section II. une jurisprudence standardisée

Ce qui est demandé aux systèmes juridiques dans le monde développé aujourd'hui, ce n'est pas seulement de trouver des réponses rapides au cas par cas à des questions inédites. C'est aussi et peut-être surtout, de projeter sur l’incertain un réseau permanent de règles stabilisatrices qui abaissent, globalement, le niveau de risque et d'imprévisibilité de nos sociétés.

Or, de façon paradoxale, on voit monter, parallèlement au foisonnement de la règle de droit et à l'appel sans cesse accru au juge, des critiques convergentes pointant l'insécurité générée, en sus de celle à laquelle il faut de toute façon faire face, par le système juridique lui-même.

Loin de constituer un facteur de stabilité, de maîtrise de l'incertitude, les systèmes juridiques deviendraient un facteur d’aléa supplémentaire. Non seulement la règle de droit ne fournirait pas une réponse satisfaisante aux questions neuves, mais certaines de ses réponses viendraient même perturber des équilibres construits au fil du temps. Elle déstabiliserait des pratiques bien établies, des façons de faire généralement acceptées, ou encore des règles anciennes qui avaient pu servir de fondement durable à des relations ou opérations socialement et économiquement fructueuses.

De l'exigence de sécurité par le droit on passe selon le Professeur Bernard PACTEAU, à celle, plus précise et plus incisive, de sécurité dans le droit 1148 .

Cette critique est globale et s'adresse aussi bien aux législateurs qu'aux pouvoirs réglementaires, aux autorités de régulation, comme bien sûr aux juges.

Elle prend souvent la forme, en particulier sous l'influence du droit communautaire, d'une demande insistante d'adoption par nos systèmes de droit du principe dit de « sécurité juridique » ou sous une autre forme plus étroite de « confiance légitime ».

Nous parvenons là au coeur du sujet. Ce concept de sécurité juridique peut être compris ou décrit de multiples façons. Les très nombreuses études, dont il a été l'objet 1149 et ses déclinaisons telle la « confiance légitime » 1150 montrent une notion qui va d'un principe de valeur constitutionnelle à celle d'une simple règle de relation avec les administrés, relevant de la procédure administrative.

En termes de technique juridique des conceptions très englobantes apparaissent pour lesquelles le principe de sécurité juridique devrait, en tant qu'objectif à atteindre, irriguer et inspirer toutes les composantes du système juridique et ce, depuis les principes fondamentaux qui le régissent, la conception même de la règle de droit, jusqu'à, bien entendu, la jurisprudence et les pouvoirs du président du tribunal administratif 1151 , à savoir un droit de l'homme et du citoyen à la sécurité juridique en quelque sorte, qui serait une des formes de la « Garantie des droits » proclamée par l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 1152 ,ou encore du droit à la sûreté visé à l'article 2 1153 .

A l'autre extrémité du spectre, de nombreux commentateurs estiment qu'un principe aussi général et polymorphe, placé à un tel niveau dans la hiérarchie des normes, serait d'application difficile. Il comporterait même, à certains égards, le risque potentiel de déstabiliser des systèmes juridiques, certes perfectibles, mais ayant trouvé un bon équilibre dans la protection des droits 1154 .

Cette conception, plus pragmatique, dans laquelle la « sécurité juridique » est moins un droit fondamental qu'un « test de qualité » des systèmes juridiques, conduit à une approche plus pratique, plus « instrumentale ». Il s'agit alors de combiner efforts rationnels pour établir et codifier des textes clairs et accessible et retouches ponctuelles poursuivies avec constance par la jurisprudence pour corriger les lacunes ou facteurs d'insécurités, ceci sans toutefois prendre le risque d'affaiblir les instruments qui ont fait leur preuve dans le passé 1155 (principe de légalité, évolutivité de la jurisprudence par exemple).

C'est qu'en effet, paradoxalement, le principe de « sécurité juridique » (ou du moins certaines de ses acceptions trop générales) peut assez aisément être lui même critiqué au nom, précisément, de la sécurité juridique, mais aussi, à l’opposé, au nom du caractère nécessairement évolutif de la jurisprudence.

Il est frappant de constater combien les critiques ou les interrogations, adressées au principe de « sécurité juridique » en particulier en France, sont parfois contradictoires. Pour les uns le maniement par le juge administratif de ce concept vague et subjectif risquerait de conduire au « gouvernement des juges » qui seraient tentés de corriger les effets ressentis comme indésirables de la Loi et donc de s'éloigner du principe de légalité, fondement même de notre système 1156 .

Il est intéressant de noter qu'en République Fédérale d’Allemagne, berceau du principe de sécurité juridique, c'est bien cette critique qui domine... A l'opposé, certains voient dans ce principe un habillage « moderne » du conservatisme juridique, un mécanisme institutionnalisé de protection des situations acquises, même injustes, au nom de la stabilité de la règle de droit. La « sécurité juridique », en bridant les évolutions jurisprudentielles au nom de considérations essentiellement économiques, pourrait constituer, en fin de compte, un obstacle à l'oeuvre de justice, et peut-être une certaine régression dans la protection des droits des justiciables, en particulier des plus fragiles d'entre eux.

Ces deux conceptions opposées sont trop « idéalement typées » pour rendre compte correctement du besoin de « sécurité juridique ». Elles ont en particulier le défaut commun d'être quasi exclusivement polarisées sur le rôle du juge administratif. Le président, juge des référés ne devrait intervenir qu'ensuite sur une matière répondant normalement déjà à un niveau de sécurité juridique suffisant... Le fait que ce ne soit malheureusement pas toujours le cas montre qu'un important travail reste à faire dans ce domaine en amont des tribunaux administratifs eux-mêmes.

En fin de compte, comment pouvons-nous définir le concept de sécurité juridique à travers le rôle créateur du président, juge des référés ?

Ce principe est l'une des réponses qu'un système juridique efficient peut et doit donner à ses utilisateurs et notamment aux juges face à cette montée de l'incertain. Le droit romain reconnaissait dans la sécurité juridique ses deux sous-principes d'orientation et de réalisation 1157 . La « certitudo » est la boussole du sujet de droit, son guide lui permettant de savoir à l'avance, face à des choix en univers incertain, quel comportement juridique est attendu de lui. La « securitas » c'est plus concrètement le respect de la règle et du contrat, leur effectivité. C'est le fait que l'autorité administrative en assure pratiquement la mise en oeuvre et ne vienne pas les modifier par son arbitraire ou son bon plaisir.

Plus proche de nous la Cour Constitutionnelle allemande a dégagé, à partir du concept constitutionnel d'Etat de Droit un principe de sécurité du droit ou encore de « prévisibilité » du droit. Ce principe gouverne avant tout la manière dont doit être édictée la règle de droit, avant même de guider la pratique du juge 1158 .

Pour la Cour de Karlsruhe, ce principe implique que la clarté des règles et institutions juridiques, leur transparence et leur sobriété doivent permettre au citoyen de mener sa « vie juridique » de manière assurée et confiante. Sécurité de l'orientation juridique des citoyens, prévisibilité et praticabilité des règles sont les objectifs poursuivis 1159 . On voit qu'il n'y a rien là qui soit susceptible de brider l'oeuvre de justice, ni à l'inverse de porter à un quelconque gouvernement des juges.

Notes
1148.

B. PACTEAU, La sécurité juridique, un principe qui nous manque ? AJDA 1995 chron. p. 151.

1149.

A CRISTAU, L'exigence de sécurité juridique, D. 2002 chron. p. 2814; B. MATHIEU, Le juge et la sécurité juridique , vues du Palais Royal et du quai de l’Horloge, D. 2004, p. 1603; L. BENOIT, Absence de responsabilité de l'Etat pour méconnaissance du principe de confiance légitime, AJDA 1999 chron. p. 880-882; M. DELAMARRE, La sécurité juridique et le juge administratif français, AJDA 2004, chron. p. 186.

1150.

J.-M. WOEHRLING, La France peut-elle se passer du principe de confiance légitime ? in Gouverner, administrer, juger, Dalloz 2000, Mélanges Jean Waline, p. 749 et s.

1151.

T.A., Strasbourg, 8 décembre 1994, Entreprise Freymuth c. Ministre de l’Environnement, AJDA 1995, p. 555, concl. J. POMMIER ainsi que C.A.A., Nancy, 17 juin 1999, Ministre de l’Environnement c. Entreprise Freymuth, RFDA 2000, p. 254, concl. P. VINCENT et C.E., 9 mai 2001, Entreprise Femuth, D. 2001, IR, p. 2090.

1152.

B. MATHIEU, Chronique de Jurisprudence constitutionnelle, LPA, 13 mars 1996, n°32.

1153.

F. Luchaire, La Sécurité juridique et le Droit Constitutionnel français, Les cahiers du Conseil Constitutionnel, n°11, 2001.

1154.

M. DELAMARRE, précité.

1155.

S. BOISSARD, Comment garantir la stabilité des situations juridiques individuelles sans priver l'autorité administrative de tous moyens d'action et sans transiger sur le respect du principe de légalité ? Le difficile dilemme du juge administratif, Les cahiers du Conseil Constitutionnel, n°11/2001, p. 70 et s.

1156.

A. ROUYERE, L’exigence de précaution saisie par le juge (reflexions inspirées par quelques arrêts récents du Conseil d’Etat), RFDA 2000, p. 266.

1157.

J.M. SOULAS de RUSSEL et P. RAIMBAULT, Nature et racines du principe de sécurité juridique, une mise au point, RIDC 1-2003.

1158.

O. PFERSMANN, Regard externe sur la protection de la confiance légitime en droit constitutionnel allemand, RFDA 2000, p. 236-245.

1159.

Idem.