TITRE I. LE PRESIDENT DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF UN ADMINISTRATEUR JUGE

En application de la théorie de « l’Administrateur-Juge », selon la règle que « juger l’Administration, c’est encore administrer » et par méfiance de la magistrature de l’Ancien Régime, les révolutionnaires de 1789 ont voulu un juge de l’Administration faisant lui-même partie intégrante de l’Administration.

Cette théorie a été consacrée par le Consulat et l’Empire, toujours reprise par les Républiques suivantes, notre système juridictionnel actuel « recrutant » les juges administratifs au sein de l’Administration, pour l’essentiel à la sortie de l’Ecole Nationale d’Administration, pour le reste par concours administratifs.

De la sorte, si la compétence des présidents de tribunaux administratifs ne saurait être remise en cause, leur indépendance réelle ne peut qu’être mise en doute par les justiciables.

Au delà des textes consacrant une indépendance de principe 14 , la réalité culturelle, sociologique et même de carrière ne peut que rapprocher les juges administratifs et a fortiori les chefs de juridiction des institutions administratives: formés à la même école (esprit de « promotion »), ayant connu les mêmes « stages » en milieu administratif, ayant les mêmes réflexes (primauté du service public, compréhension du besoin d’économiser les deniers publics, sens de l’intérêt général...), susceptibles de revenir dans l’administration d’origine, participant aux mêmes activités collectives (voeux du Préfet et autres autorités, colloques ...), les juges restent très proches de la principale partie défenderesse du procès administratif, à savoir l’Administration.

Associée à un pouvoir d’appréciation très important, cette proximité peut conduire le justiciable à mettre en doute l’impartialité du chef de juridiction administrative.

En fait, le procès général de la dépendance du juge administratif est un faux procès. Ce dernier n’est ni plus ni moins indépendant que le juge judiciaire. Il a l’indépendance relative des magistrats des Etats de Droit ; elle n’est pas absolue, mais elle n’est pas absente.

Cette étude tente d’illustrer la question particulière de la spécificité de l’organisation de la juridiction administrative, et la proximité évoquée entre administration active et administration juridictionnelle permet d’évoquer le spectre d’une suspicion légitime systématique, à raison de la spécificité de l’organisation de la juridiction administrative.

Le renvoi pour cause de suspicion légitime, non prévu par les textes,  peut être demandé par tout justiciable à la juridiction immédiatement supérieure, en vertu des règles générales de procédure, si le tribunal compétent apparaît suspect de partialité dans son entier pour des causes qu’il appartient au justiciable de justifier. La suspicion légitime a été longtemps refusée devant le juge administratif; le Conseil d’Etat, estimait ne pouvoir en l’absence de texte réglementant la procédure de renvoi, modifier les limites de la compétence territoriale des juridictions de premier ressort, et déclarait irrecevable la demande de renvoi qui lui était présentée sur le motif de suspicion légitime 15 .

Mais le principe de la suspicion légitime est désormais admis 16 . Elle doit être formulée avant que la juridiction compétente saisie n’ait rendu une décision au fond 17 .

La conséquence, en cas d’admission du renvoi pour cause de suspicion légitime en est que l’affaire sera renvoyée devant un tribunal administratif autre que celui territorialement compétent par décision du Conseil d’Etat 18 .  Il faut naturellement que le renvoi soit possible et à défaut, par exemple en cas de compétence de premier et dernier ressort du Conseil d’Etat 19 .

Le fondement est naturellement territorial, et la procédure de la suspicion légitime ne peut être utilisée pour demander qu’une affaire soit renvoyée, au sein de la juridiction compétente, d’une formation de jugement à une autre 20 .

Depuis l’entrée en vigueur de la réforme du contentieux administratif 21 , la juridiction immédiatement supérieure à un tribunal administratif n’est plus le Conseil d’État mais la cour administrative d’appel  territorialement compétente 22 .   

Mais le Conseil d’État connaît des demandes de renvoi pour suspicion légitime dirigées contre les cours administratives d’appel 23 .

Mais dans ces conditions, toutes les affaires soumises aux tribunaux administratifs pourraient faire l’objet de ce type de demande de renvoi, sauf à interdire aux magistrats administratifs de siéger dans un tribunal administratif (ou une cour administrative d’appel) dans le ressort de laquelle ils ont eu des fonctions administratives.

Il est vrai qu’afin d'éviter toute suspicion de manquement à la neutralité ou à l'impartialité, l'article 5 de la loi n° 86-14  interdit la nomination comme membre d'un tribunal administratif ou d'une cour administrative d'appel si celui-ci exerce ou a exercé depuis moins de trois ans dans le ressort de ce tribunal ou de cette cour une fonction publique ou certaines fonctions d'autorité dans l'administration d'État ou dans l'administration d'une collectivité territoriale. Cette disposition, est enfermée dans un délai de trois ans 24 .

Proche par définition de son justiciable par la théorie de l’ « Adminstrateur-juge » comme par les particularités du « passé » administratif de nombreux de ses membres, la juridiction administrative connaît en outre une organisation spécifique, notamment au niveau de ses juges d’appel, qui ne sont pas sans poser de questions.

Le personnel des juridictions administratives est loin d’être équivalent en quantité à celui des juridictions judiciaires. Entre les quelques dizaines de recrutements annuels classiques et les recrutements particuliers, il reste un personnel de très grande qualité - certes - mais dont la faiblesse numérique fait un « petit monde » à part où tous se connaissent.

Le recrutement des nouvelles cours administratives d’appel l’a révélé; forcées de puiser dans les tribunaux administratifs dont elles seraient les juges d’appel, elles se trouvent parfois confrontés à de réels problèmes de composition de formation de jugement. Or tant le principe d’impartialité des juges que celui du secret des délibérés font obstacle à ce que siègent dans la formation de jugement les magistrats qui ont déjà eu à connaître du dossier objet du litige ou ont exprimé une appréciation sur ses éléments essentiels 25 .

Sera ainsi sanctionnée une formation de jugement comprenant un magistrat ayant eu à conclure antérieurement sur le dossier en qualité de commissaire de Gouvernement 26 ou de juge des référés. La règle s’applique pour un conseiller qui remplissait les fonctions de commissaire du Gouvernement lors du jugement avant-dire droit prononcé 27 , à moins que l’affaire ne lui ait pas donné l’occasion d’exprimer une opinion sur le bien-fondé des prétentions des parties 28 . Par contre, elle ne joue pas à l’égard d’un commissaire du Gouvernement ayant conclu sur la demande de sursis à exécution de la décision contestée, et le jugement au fond reste régulier 29 .

La règle s’applique naturellement aussi à raison des fonctions administratives passées d’un des conseillers de la cour administrative d’appel 30 .

La règle joue également - avec plus d’effets pervers - dans les compositions respectives des cours administratives d’appel et des tribunaux administratifs dont elles ont à juger des décisions. Il s’agit là d’ailleurs d’une règle générale de procédure applicable même sans texte, sous le contrôle du juge de cassation qui vérifie en ce domaine que les juges du fond ont bien agi en toute indépendance 31 .

En tous les cas, elle trouve ainsi toute sa rigueur à l’égard des fonctions juridictionnelles passées au sein de la juridiction administrative.

Ainsi un arrêt de cour administrative d’appel adopté lors d’une séance où siégeait un membre de la cour ayant pris part au délibéré du jugement du tribunal administratif frappé d’appel est irrégulier 32 si la composition de la formation de jugement peut faire naître un doute sur l’impartialité de la juridiction 33 .

De la même façon sera également annulé pour composition irrégulière l’arrêt de la cour administrative d’appel dont l’un des juges d’appel avait exercé les fonctions de commissaire du Gouvernement devant le tribunal administratif 34 .

Mais cette jurisprudence révèle le double visage du chef de la juridiction administrative, à la fois juge - nécessairement impartial - et service public devant faire fonctionner son tribunal.

Le second aspect ne peut l’emporter sur le premier, et c’est au juge - et non à l’administrateur- le terme employé de « service public » dans l’expression « mesures nécessaires au bon fonctionnement du service public de la Justice », utilisé par le Conseil d’Etat lui-même dans l’arrêt Syndicat des avocats de France et autres 35 de la juridiction d’imposer son arbitraire aux plaideurs dans l’appréciation de l’épuisement du débat contradictoire ou dans l’application de procédures expéditives ou automatiques.
Ainsi, le chef de juridiction devient le garant du bon fonctionnement du service public de la justice administrative à travers ses prérogatives de président du tribunal administratif (1ère Partie) mais, n’en demeure pas moins aussi un juge exerçant ses fonctions juridictionnelles au sein de cette même juridiction (2ème Partie).

Notes
14.

Loi 86-14 du 6 janvier 1986.

15.

C.E.,  30 juillet 1902, Muratore, rec., p. 587.

16.

C.E., Sect.,  3 mai 1957, Nemegyei, rec., p. 279, 12 mai 1958, Demaret, rec., p. 271, 8 janv. 1959, Commissaire du gouvernement près le conseil supérieur de l’ordre des experts comptables, rec., p. 15, 28 févr. 1979, Melki, req. n° 14227, rec., T, p. 788-843.

17.

C.E.,  30 mars 1979, Jéault, rec., p. 146; Dr. adm.  mars 1979, n° 173.

18.

C.E.,  27 novembre 1981, M. Olech et Mme Maurin, req. n° 35722, rec., T., p. 872 ; Dr. adm.  déc. 1981, n° 427.

19.

C.E.,  6 oct. 1982, Launosne, req. n° 40888, rec., T., p. 716.

20.

C.E., sous-sect., 11 décembre 1985, M. Bertin, rec., p. 374 ; Dr. adm. 1986, n° 123, 17 janv. 1986, Bertin c. mint. int. et décentr., req. n° 148; Gaz. Pal. 1986, 2, pan. dr. adm. p. 311.

21.

Loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 modifiée par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000.

22.

C.E., 22 septembre 1993, Benoist, rec., T. p.960, 1er avril 1998, Piffre, req. n° 190282.

23.

C.E., 29 juillet 1998, Lacolle, req. n° 192391.

24.

alors qu’il est de cinq dans les chambres régionales des comptes, aux termes des articles L.O. 222-2 et L. 222-3 du Code des juridictions financières.

25.

 contra CEDH, 7 juin 2001, Kress c. France, AJDA 2001, p. 675, note F. ROLIN; D. 2001. 2619, note R. DRAGO, chron. J. ANDRIANTSIMBAZOVINA; B. Genevois, Réconfortant et déconcertant, à propos de l'arrêt Kress, RFDA 2001, p. 991; J.-L. AUTIN et F. SUDRE, Juridiquement fragile, stratégiquement correct, note sur l'arrêt Kress, RFDA 2001, p. 1000.

26.

C.E., 5 mai 1999, Freymuth, req. n° 151820, inédit.

27.

C.E., 21 octobre 1966, Sté fr. des mines de Seintein, rec., p. 564, 13 juillet 1967, Baussy, Dr. adm. août-sept. 1967, n° 300.

28.

C.E., sect., 6 février 1970, Entreprise transport et distribution de courant, AJDA 1970, II, p. 251 et I, 226 et s., 26 juillet 1982, M. Volz, req. n° 27968, 17 avril 1985, Conf. des assoc. autonomes de sinistrés, rec., T., p. 736 ; Dr. adm.  mai 1985, n° 252, sous-sect., 21 février 1986, Blanc,rec., p. 43, AJDA 1986, p. 395.

29.

C.E., 22 avril 1971, Besnard, Bernadec et Vve Serpuy, rec., p. 284; 7 décembre 1979, Chami, rec., p. 788.

30.

par exemple annulation d’un arrêt dont le rapporteur devant la Cour avait été le supérieur hiérarchique du requérant quelques années avant la naissance du litige: C.E., 3 septembre 1997, Boucher, rec., T., p. 1012.

31.

C.E., 2 mars 1973, Dlle Arbousset, rec., p. 189.

32.

C.E., 30 novembre 1994, Pinto, rec., T., p. 1125, Juris-Data n° 050500; Dr. fisc.  1995, n° 6,comm. 252.

33.

C.E., 14 janvier 1998, Synd. des médecins d’Aix et région, DA 1998, n° 170, obs. J.-C. B., LPA juillet 1998, n° 91, concl. J.-C. BONICHOT.

34.

C.E., 30 novembre 1994, SARL Etude Ravalement Construction, req. n° 126600, Juris-Data n° 049029, Dr. fisc.  1995, n° 6,comm. 252.

35.

C.E., 29 juillet 1998, AJDA 1998, p. 1010, concl. R. SCHWARTZ.