Les tribunaux administratifs sont les héritiers des Conseils de Préfecture; ces derniers ont été pendant de nombreuses années trop étroitement dépendants du Préfet, pour que les nouveaux tribunaux aient pu aisément s’affirmer en tant que juridiction.
La dualité de leur compétence est certainement, aussi, un facteur non négligeable : il est parfois difficile de faire comprendre aux justiciables que le conseil de l’administration peut aussi en être le juge. Cela explique pourquoi les présidents et conseillers ont dû tant attendre avant d’être considérés comme de véritables juges.
Le premier projet en ce sens, vite abandonné d’ailleurs, date de 1921 ; il suggérait de leur attribuer un statut analogue à celui des juges judiciaires.
Il faut ensuite attendre la loi du 28 novembre 1955 pour qu’un texte utilise l’expression de « magistrats administratifs », de façon à confier au président le pouvoir d’ordonner des mesures de référé.
Il en est ainsi de même pour le statut de 1963, bien que celui ci n’en tire pourtant pas toutes les conséquences puisqu’il est encore pris en application du statut général de la fonction publique.
Paradoxalement, à la même époque, le Conseil d’Etat prend une position contraire. Ainsi dans l’arrêt Beausse, la Haute Juridiction estime que l’article 34 de la Constitution selon lequel: « la loi fixe les règles concernant le statut des magistrats doit s’entendre de la même façon que l’article 64, c’est à dire, comme ne se référant qu’à l’ordre judiciaire, ne s’appliquant donc pas aux membres des tribunaux administratifs » 256 .
La loi du 6 janvier 1986 opère un changement remarquable. En effet, si elle les qualifie de magistrats, ce qui n’est pas une innovation 257 , elle consent à leur accorder pour la première fois les garanties inhérentes à cette qualité.
Ce n’est en fait qu’un bouleversement apparent, le Conseil Constitutionnel ayant déjà énoncé ce principe.
Selon l’article 34 de la Constitution de 1958, la loi fixe les règles concernant la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats.
Le Conseil Constitutionnel a procédé à une interprétation extensive de ce texte en considérant que seule la loi peut intervenir à propos de la création, mais aussi de la composition des juridictions 258 . On peut donc en déduire que si l’autorité réglementaire n’a pas compétence pour déterminer les modalités de fonctionnement des tribunaux administratifs c’est que ces derniers sont des juridictions et leurs membres des magistrats 259 .
De ce qui précède, il est erroné de conclure que le système de l’ « administrateur-juge » se perpétue sous de nouvelles apparences et que les membres des juridictions administratives ne seraient être légitimement considérés comme ayant la qualité de magistrats.
A ce titre ils détiennent, tant du fait qu’ils exercent des fonctions de nature juridictionnelle qu’en raison du statut d’indépendance dont ils bénéficient 260 , la qualité de magistrat 261 .
En effet la garantie d’indépendance, c'est-à-dire l’inamovibilité est expressément accordée aux magistrats de l’ordre judiciaire ainsi qu’aux membres de la cour des comptes et des chambres régionales des comptes.
Les dispositions relatives à ces derniers précisent qu’aucun membre ne peut recevoir, sans son consentement, une affectation nouvelle, même en avancement 262 .
En ce qui concerne les membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appels, la loi du 6 janvier 1986 complétée par le décret du 29 mai 1997 reconnaît qu’ils exercent « des fonctions de magistrat » 263 .
Le décret susvisé du 29 mai 1997 les désigne comme des « magistrats », supprimant ainsi toute allusion à l’expression « conseillers de tribunaux administratifs » 264 .
Malgré le fait que les membres des juridictions administratives soient considérés au regard de la Constitution non pas comme des magistrats mais des fonctionnaires 265 ,il n’en demeure pas moins que la combinaison des articles 34 de la Constitution de 1958, les articles L. 231-1 et L. 231-3 du Code de justice administrative permet d’attribuer àces derniers un statut relevant de la compétence législative 266 .
Cette démonstration est confirmée par l’existence même des lois du 6 janvier 1986 et du 31 décembre 1987 relatives aux membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.
Ceci étant posé il serait souhaitable, dans un avenir proche, d’élargir les dispositions de l’article 34 de la Constitution relative au « statut des magistrats » visant l’ensemble de ceux-ci y compris les magistrats des Chambres régionales des comptes, sans pour autant procéder à une fusion des deux corps 267 , l’article 64 de la Constitution se bornant à poser les règles relatives aux magistrats de l’ordre judiciaire 268 .
En 1975 déjà, le nouveau statut avait été institué sous forme de décret 269 . Un recours ayant été formé, et le gouvernement ayant des doutes sur la régularité de la procédure employée 270 , celui-ci l’avait fait valider par la loi du 10 décembre 1977.
Cette validation revenait à admettre implicitement que les tribunaux administratifs étaient des juridictions. Cette solution avait été confirmée par la décision du Conseil Constitutionnel du 22 juillet 1980. Celui-ci affirme alors que l’indépendance des juges administratifs fait partie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République: « Considérant qu’il résulte des dispositions de l’article 64 de la constitution en ce qui concerne l’autorité judiciaire, et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en ce qui concerne, depuis la loi du 24 mai 1872, la juridiction administrative, que l’indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions » 271 .
Seule la loi pouvait donc fixer les conditions dans lesquelles s’exercerait l’indépendance et sous quelles garanties. Cette position prenait le contre-pied de celle adoptée presque vingt ans plus tôt par le Conseil d’Etat 272 .
La loi de 1986, confirmée par la loi du 25 mars 1997 273 reconnaît la qualité de magistrats aux membres des tribunaux.
Cette loi ne se contentait pas d’énoncer les règles relatives à l’indépendance des juridictions, comme cela résulte directement de la décision du Conseil Constitutionnel et des dispositions de l’article 9 de la loi du 11 janvier 1984 274 . Les circonstances auraient pu permettre aux membres du corps des tribunaux administratifs de se doter d’un nouveau statut législatif, notamment en ce qui concerne le mode de recrutement 275 . Bien que ce statut n’ait pas été modifié, le Parlement a toutefois considéré qu’il participait à cette indépendance, et devait donc être fixée par lui, la détermination de l’autorité investie du pouvoir de désignation 276 , laissant au pouvoir réglementaire compétence en matière d’organisation du recrutement 277 .
Depuis 1986, toutes les nominations et promotions se font par décret pris par le Président de la République 278 . Il ne s’agit en fait d’un changement qu’à l’égard des conseillers, puisque le statut de 1975 prévoyait déjà que l’avancement et la nomination au grade présidentiel résultaient d’un décret du chef de l’Etat.
Bien que la loi n’aille pas aussi loin qu’on espéré 279 , elle accorde, semble-t-il, des garanties semblables à celles dont disposent les magistrats de l’ordre judiciaire.
Il ne suffisait pas de reconnaître dans un texte que les juges administratifs étaient des magistrats à part entière. Il convenait d’accompagner ces dispositions de garanties normalement attachées à cette fonction, destinées à protéger le magistrat et par la suite le justiciable de certaines pressions. Il s’agit des règles relatives à l’inamovibilité (I) et aux incompatibilités (II).
C.E., Ass., 2 février 1962, Beausse, rec., p. 82, AJ 1962, p. 147, chron. J.-M. GALABERT et M. GENTOT.
Civ. 1ère, 25 avril 1958, D. 1958, p. 430, note C. GABOLDE.
Cons. Const., 20 juillet 1977, rec., p. 63.
J. MOREAU, Le caractère réglementaire ou législatif des règles de la procédure administrative contentieuse en droit français positif, in Mélanges M. Waline, t. II, p. 635 ; R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 1982, n° 57 et s.
C.E., 11 juillet 1988, Mme Picard, rec., p. 846, RFDA 1990, p. 224, note E. AYOUB.
C.E., 30 juin 1978, Richard, DA 1978, n° 278.
Article L. 112-1 et L. 212-8 du Code des juridictions financières.
Article L. 231-3 du Code de justice administrative.
Civ. 1ère, 25 avril 1958, D. 1958, p. 430, note C. GABOLDE confirmé par le décret du 29 mai 1997.
C.E., Ass., 2 février 1962, Beausse, préc.
C.E., réf., 26 février 2003, Syndicat de la juridiction administrative, req. n° 253813.
P. FABRE, Manifeste en faveur de la fusion des Chambres régionales des comptes et des Tribunaux administratifs, La Gazette des communes, 7 septembre 1998, n° 1467, p. 170.
Cons.Const., 21 décembre 1964, Tribunaux pur enfants, rec., p. 43, AJ 1965, p. 101, note A. de LAUBADERE, D. 1965, p. 641, note L. HAMON.
Décret du 12 mars 1975, AJDA 1975, p. 208, décret validé par la loi du 10 décembre 1977, J.O. 11 décembre 1977, AJDA, 1978, p. 61.
C. E., 30 juin 1978, Delcourt, rec., p.281, même jour, Sieur Richard, Dr. adm. 1978, n° 278 ainsi que 29 décembre 1993, Syndicat de la juridiction administrative, rec., p. 378, RFDA 1994, p. 1133, concl. F. SCANVIC.
Cons. Const., 22 juillet 1980, Lois de validation, rec., p. 46, AJ 1980, p. 480 et p. 602, not G. CARCASSONNE, D. 1981, IR, p. 356, obs. L. HAMON, JCP 1981, n° 19603, note NGUYEN QUOC VINH, Rev. adm. 1981, p. 33, obs. M. de VILLIERS, RDP 1980, p. 1658, note L. FAVOREU.
CE, Ass., 2 février 1962, Beausse, préc.
J.O. du 26 mars 1997.
C.E., 6 décembre 1989, Syndicat de la Juridiction Administrative, rec., T., p. 747.
C.E., 5 novembre 2003, Syndicat de la juridiction administrative, Mme Balbin, req. n° 253515 ; AJDA 19 avril 2004, p. 827, note R. SCHWARTZ ; DA avril 2004, comm. F. MELLERAY ; LPA 20 avril 2004, n° 79, p. 12 et Y. LAIDIE, Les juges administratifs : fonctionnaires ou magistrats ?, AJFP, juillet-août 2004, p. 176.
C.E., 5 novembre 2003, préc.
C.E., 5 novembre 2003, préc.
Article 1er de la loi du 6 janvier 1986.
R. le GOFF, Les membres du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel sont- ils des magistrats ?, AJDA 2003, p. 1145.