CONCLUSION DU TITRE PREMIER

Le chef de juridiction n’est plus un simple organe de préparation des décisions mais sa place particulière au sein de la fonction publique lui a permis de devenir autre chose qu’un magistrat traditionnel puisqu’il intervient désormais également pour tenter de légaliser a priori l’action administrative.

Le président, comme tous les juges administratifs, mais peut être davantage encore, doit assurer une double hérédité.

Il succède au Préfet, soit à une instance réputée pour être l’œil et le bras du gouvernement dans le département. Sa position résultant aussi de la conception française de la justice administrative il est donc, dans ses origines du moins, un fonctionnaire avant d’être un magistrat, un administrateur juge plus qu’un juge administratif.

Les compétences non contentieuses dont les présidents sont investis témoignent de cette double réalité, très mal ressentie. D’un côté ils sont par leur grade, leur pouvoir, leur responsabilité, de véritables chefs de juridiction, mais à l’inverse ils doivent collaborer avec les services publics, même si c’est à titre d’arbitres impartiaux que cette participation est requise.

Cela peut apparaître comme une disposition rétrograde, provoquant un retour à la période passée, et qui constitue en outre un hiatus avec leurs autres attributions.

Leur image en subit également les conséquences. Comment faire admettre, en effet, aux requérants, que les membres de ces juridictions appartiennent à la fonction publique, qu’ils conseillent l’administration mais qu’ils restent néanmoins leur juge, avec toute l’impartialité que cela exige.

Si l’on peut a contrario, considérer, et cette interprétation est plus que vraisemblable, qu’il s’agit du couronnement des tribunaux et de leurs présidents. C’est la consécration de leur indépendance, puisqu’il n’existe pas dans la quasi-totalité des tribunaux administratifs de séparation organique entre la fonction de juger et celle de conseiller. Il n’en demeure pas moins que les apparences les desservent.

Se prononcer sur la véritable nature du président du tribunal administratif s’avêre encore une tâche difficile.

Il faut, en effet l’apprécier, tant au niveau de son statut, par rapport aux membres du corps auquel il appartient, mais également au regard de la perception politique que les gouvernements successifs en ont eu au gré des circonstances et besoins particuliers.

Certains auteurs, heureusement peu nombreux, considèrent même que la création de nouvelles strates au niveau de la justice administrative ont entraîné un dépérissement certain de cette justice, seul le Conseil d’Etat pouvant encore assurer cette « noble tâche » 600 .

Plus encore, il semble que le juge administratif appartenant aux tribunaux administratifs comme aux cours administratives d’appel, n’ait pas trouvé sa place au sein de la justice, au sens large du terme. Est-il un véritable magistrat, par rapport notamment aux magistrats de l’ordre judiciaire ?

Que dire alors du président d’une telle institution? Si il a incontestablement un rôle primordial à jouer, il trouve des difficultés à pouvoir l’exercer réellement, et ce malgré les mutations favorables dont bénéficie, en théorie, la justice administrative.

Il est magistrat et administrateur et doit pouvoir passer d’un rôle à l’autre sans contestation et exercer également ces deux rôles de manière cohérente. Pourtant la loi hésite encore. Elle ne lui attribue que des bribes de pouvoirs. C’est en fait toute la justice administrative et son rôle comme son statut qui entraînent encore d’innombrables interrogations.

Ces juges, dans une réflexion menée au sein du corps, fondée sur l’accroissement de leur pouvoir et la réalité de leur fonction, qui fut par ailleurs catalysée par trois événements externes, réclament leur qualité de magistrat.

Les pouvoirs publics ont trouvé un allié de poids dans la Haute Assemblée qui refuse à les suivre dans cette voie.

La loi de 1986 est la manifestation actuelle la plus claire des hésitations des pouvoirs publics face aux membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Entre concessions et retraits, elle ne répond que par fragments à leurs revendications.

Semblant apporter beaucoup et donner ainsi satisfaction au chef de juridiction, son examen approfondi révèle qu’elle ne contient que des innovations partielles et limitées.

L’inamovibilité qui est une garantie reconnue aux juges, incite le justiciable à penser qu’il rendra son verdict en toute indépendance, alors que ce n’est en fait pas vraiment le cas.

De même au niveau disciplinaire, aucun progrès notoire n’est à constater, si ce n’est que la loi offre des possibilités intéressantes, mais indirectes et différées d’évolution, celles-ci reposant intégralement sur la volonté qu’auront les membres du Conseil Supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel de s’attribuer des pouvoirs qui ne leur sont pas reconnus et de la résistance qu’ils ne manqueront pas de rencontrer.

Or les élus du corps qui seuls peuvent promouvoir ce changement y sont en minorité.

Certains membres du corps et une partie de la doctrine accréditent l’idée que les juges administratifs sont devenus des magistrats à part entière.

Cela ne représente cependant qu’une image déformée de la réalité, puisque le législateur continue de les soumettre au statut général de la fonction publique.

On peut donc s’interroger sur les motifs qui peuvent justifier une telle attitude.

L’intégration dans l’administration active trouve ses origines dans la théorie de la séparation des pouvoirs ou plutôt dans la traduction qu’en ont fait les révolutionnaires.

Pour les législateurs, en annulant ou en réformant une décision administrative, le juge se substitue à l’autorité qui l’a prise.

Or, on sait aujourd’hui que cette interprétation est erronée. En effet, « soustraire l’administrateur en tant qu’administrateur, à l’emprise du juge en tant que juge, c’est à notre avis nier le rôle principal du juge » 601 .

Hormis le chef de juridiction en tant que chef d’un service administratif, le juge administratif, mise à part une période de mobilité et encore, n’exerce pas de fonction d’administrateur.

Léon AUCOC affirmait que « la mission de l’autorité judiciaire, qu’il faut maintenant préciser, consisterait dans son essence et dans la théorie pure, à appliquer la loi aux contestations qui s’élèvent dans le sein de la société, quelles que soient les parties entre lesquelles s’engage le litige» 602 . Elle ne nécessite donc, en aucune manière, la création d’une juridiction administrative émanant de l’administration, mais au contraire s’y oppose puisque le système français aboutit à ce que l’administration administre puis se juge. On en viendrait, en fait, à une confusion des pouvoirs.

L’explication théorique n’est donc pas probante; les véritables causes doivent être recherchées dans le domaine des motivations politiques 603 .

La création d’une juridiction autonome, distincte de l’ordre judiciaire, répondait en 1790 au souci d’éviter qu’elle puisse prendre une part active dans la chute du régime, comme cela avait été le cas sous la monarchie. Il avait donc manifestement l’intention de la contrôler.

Ces constations peuvent-elles être transposées au XXIème siècle ?

On invoque toujours la séparation des pouvoirs, à laquelle vient s’ajouter la force de l’habitude.

Or il n’est point de mauvaise habitude qui ne se change ; les traditions ne valent que tant qu’elles sont bonnes et nombre d’entre elles ont déjà été bouleversées. En outre, supprimer cette particularité de la juridiction administrative, n’est pas dans l’intérêt de la magistrature judiciaire, mais en faire son égal, au moins au niveau statutaire, ne changerait rien à la façon dont les présidents se considèrent et exercent leur fonction.

Cela améliorerait sans conteste leur image auprès des justiciables.

Nous sommes donc contraints de voir dans cette résistance manifestée au sommet, des raisons pratiques pour ne pas dire politiques.

C’est aujourd’hui sur le contrôle des greffes que se heurte l’application de la loi. Un esprit malin pourrait y voir une ultime tentative de la part du ministère de l’Intérieur de récupérer le pouvoir qui lui a, en grande partie, déjà échappé.

Les chefs de juridiction du premier degré ne resteront pas éternellement dans la situation très inconfortable qui est pour l’instant la leur.

Les réformes intervenues depuis 1986 apparaissent donc comme de simples étapes, qui devraient être rapidement dépassées.

L’ évocation et la célébration du cinquantième anniversaire de la création des tribunaux administratifs n’aurait-il pu être pretexte à reflexion sur le statut de ses membres…et de la place de la justice administrative au sein de nos institutions.

Notes
600.

G PEQUIGNOT, Réponse de Monsieur le Doyen Georges PEQUIGNOT au discours de réception de Monsieur Paul BERNARD, Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Tome 32, Année 2001, p. 371 à 379.

601.

C. J. HAMSON, Vues anglaises sur le Conseil d’Etat français, RDP, 1956, p. 1050.

602.

L. AUCOC, Conférences sur l’Administration et le Droit administratif faites à l’Ecole impériale des Ponts et Chaussées, Paris 1869, t. I, p. 373.

603.

R. le GOFF, AJDA 2003, art. précité.