDEL (F.), L’identité de la France, t. I, Arthaud Flammarion, 1986, 367 p., p. 209.

1340.

LECOMTE (C.), « De l’intendant au préfet : rupture ou continuité ? », op. cit., p. 20.

1341.

BURDEAU (Fr.), Histoire de l’administration du 18 ème au 20 ème siècle, op. cit., p. 84.

1342.

GAY (P.), Le préfet régional, op. cit., p. 209.

1343.

Op. cit., p. 210.

1344.

HEALY (Th.), « Théorie générale de l’ordre public », Recueil des Cours de l’Académie de droit international, 1925, IV, p. 407, cité in CLAPS-LIENHART (M.), op. cit., p. 198.

1345.

FARJAT (G.), L'ordre public économique, thèse droit Dijon, 1963, L.G.D.J., 543 p., p. 34.

1346.

BURDEAU (G.), Traité de science politique,. L’auteur ajoute que « (d)ans une économie où le libéralisme traditionnel laisse une place sans cesse croissante au dirigisme, il est naturel que la politique économique devienne un facteur puissant d’ordre et de sécurité, bénéficie de la sanction juridique particulière attachée au caractère d’ordre public », op. cit.

1347.

FARJAT (G.), op. cit., p. 79.

1348.

Op. cit., p. 36. L’auteur cite à l’appui de son affirmation Ripert et Malaurie. Le premier, en 1935, affirmait que la réglementation économique donne naissance à un ordre nouveau qui est bien un ordre public mais de nature différente, et que cet ordre vise moins à satisfaire les besoins permanents de la société que les besoins de l’heure de l’Etat. Le second a reconnu l’apparition d’un ordre public « économique et social », qui constitue un « ordre public nouveau ».

1349.

JAPIOT, Des nullités en matière d'actes juridiques, thèse droit, Dijon, 1909, cité par FARJAT (G.), op. cit., p. 113. L'auteur estimait que cet ordre comprenait « les intérêts du corps social envisagé comme une sorte de personne morale, distincte des unités qui la composent et susceptibles par là même d'avoir des intérêts distincts des leurs, soit dans le domaine politique, soit dans le domaine économique  ». Souligné par nous.

1350.

GAY (P.), op. cit., p. 210. Plus loin, l’auteur parlera d’ « ordre public et social », ibid..

1351.

Op. cit., pp. 38-39.

1352.

Ibid.

1353.

Op. cit., p. 37.

1354.

VINCENT-LEGOUX (M.-C.), L'ordre public. Etude de droit comparé interne, op. cit., p. 456.

1355.

Cf. infra.

1356.

Cf. entre autres, LARVARON (B.), op. cit. : « Dès l’origine, les préfets, successeurs des intendants qui avaient réduit les barrières fiscales de la féodalité, furent en prise sur l’économie locale », p. 133. Cf. aussi LEGENDRE (P.), « La fonction économique du préfet et sa marque d’histoire », op. cit. L’auteur évoque les « tâches proprement économiques »des préfets,« inscrites dès l’origine dans la fonction... », p. 491