SECTION IV La responsabilité du président du tribunal administratif

La juridiction administrative vit de principe clair fixé par la jurisprudence Darmont, intervenue dans la filiation de la loi du 5 juillet 1972 pour les juridictions judiciaires 73 .

Dans son considérant, le Conseil d’Etat a admis : « qu’en vertu des principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique, une faute lourde commise dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, par une juridiction administrative, est susceptible d’ouvrir droit à une indemnité ».

La haute juridiction n’a, depuis, en rien infléchi sa jurisprudence.

Le professeur MOREAU regrette cependant qu’il ait été mis fin à l’irresponsabilité de principe de l’état du fait du mauvais fonctionnement du service de la justice administrative mais que la situation du justifiable n’ait pas été modifiée 74 .

Le contentieux demeure rare et les recours en indemnité ont été à ce jour tous écartés 75 .

Ce point de vue, déjà constaté par le président ODENT, se confirme malgré un souhait de la doctrine 76 .

L’évolution jurisprudentielle est encore notoirement insuffisante et, sauf revirement décisif du Conseil d‘Etat 77 ou de la Cour de justice des Communautés européennes 78 , des considérations évidentes de droit processuel exigent l’intervention urgente du législateur pour que la procédure juridictionnelle administrative soit enfin alignée sur le standard défini depuis plus de vingt ans dans la procédure civile, afin que la responsabilité de l’Etat, pour faute lourde, soit désormais admise en cas de dommages causés pour toutes décisions administratives 79 .

De ce fait le président du tribunal administratif est soumis, à notre avis, à une double responsabilité, une responsabilité administrative en tant que chef de service, en vertu des dispositions de la loi de 1983, ainsi qu’à une responsabilité au regard de ses fonctions juridictionnelles.

Dès lors, on pourrait conclure qu'il n'existe pas de responsabilité « administrative » des chefs de juridiction, puisque qu’il s’agit d’une responsabilité « judiciaire ».

Il s’agit d’une responsabilité à l'égard de l'Etat, sur action récursoire, cette responsabilité se rapproche beaucoup de la responsabilité de l'agent public à l'égard de la collectivité publique préalablement condamnée par le juge administratif pour faute de service, alors que, derrière cette faute de service dans les rapports entre la collectivité et la victime, se cache une faute de l'agent public à l'égard de l'administration. En ce sens on peut donc bien parler d'une responsabilité « administrative » du magistrat en général et des chefs de juridiction, en particulier 80 .

Il convient de se demander s'il ne peut pas exister une « responsabilité personnelle » des chefs de juridiction à l'égard de l'Etat selon les principes du droit public.

Cette responsabilité devrait être appréciée par le juge administratif, si est en cause l'organisation du service et par le juge judiciaire, si c'est le fonctionnement du service qui est critiqué. C'est ce qui résulte de la jurisprudence du Tribunal des Conflits issue de l'arrêt Préfet de la Guyane du 27 novembre 1952 81 .

Ce critère apparemment simple n'est pas facile à manipuler. Il a pour conséquence qu'un acte pris par une autorité judiciaire relève néanmoins de la compétence du juge administratif s'il est relatif à l'organisation du service public de la justice judiciaire. Il s'agit là de la mise en oeuvre d'un critère matériel qui ne s'intéresse qu'au contenu de l'acte. La jurisprudence du Tribunal des Conflits exclut le recours à tout critère formel, tiré de la nature de l'auteur de l'acte. Par conséquent, on ne peut exclure qu'un acte d'administration pris par un chef de juridiction n’engage la responsabilité de l'Etat devant le juge administratif.

En réalité, la compétence du juge administratif est très réduite, dans les hypothèses où serait en cause une décision prise par un chef de juridiction dans ses attributions extra juridictionnelles.

Ainsi, dans l'affaire du Préfet de la Guyane précitée, les officiers ministériels de Cayenne se plaignaient-ils de ce que l'interruption temporaire de l'activité des juridictions de cette ville les avait empêchés d'exercer leur profession. Le Tribunal des Conflits a jugé que « les actes incriminés (étaient) relatifs, non à l'exercice de la fonction juridictionnelle, mais à l'organisation même du service de la justice », l'action des requérants ayant pour cause le défaut de constitution des tribunaux de première instance et d'appel dans le ressort de la Guyane, faute, pour le gouvernement, d'avoir pourvu effectivement ces juridictions des magistrats qu'elles comportaient normalement.

En revanche, suivent des hypothèses laissant penser que la mesure se rattachait à l'organisation du service, mais où il fut jugé qu'était en cause le fonctionnement de la justice judiciaire :

L’établissement par la cour d'appel de la liste des experts judiciaires 82 ; les instructions adressées par le Premier Président d'une Cour aux greffiers pour assurer le respect du monopole des avocats 83 ; les actes se rapportant à l'aménagement interne des juridictions, tels que le rang des magistrats, l'intérim des magistrats 84 sont des actes qui relèvent tous du fonctionnement de la justice judiciaire.

Si le juge administratif est compétent, il appliquera les principes généraux de la responsabilité de la puissance publique : responsabilité pour faute ou, le cas échéant, responsabilité pour rupture de l'égalité devant les charges publiques. Ainsi que nous venons de l’écrire, c'est le plus souvent devant la juridiction judiciaire que doivent être portées les demandes dirigées contre l'Etat et tendant à mettre en jeu sa responsabilité pour un dommage se rattachant au service public de la justice judiciaire, pour exemple un acte d'administration d'un chef de juridiction.

Le juge judiciaire est, pour sa part, lié par la loi du 5 juillet 1972. Il faut une faute lourde ou un déni de justice pour engager la responsabilité de l'Etat. Pour apprécier la gravité de la faute, il semble que le juge judiciaire doive se fonder sur les « règles du droit public » 85 . Il doit pour un cas d'une telle faute lourde adresser aux Parquets une circulaire prescrivant d'engager des poursuites pénales pour toute publicité en faveur d'alcools importés, sur le fondement des articles L. 17 et L. 18 du Code des débits de boissons, alors que la CJCE avait, à deux reprises, déclaré ces dispositions contraires à l'article 30 du traité instituant la Communauté européenne, le Garde des Sceaux a commis une faute lourde engageant la responsabilité de l'Etat 86 .

Mais la loi du 5 juillet 1972 semble ne pas faire obstacle à la mise en jeu de la responsabilité de l'Etat fondée sur la rupture de l'égalité devant les charges publiques 87 .

En admettant l'Etat reconnu responsable d'un dommage causé par le service public de la justice judiciaire, se pose alors la question de l'action récursoire qu’il pourra mettre en œuvre à l’encontre du magistrat dont la faute personnelle serait à l'origine du préjudice.

Cette action récursoire ne peut être exercée que si la faute du magistrat se rattache au service public de la Justice, précise l'article 11-1 de l'Ordonnance du 22 décembre 1958. Cette précision est sans doute superflue, car on imagine mal que le juge judiciaire ou le juge administratif mettent en jeu la responsabilité de l'Etat pour une faute personnelle d'un magistrat dépourvue de tout lien avec le service.

Cette action récursoire présente une autre particularité : elle ne s'exerce pas par la voie d'un acte administratif mettant à la charge du magistrat une somme d'argent, acte que ce dernier devrait ensuite déférer à un juge, à la différence de ce qui se passe dans le cadre de l'action récursoire de l'Etat, déclaré responsable vis-à-vis de la victime, contre son fonctionnaire à qui il reproche une faute personnelle. Dans ce dernier cas, l'Etat émet un ordre de versement et c'est au fonctionnaire à saisir le juge administratif pour tenter de se disculper et établir le mal fondé de l'ordre de versement.

Dans le contentieux qui oppose l'Etat à son magistrat, c'est l'Etat qui est demandeur et qui vient devant le Conseil d’Etat présenter des conclusions tendant à mettre en jeu la responsabilité du magistrat. Le magistrat est dans la position, a priori plus favorable, du défendeur.

La « faute personnelle » d'un magistrat mérite enfin quelques commentaires. L'Etat, demandeur à l'action récursoire devant la Cour de Cassation, doit établir qu'il y a de la part du magistrat une faute qui lui est personnelle mais qui, en même temps, n'est pas détachable du service, ce qui, selon le droit public, semble quelque peu contradictoire puisque la faute personnelle est celle qui est détachable du service 88 . A la vérité, la faute « personnelle » du magistrat qui est ici en cause semble avoir été malhabilement qualifiée par le législateur : il s’agit plutôt de la faute commise par le magistrat par rapport à sa déontologie professionnelle et aux devoirs de sa fonction. C'est donc une faute dans ses relations avec l'Etat, mais n'est pas en cause la faute qu'il pourrait avoir commise dans ses rapports personnels avec un tiers et qui aurait causé un dommage à ce dernier 89 .

En second lieu, cette faute ne peut pas être recherchée dans un acte juridictionnel, du moins dans l'état actuel de notre droit. Ce sont donc seulement des actes « d'administration judiciaire », pris personnellement par un magistrat, qui peuvent être en cause, à l'exception de ceux qui sont pris collégialement, car on voit mal alors comment l'Etat pourrait imputer à une personne déterminée un acte pris par un collège de magistrats.

A ces actes d'administration judiciaire, il faut ajouter les négligences fautives d'un chef de juridiction qui rejailliraient sur le fonctionnement de la juridiction (retards excessifs et répétés à juger aboutissant à des dénis de justice par exemple).

C'est pourquoi les actes d'administration judiciaire pris par les chefs de Cour sont au nombre de ceux qui pourraient, le cas échéant, entraîner d'abord la condamnation de l'Etat puis l'action récursoire de ce dernier contre le magistrat « fautif ». Mais en l'état de nos recherches, cette action récursoire semble n’avoir été que peu frequemment exercée 90 .

On ignore donc de quelle façon le Conseil d’Etat, juge du fond dans cette action récursoire, abordera la question de l'appréciation du caractère fautif du comportement du magistrat dans ses rapports avec l'Etat. Il paraîtrait logique que, dans l'esprit de la jurisprudence Giry, la Cour de Cassation s'inspire des principes du droit public. C'est finalement en ce sens que l’on pourra peut-être véritablement parler un jour de la responsabilité « administrative » des présidents de tribunaux administratifs.

Ce double constat et cette appartenance confortent la situation statutaire et organique du chef de juridiction administrative.

Notes
73.

C.E., 29 décembre 1978, Darmont, rec., p. 542, D. 1979, note M. VASSEUR ; AJDA 1979, p. 45, note M. LOMBARD ; RDP 1979, p. 1742, note J.-M. AUBY.

74.

J. MOREAU, Responsabilité des magistrats et de l’Etat du fait de la justice, revue Justices, janvier-mars 1997, p. 43.

75.

J. MOREAU, précité.

76.

R. ODENT, Cours de contentieux administratif, p. 1367 et O. GOHIN, Contentieux administratif, Litec, 1996.

77.

C.E., Ass., 28 juin 2002, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c. M. Magiera, AJDA 2002, p. 596, chron. F. DONNAT et D. CASAS ; RFDA 2002, p. 756, concl. F. LAMY ; Petites affiches 2002, n° 221, p. 17, obs. M.-C. ROUAULT.

78.

CJCE, 30 septembre 2003, Gerhard Köbler et Republik Osterreich, aff. C-224/01, J.-M. BELORGEY, S. GERVASONI et C. LAMBERT, Actualité du droit communautaire, AJDA 2003, p. 2146 ainsi que, J. COURTIAL, La responsabilité du fait de l’activité des juridictions de l’ordre administratif : un droit sous influence européenne ?, AJDA 2004, p. 423 et s.

79.

O. GOHIN, précité.

80.

P. WEIL, A propos de l’application par les tribunaux judiciaires des règles du droit public ou les surprises de la jurisprudence Giry, Mélanges Ch. EISENMAN, 1975, p. 379.

81.

Trib. Conflits., 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, rec., p. 642, JCP 1953.II.7598, note G. VEDEL.

82.

C.E., sect., 13 juillet 1961, Jobard, rec., p. 489, concl. J. KAHN ; D. 1962. 275, note C. DEBBASCH ; A.J. 1961.471, chr. J.- M. GALABERT et M. GENTOT 

83.

Trib. Conflits., 2 mai 1977, Hénin et autres, rec.,p. 666, RDP 1977.1063, note J.-M. AUBY.

84.

C.E., sect., 14 février 1936, Darracq, rec., p. 203; 30 novembre 1938, Garrigues, rec., p. 897.

85.

Cass. Civ., 23 novembre 1956, Trésor public c. Giry, bull. civ. II.407 ; D. 1957.34, concl. LEMOINE ; JCP 1956.II.9681, note C. EISMEIN ; RDP 1958.298, note M. WALINE ; AJ 1957.II.91, chr. J. FOURNIER et G. BRAIBANT; C.A. Paris, 18 janvier 1974, Thépot c. agent judiciaire du Trésor, D. 1974.353, concl. J. CABANNES.

86.

Cass. Com., 21 février 1995 ; Gaz. Pal., 5-6 juillet 1996, note J.-R. FOURGOUX.

87.

C. Cass, 10 juin 1986, Consorts Pourcel c. Pinier et agent judiciaire du Trésor, JCP 1986.II.20683, rapport P. SARGOS ; RFDA 1987.92, note J. BUISSON, dans l'hypothèse d'un dommage subi au cours d'une opération de police judiciaire, du fait de l'utilisation d'armes dangereuses par la personne recherchée

88.

C.E., Ass., 28 juillet 1951, Laruelle et Delville, rec., p. 464 ; S. 1952.3.25, note J. MATHIOT ; S. 1953.3.57, note F. MEURISSE ; D. 1952.620, note NGUYEN DO; RDP 1951.1087, note M. WALINE ; JCP 1951.II.6532, note J.J.R. ; JCP 1952.II.6734, note C. EISENMANN.

89.

Cass. Crim. 7 février 1991 GMF c. caisse d'assurance maladie des travailleurs indépendants, Guithon et Lapierre, inédit.

90.

Outre l’affaire Magiera évoquée, T.A., Versailles, 29 avril 2003, M. et Mme Deneau, req. n° 0201807, cité par J. COURTIAL, art. précité.