I. LE PRESIDENT PARTICIPE A LA CONSTRUCTION DE LA NORME

Qu’elle soit l’expression unitaire irrésistible de la volonté générale ou émane de sources plus diverses et encadrées par les « Checks and Balances » chers au Fédéraliste, la Loi demeure, au-delà de ses évolutions depuis les pères fondateurs de la Démocratie, le cœur même de l’Etat de Droit.

C’est autour d’elle que s’ordonnent nos systèmes juridiques et c’est vers elle que l’on se tourne pour régler les comportements, définir le droit, dire ce qui est juste et ce qui est interdit.

Le juge protége, clarifie et rend accessible avec toute sa force la règle commune. Il rassure par sa permanence jurisprudentielle et permet aux citoyens de vivre libres et de se projeter dans l’avenir, sans crainte de l’arbitraire du Prince, de la domination des puissants ou de la violence des individus. Il produit de la sûreté au sens de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. La réduction et la résolution des conflits, la construction d’une société harmonieuse et la protection des droits des citoyens sont sa vocation première.

La toute puissance de la norme nécessite cependant un cadre limitatif.

L’histoire de l’Europe nous a montré que la toute puissance de la Loi pouvait conduire à des excès peu propices à la sécurité juridique 1160 . Les démocraties modernes ont développé des mécanismes variés, fruits de l’expérience, qui ont permis de rationaliser l’exercice de la toute puissance législative.

Au premier rang, bien sûr, se trouve le contrôle de constitutionalité. Mais il existe d’autres mécanismes de « Check and Balances », comme le bicaméralisme, qui devient aujourd’hui la règle en Occident, et la clarification des domaines respectifs de la Loi et du Règlement. La diversification des sources de la législation (Traités internationaux, Union Européenne) joue aussi un rôle clé, rendu encore plus effectif par la prééminence, dans son domaine, du droit communautaire et par le développement du contrôle dit de « conventionalité » exercé par les juridictions.

Tout a été dit sur la prolifération de la norme depuis le rapport annuel du Conseil d’Etat en 1991 stigmatisant la « loi bavarde ». L’inflation législative est générale et touche le niveau national comme le niveau européen.

La Codification, entreprise dont il faut signaler l’insigne mérite et l’apport décisif à la simplification, à l’intelligibilité et à l’accessibilité du Droit, devient pour chaque Code une entreprise harassante. Elle joue aussi le rôle de révélateur, à droit constant, de la masse des textes accumulés et parfois de la difficulté qu’il y a à les remettre en ordre, voire même, tout simplement, à distinguer ceux qui sont abrogés de ceux qui sont en vigueur.

Cette abondance ne serait qu’un moindre mal si elle venait accroître la précision et la fiabilité de la norme et si elle aboutissait à moderniser et simplifier les textes. Mais il n’en est hélas rien. Le flux législatif s’étale par vagues successives qui déposent leurs sédiments sur les rivages encombrés des textes.

Beaucoup d’autres textes en revanche cèdent à cette facilité de dispositions ne comportant pas de véritables règles. Les plus hautes autorités de la République, le Président de l’Assemblée Nationale, celui du Conseil Constitutionnel, s’insurgent contre cette dérive. Mais rien n’y fait. La loi en vient dans le pire des cas à combiner trois défauts : surabondance, instabilité et vacuité. N’ayant que peu à dire qui corresponde véritablement à sa mission d’édicter des règles nouvelles de nature proprement législative, elle bavarde, ou mieux encore elle emprunte au pouvoir réglementaire les quelques dispositions impératives qu’on y trouve encore.

Il y a là, dans les fondations mêmes de l’Etat de Droit, un facteur majeur d’insécurité juridique auquel le président de juridiction administrative est quotidiennement confronté.

Notes
1160.

J. CARBONNIER, « …S'il est des hommes qui ont le délire de légiférer, d'autres délirent, et de surcroît légifèrent. Il faut songer à la singulière difficulté qui se pose à l'interprète du droit lorsqu'il s'aperçoit que son législateur a perdu la raison. (…) Qu'il nous suffise de constater qu'une nation, qu'une assemblée parlementaire, peuvent sécréter des lois déraisonnables, des lois folles. Dans les pays qui sont régis par des coutumes non écrites, comme la France sous l'ancien régime, comme aujourd'hui encore, pour partie, les pays anglo-saxons, il est de principe que la coutume n'est obligatoire qu'autant qu'elle est raisonnable, et les tribunaux se reconnaissent à cet égard un pouvoir de censure. Mais dans nos pays, dans nos époques de légalité formelle, contre la loi écrite, nous sommes désarmés. Nous disons , c'est la volonté de la nation, de l'État, et nous l'entourons d'une vénération qui n'ose pas discuter. Nous savons, pourtant, qu'une volonté, quelle qu'elle soit, peut être troublée par la passion (…) la raison ne fait-elle pas partie du droit positif autant et plus que les lois écrites ? » Flexible droit, L.G.D.J., 10ème éd., pp. 427 – 429.