Introduction

Le 13 février 1819, le journal berlinois Berlinische Nachrichten publie dans sa rubrique "théâtre" un article dans lequel un auteur anonyme se déclare le "champion d'une phalange anti-spectaculaire". 1 La déclaration très combative de cet auteur, qui semble critiquer les choix esthétiques effectués en matière de scénographie sur les scènes berlinoises, reste d'abord quelque peu mystérieuse. L'assertion du critique arrive à un moment où les représentations données dans les Théâtres Royaux de Berlin viennent d'atteindre une sorte d'apogée. Après les guerres de libération, Berlin se place comme la deuxième grande ville du théâtre dans les territoires de langue allemande, par la qualité de ses acteurs et chanteurs d'une part, et par les décors créés par l'architecte Karl Friedrich Schinkel d'autre part. Comment comprendre alors le rejet exprimé par ce critique, alors que le théâtre de Berlin connaît l'une de ses époques les plus glorieuses ? Quelles personnes se cachent derrière la désignation de la phalange ? On constate en parcourant les pages du journal que cet article n'est pas le seul, que d'autres le précèdent et le suivent, qui sont écrits dans le même ton. Et voici que le mystérieux critique, répondant aux réactions hostiles que ses prises de position suscitent, cite dans un article ultérieur les noms de Ludwig Tieck, August Wilhelm Schlegel, Ernst Theodor Hoffmann ou encore Gotthold Ephraim Lessing pour appuyer sa position.

En fait, la remarque du critique anonyme arrive après de nombreuses autres prises de position, commentaires, réflexions, critiques qui abordèrent les pratiques scéniques de l'époque et plus précisément les aspects particuliers d'une représentation que sont les décors, les costumes des acteurs et les effets de scène. Il semble que ce phénomène soit apparu plus clairement à la fin du XVIIIe siècle, où ces aspects suscitèrent un intérêt nouveau et plus prononcé de la part des critiques et amateurs de théâtre. Ces prises de position prennent la forme d'un échange plus virulent vers 1797-1798, du fait de l'intervention du jeune écrivain Ludwig Tieck, qui s'attaque aux pratiques scéniques de son temps, notamment à celles des Théâtres berlinois que dirige alors August Wilhelm Iffland, un acteur et théoricien dramatique célèbre qui contribua à faire de Berlin un centre important de la vie théâtrale en Allemagne.

Si l'on consulte les œuvres des écrivains cités plus haut, on constate effectivement que ces intellectuels ont, ainsi que d'autres parmi leurs contemporains (artistes, auteurs plus anonymes), pris position sur les pratiques scéniques de leur temps et notamment sur les points évoqués ci-dessus (décors, costumes, etc.).

En rassemblant les textes, en les confrontant, se dégage alors l'idée suivante : un débat sur les pratiques scéniques est apparu à la fin du XVIIIe siècle, qui s'est localisé plus précisément à Berlin, et qui s'est poursuivi au long des premières décennies du XIXe siècle. C'est le développement de ce débat, les différentes prises de position et les arguments invoqués que nous avons voulu étudier de façon plus précise dans notre étude, car ils sont révélateurs de diverses conceptions de la scénographie et du théâtre en général.

La présente étude s'intéresse donc à une dimension théorique de l'histoire du théâtre, mais elle doit prendre en compte la dimension pratique du théâtre à la même époque, car ce sont les pratiques qui ont bien souvent généré le débat.

Les pratiques scéniques qui suscitèrent un débat particulier sont le travail effectué pour l'aménagement de la scène et l'habillement des acteurs ainsi que certains effets scéniques (transformations du décor, défilés de figurants, divertissements…) intégrés aux représentations. Notre étude ne commente donc pas la totalité d'une "mise en scène" au début du XIXe siècle, mais surtout son aspect tangible que sont les décors et les costumes. C'est pourquoi, pour des raisons de simplification de l'expression, nous emploierons fréquemment le terme de "scénographie", 2 que nous entendons dans un sens large comme agencement des décors et des costumes. Jeu et théorie du drame ne sont donc pas au centre de cette étude, même si, au cours de nos recherches, nous avons pris en compte le jeu des comédiens et le répertoire, afin de mieux éclairer le sens du travail effectué sur les costumes et les décors. Cette dissociation introduite au sein du phénomène de la représentation n'est pas uniquement de notre fait. Elle résulte d'abord du fonctionnement d'une représentation au début du XIXe siècle, dans laquelle jeu de l'acteur, costume, décor, ne constituent pas encore cette entité particulière que l'on appelle une "mise en scène". La mise en scène au sens moderne n'existe pas encore au début du XIXe siècle, c'est pourquoi nous avons d'ailleurs évité le plus possible d'employer le terme. 3 Cependant, ce que nous essaierons de montrer dans cette étude, c'est que des signes d'une évolution vers la mise en scène apparaissent à la fois dans les pratiques et dans les discours. L'analyse séparée de la question des costumes, décors, effets de scène résulte ensuite du fait que ces éléments ont eux-mêmes fait l'objet d'une analyse séparée à cette époque. On le voit à la multiplication des articles de journaux et essais consacrés uniquement à la décoration théâtrale et aux costumes. Concernant le genre des spectacles étudiés, nous avons centré notre attention sur les spectacles lyriques autant que sur les œuvres dramatiques. Nous avons écarté le domaine du ballet surtout parce qu'il n'a guère été évoqué dans le débat.

Concernant le débat lui-même, il s'agit donc d'un échange qui a souvent pris la forme d'une controverse, d'une polémique et qui s'est manifesté à travers des textes de nature diverse (articles de journaux, fictions). Les auteurs sont des praticiens de théâtres, des écrivains, des architectes, ou encore des anonymes amateurs de théâtre. Le lieu où le débat s'est concentré est la ville de Berlin, centre important de la vie théâtrale de cette époque. La période concernée est la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, soit la période qui recouvre les directions successives d'August Wilhelm Iffland (1796-1814) et de Karl von Brühl (1815-1828) à la tête des théâtres berlinois, deux hommes de théâtre dont les principes et les réalisations en matière de scénographie provoquèrent le débat. Le débat s'éteint après la direction du comte K. von Brühl, suite au silence ou à la disparition de ses intervenants, alors que d'autres scènes de langue allemande gagnent de l'importance, et que d'autres artistes (K. Immermann à Düsseldorf, E. A. Klingemann à Braunschweig, par ex.) élaborent de nouveaux projets de réforme du théâtre.

Nous pouvons déjà citer ici les différentes personnalités qui interviennent dans notre recherche. Il s'agit donc d'abord des deux directeurs successifs des théâtres de Berlin, August Wilhelm Iffland et Karl von Brühl, qui se sont efforcés de réformer les pratiques scéniques en usage sur les scènes berlinoises, et notamment les pratiques en matière de scénographie. Ces réformes étaient le fruit d'exigences déjà formulées au XVIIIe siècle ; ces exigences contribuèrent à faire naître et à raviver le débat sur les pratiques scéniques, et nous en rappellerons l'essentiel dans la première partie de cette étude. C'est principalement en raison de cette réforme des pratiques scéniques engagées par les deux directeurs que Berlin devint aussi le point d'ancrage du débat sur la scénographie. En effet, plusieurs intellectuels, artistes et écrivains se sont exprimés au même moment sur les pratiques scéniques, parfois sur l'ensemble des théâtres de leur époque, mais souvent aussi sur les réalisations berlinoises. Les auteurs des sources que nous avons rassemblées sont avant tout des écrivains romantiques ou proches des Romantiques. Il s'agit de Ludwig Tieck et de August Wilhelm Schlegel, qui sont déjà connus pour s'être intéressés à l'art dramatique. Heinrich von Kleist intervient également dans cette étude en tant que rédacteur du journal Berliner Abendblätter, et à travers la polémique qu'il lança contre le directeur A. W. Iffland. Nous avons pu trouver aussi chez Clemens Brentano plusieurs textes intéressants qui n'ont pas encore beaucoup retenu l'attention des chercheurs jusqu'à présent. Un écrivain très important pour notre recherche est Ernst Theodor Hoffmann, plus connu pour ses écrits critiques sur la musique. Finalement il faut citer encore un auteur moins connu, Adolf Müllner, qui ne fait pas partie du groupe des Romantiques, et dont les qualités d'écrivain sont discutables, mais qui fait preuve d'un regard intelligent et lucide sur les pratiques scéniques de son temps. Certains de ces auteurs furent praticiens eux-mêmes, comme E. T. A. Hoffmann ou A. Müllner par exemple ; les autres intervinrent plutôt en qualité d'observateurs. Un autre artiste, le peintre et architecte K. F. Schinkel, représente encore un autre point de vue dans le débat. Nous nous sommes également intéressée à la réception des réformes entreprises par les deux directeurs, telle qu'elle apparaît à travers les critiques dramatiques anonymes dans les journaux berlinois. Nous avons étudié plus particulièrement ces critiques dans deux journaux officiels que sont la Königlich privilegierte Berlinische Zeitung von Staats- und gelehrten Sachen (Vossische Zeitung) et les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen(Spenersche Zeitung) sur une période de cinq ans, entre 1815 et 1819, qui sont des années de créations particulièrement importantes pour les théâtres de Berlin. Nous avons constaté alors qu'une véritable querelle théâtrale (Theaterfehde) au sujet des questions de scénographie s'était élevée entre les rédacteurs des articles dramatiques de ces deux journaux.

Nous avons constitué le corpus de cette étude par la recherche systématique d'écrits sur la question chez les écrivains connus, par la recherche des textes laissés par les deux directeurs de théâtres, par l'exploitation des indications livrées par les éditions historiques et critiques et par la littérature secondaire (Histoires du théâtre, biographies, catalogues), ainsi que les indications livrées par les sources elles-mêmes. Certes, nous ne prétendons pas avoir rassemblé tous les documents existants, mais nous en avons néanmoins réuni un grand nombre, et sans doute les plus intéressants. Parallèlement aux sources littéraires, une documentation iconographique existant sur les pratiques scéniques de l'époque, composée essentiellement de gravures de costumes et de décors, de représentations d'acteurs dans leurs rôles, nous a été utile pour mieux comprendre les réformes instituées par les deux directeurs des théâtres de Berlin, ainsi que les critiques dont ils ont fait l'objet. Ces documents iconographiques, comme nous le verrons, eurent également un rôle dans le débat. Toutes ces sources, leurs auteurs, les conditions de leur production et leur place dans le débat sur les pratiques scéniques, seront présentés en détail et de façon factuelle dans la première partie de cette étude. Nous avons eu connaissance d'une source supplémentaire que nous n'avons plus intégrée à cette étude, un dialogue fictif sur le théâtre rédigé par Friedrich de La Motte-Fouqué qui a donc, par ce biais, également participé au débat. De même, nous savons que Johann Wolfgang von Goethe a pris position sur les différents sujets abordés dans le cadre du débat, et cela, de manière directe à travers une critique des gravures de décors de Schinkel, et de manière plus théorique à travers ses écrits sur l'art et la littérature. Nous avons fait le choix de ne pas développer ce point, en raison du cadre restreint qu'impose la thèse, en espérant pouvoir y revenir ultérieurement.

Nous considérons les textes et les documents iconographiques en tant que témoins révélateurs d'une certaine conception de la scénographie élaborée par leurs auteurs. Pour définir cette conception, nous avons analysé les textes dans la double perspective de leur identité propre et de leur place dans le débat. Même si la plupart de nos sources ne sont pas des manifestes ou traités théoriques en tant que tels, nous les avons donc interrogées sur la réflexion théorique qu'elles véhiculaient.

La confrontation des textes fait apparaître les différents fronts qui se sont constitués, et sur un plan plus théorique, les différentes conceptions qui se sont opposées. Le débat sur les pratiques scéniques est d'abord le fruit d'une réaction des Romantiques contre le théâtre de leur temps. Cette réaction s'est exprimée plus concrètement sous la forme d'une critique sévère qui n'a pas épargné le travail des deux directeurs successifs des théâtres de Berlin. Ces derniers répliquèrent en faisant publier les principes esthétiques qui les guidaient et en rejetant les arguments du camp opposé. Un point de vue différent dans le débat sur les pratiques scéniques est encore celui des architectes et décorateurs, qui avaient formulé déjà au XVIIIe siècle des projets de réformes de l'architecture des théâtres et de l'espace scénique (Karl Friedrich Schinkel en est ici le représentant). Dans certains cas plus isolés, un intervenant a proposé un compromis entre les conceptions des Romantiques et des directeurs. Les auteurs anonymes viennent se ranger dans le camp des uns ou des autres. Nous avons voulu dégager les idées qui rassemblaient les intervenants d'un même parti et approfondir ce qui les séparait de leurs adversaires. Bien sûr, des différences apparaissent aussi entre les auteurs de chaque groupe et nous avons voulu les faire apparaître.

Nous avons essayé d'exploiter la richesse des textes à plusieurs niveaux. Il s'agissait bien sûr de comprendre les textes dans leur fonctionnement intérieur, afin de ne pas les classer d'emblée dans une certaine orientation. Notre recherche prend également en compte les renvois explicites, implicites, intertextuels entre les sources. Il fallait bien évidemment tenir compte du fait que les textes paraissent dans un contexte culturel. Le débat sur la scénographie porte les traces de querelles philosophiques et esthétiques qui ont marqué l'époque, et qui s'articulent autour de certains concepts récurrents et opposés que l'on peut schématiser comme suit : les "types" ou la "caractérisation psychologique" du personnage ; l'idéalisation d'un objet ou sa reproduction mimétique, la vérité "belle" ou vérité "caractéristique", le "style" ou "l'imitation fidèle" de la nature. Nous aurons l'occasion d'y revenir à plusieurs reprises et de détailler les réponses des différents auteurs. Nous avons donc voulu mettre en lumière les héritages et les emprunts, mais bien sûr aussi les idées novatrices. Nous avons voulu replacer les réformes des deux directeurs et les idées avancées par les autres participants dans la perspective élargie de l'évolution qui a conduit à l'arrivée de la mise en scène à la fin du XIXe siècle, afin de déterminer en quoi la réflexion théorique et la pratique ont constitué une étape dans cette évolution. Nous avons finalement voulu être attentive au contexte social et politique dans lequel se déroulait le débat sur les pratiques scéniques. Sans développer amplement cet aspect, car nous préférions mettre l'accent sur la dimension esthétique du débat, nous avons cependant, à chaque fois que cela semblait éclairer la démarche d'un intervenant, signalé les implications sociales et politiques de son propos.

Si certaines composantes de ce débat ont parfois fait l'objet d'études très poussées, si la réflexion de certains des auteurs sur l'art et sur le théâtre a déjà été mise en valeur par des études de qualité, il n'existe à ce jour pas d'étude qui ait mis en relation de façon plus approfondie les différentes prises de position et qui ait tenté de reconstituer ce débat très particulier sur les pratiques scéniques au début du XIXe siècle. Nous devons toutefois rendre justice aux différents chercheurs et historiens qui ont signalé, sans le développer, l'existence de ce débat, et qui ont mentionné, parfois avec des erreurs, la réaction critique de certains intervenants, à propos des réformes qu'Iffland et le comte Brühl mirent en place à Berlin.

C'est l'historien Eduard Devrient qui donne le plus d'informations sur l'existence réelle et le contenu du débat dans Histoire de l'art dramatique en Allemagne 4 publiée pour la première fois en 1848. En fait, Devrient peut même être considéré comme un témoin tardif du débat, car son premier engagement comme acteur eut lieu au théâtre de Berlin, et il connut le comte Brühl personnellement. Son ouvrage prend pour nous le double statut de source et de littérature critique. Ses affirmations constituent pour nous une preuve importante de l'existence du débat. Sa propre expérience de praticien confère un grand intérêt à son témoignage. Cependant, il faut préciser que Devrient évoque surtout la partie du débat qui concerne les costumes, à la suite des réformes du comte Brühl, et qu'il n'indique pas que les choix esthétiques en matière de décor faisaient partie de la discussion. Après avoir fait le point sur l'évolution des costumes au début du XIXe siècle, il donne son propre avis sur la question. Son jugement est intéressant, mais il nous faut le considérer à son tour comme prise de position dans le débat à une certaine époque de l'Histoire du théâtre. Devrient ne détaille pas l'ensemble des prises de positions. Hermann Schaffner, dans La réforme des costumes par le comte Brühl sur les Théâtres Royaux de Berlin (1926), 5 donne un aperçu plus complet des différentes réactions aux réformes des deux directeurs. Il évoque sommairement plusieurs points de vue critiques, mais sa présentation demande à être complétée et parfois nuancée. Toutefois, nous devons reconnaître que Schaffner, en consacrant un chapitre à la "critique" à laquelle les réformes de Brühl furent soumises, signale déjà l'existence d'une querelle dans les journaux et en livre quelques extraits. Certes, ce n'était pas le propos de Schaffner de développer ce point ; nous avons voulu le faire dans cette étude. Schaffner, comme Devrient, souligne le regard très critique de l'écrivain Ludwig Tieck. C'est aussi le cas de Max von Boehn, dont l'ouvrage sur Le costume de scène (1921) 6 reste une référence, qui cite des passages rédigés par le comte Brühl, avant de citer quelques passages-clés de la réaction de Ludwig Tieck. Heinz Kindermann, dans l'Histoire du théâtre européen, Tome V (1962) consacre plusieurs paragraphes à l'écho que trouvèrent les réformes du comte Brühl, il tente d'en donner un aperçu au moyen de plusieurs citations, mais en propose parfois une interprétation erronée, qu'il nous a été possible de rectifier. Il faut noter encore que Ulrike Harten dans K. F. Schinkel . Décors (2000) cite abondamment les textes et réflexions diverses qui ont été écrites au sujet des décors créés pour la scène de Berlin par Karl Friedrich Schinkel. U. Harten ne va pas plus loin dans l'analyse de ces réactions qu'elle a surtout voulu rassembler pour permettre à la recherche d'en tirer parti. Ces éléments nous ont été très utiles et nous ont mise sur la piste du débat dans les journaux berlinois.

Concernant maintenant les pratiques scéniques et plus particulièrement l'histoire de l'habillement des acteurs et de la décoration théâtrale, nous voulons signaler l'existence de plusieurs travaux importants qui nous ont été utiles dans nos recherches, même si nous espérons avoir apporté notre contribution personnelle sur la question. Nous ne voulons pas détailler plus la série d'ouvrages consacrés à l'histoire du costume ou du décor de théâtre, mais signalerons simplement le travail important effectué par la recherche anglo-saxonne dans le domaine du costume de théâtre et l'absence de travail synthétique sur le décor de théâtre dans la première partie du XIXe siècle en Allemagne. Il est vrai que la recherche en Études théâtrales privilégie, à juste titre, depuis ces dernières années l'étude de la représentation théâtrale dans son ensemble. Comme nous le disions déjà plus haut, c'est le sujet même de notre étude qui explique que nous avons concentré notre attention sur la question des costumes et des décors ; mais nous pouvons confirmer ici le fait que les "mises en scènes" du début du XIXe siècle mériteraient, dans le domaine des études théâtrales, encore des travaux qui prennent en compte l'intégralité du spectacle.

La scénographie, comme élément constitutif d'une représentation théâtrale, a donc trouvé progressivement place dans les histoires du théâtre. C'est le mérite d'H. Kindermann d'avoir déjà dans les années 1950 toujours traité cet aspect du théâtre dans sa longue Histoire du théâtre européen 7  ; et encore récemment, les quatre tomes Le théâtre du monde (Die Welt als Bühne, 1993-2000), parus sous la direction de M. Brauneck, accordent une large place aux différents aspects d'une représentation. Par ailleurs, notons que Manfred Brauneck consacre aussi un chapitre intéressant au "théâtre du Romantisme", un terme qu'il faut toutefois entendre à la fois comme la conception romantique du théâtre et le théâtre à l'époque du romantisme. Il aborde donc ce sujet sous un angle de vue beaucoup plus large (répertoire, critique des Romantiques à ce sujet, jeu de l'acteur, réformes tentées par E. T. A. Hoffmann à Bamberg et par L. Tieck à Dresde et à Berlin en 1840.) Notre étude de la conception romantique de la scénographie, un thème peu développé par Brauneck, permet de compléter une vision d'ensemble du théâtre voulu par les Romantiques.

Nous devons évidemment beaucoup aux travaux d'Erika Fischer-Lichte. 8 La diffusion en France de ses travaux en sémiologie théâtrale, notamment sur la période du XVIIIe siècle, et son Histoire succincte du théâtre allemand (1993) ne peut être que vivement conseillée. C'est avec beaucoup d'intérêt que nous avons lu son approche des pratiques scéniques de l'époque baroque et surtout du XVIIIe siècle. La nature même du travail effectué par les hommes de théâtre de l'époque, considérant le jeu et l'apparence de l'acteur comme un langage de signes, appelait une analyse de type sémiologique. Nous nous sommes inspirée de cette démarche pour analyser le travail des deux directeurs de théâtre berlinois à chaque fois que cela apportait un éclairage intéressant sur leur travail. Erika Fischer-Lichte s'est moins intéressée au théâtre du début du XIXe siècle. La sélection qu'elle a effectué dans son Histoire succincte du théâtre allemand, ouvrage pour lequel elle devait restreindre les époques de l'histoire du théâtre analysées, nous paraît symptomatique d'un certain regard porté sur le théâtre du début du XIXe siècle avant l'apparition fascinante de Richard Wagner ou des Meininger, par exemple. Fischer-Lichte traite en priorité l'activité théâtrale de Goethe à Weimar et le théâtre populaire en Autriche, deux chapitres évidemment essentiels de l'histoire du théâtre des territoires de langue allemande, et choisit délibérément de ne pas développer le reste de la vie théâtrale au début du XIXe siècle. Il est vrai que cette période est une période de transformation des pratiques scéniques, et ne constitue pas un mouvement unifié. Certes, les problèmes soulevés par les débats esthétiques ont trouvé des réponses et des résolutions par la suite, et, comme nous allons le montrer, les pratiques théâtrales de l'époque ont connu une vraie contestation dès le premier moment de leur mise en place. Nous voulons cependant montrer à travers l'étude du débat sur les pratiques scéniques que cette période du théâtre peut encore donner matière à de nouvelles et intéressantes recherches, notamment sur la conception du théâtre élaborée par les Romantiques.

Sur les pratiques scéniques du XVIIIe siècle, il faut encore rappeler l'existence de l'ouvrage de Winfried Klara sur le costume de théâtre et le jeu dramatique. 9 Cette étude continue d'être un outil très précieux et une référence aujourd'hui. Ainsi, l'article complexe de R. Münz sur l'art du jeu et le costume 10 exploite utilement les découvertes de Klara. Münz insiste à juste titre sur l'évolution importante qui se produit, allant d'une "typisation", puis "caractérisation", vers une "stylisation" du costume. Nous avons pu exploiter leur analyse pour éclairer la démarche des deux directeurs de théâtre. Parmi les études de langue française sur la pratique théâtrale en Allemagne au XVIIIe et au XIXe siècle, il faut signaler encore la thèse de Jean-Jacques Alcandre sur Les représentations des Brigands sur la scène allemande des 18ème et 19ème siècle. 11 J.-J. Alcandre consacre plusieurs pages au travail d'Iffland, aux réformes du comte Brühl et à la réaction de L. Tieck. Bien évidemment, son propos n'était pas d'analyser l'échange qui eut lieu sur les questions de scénographie et notre recherche aborde donc la même période sous un angle de vue différent.

Sur le sujet des écrivains romantiques et de la conception des pratiques scéniques qu'ils ont développée, il n'existe pas d'étude synthétique et complète. Cela ne signifie pas que des informations importantes ne se trouvent dispersées dans des ouvrages très divers, comme des ouvrages historiques sur le théâtre ou telle ou telle étude spécialisée sur un auteur. Les articles (Peter Schmidt, Gerhard Kluge) qui traitent du théâtre des Romantiques analysent surtout leurs œuvres dramatiques dans une perspective littéraire. Edgar Gross, dans sa monographie sur La première génération des Romantiques et le théâtre (1910) 12 s'intéresse véritablement aux théories d'esthétique théâtrale développées par Ludwig Tieck et August Wilhelm Schlegel. Il passe en revue l'ensemble des écrits de ces auteurs et son étude constitue donc une mine de renseignements. Dans l'ensemble, il traduit avec exactitude la pensée des deux écrivains romantiques ; quelques points appellent un commentaire plus détaillé. Nous avons donc pu compléter ce travail d'E. Gross en replaçant la réflexion des deux écrivains dans le contexte théâtral de leur rédaction. Alors que Gross traite seulement la première génération des Romantiques, nous avons voulu intégrer dans notre recherche l'ensemble des écrivains appartenant à ce mouvement.

Pour achever cette présentation des recherches précédentes, il nous faut mentionner les travaux traitant individuellement de certains auteurs ou artistes. C'est le cas pour Ludwig Tieck et le théâtre, et surtout pour Karl Friedrich Schinkel et son activité de décorateur. Les liens entre Ludwig Tieck et le théâtre ont suscité de nombreuses études, peut-être moins en France qu'en Allemagne. Au XIXe siècle déjà, Tieck était connu entre autre pour son activité de dramaturge et pour ses écrits dramaturgiques. Dès la fin du XIXe siècle, cette pratique du théâtre que Tieck réalisa surtout dans les années 1840, est devenue objet de recherches qui ont été poursuivies jusqu'à nos jours. Le dernier travail en date à notre connaissance est un article de Marek Zybura de 1994. De même, le travail de K. F. Schinkel en tant que décorateur a été étudié à plusieurs reprises tout au long du XXe siècle. Le dernier ouvrage qui lui est consacré est le catalogue raisonné d'U. Harten, paru en 2000, au moment où nous commencions notre propre recherche. Nous avons déjà évoqué plus haut qu'il a constitué pour nous un outil de travail très intéressant. Sur E. T. A. Hoffmann et le théâtre, plusieurs études, mais plus anciennes, existent qui méritaient d'être réactualisées, sauf l'étude de Heide Eilert sur la place du théâtre dans l'œuvre d'Hoffmann. 13 Signalons toutefois qu'Heide Eilert n'analyse pas le point de vue d'Hoffmann sur la scénographie théâtrale. Sur August Wilhelm Schlegel et les pratiques scéniques, l'ouvrage le plus important est celui d'E. Gross que nous avons déjà évoqué.

Pour trouver une analyse approfondie du travail d'August Wilhelm Iffland, il faut se référer à l'étude citée plus haut de Winfried Klara sur le costume de scène (1931). Hermann Schaffner (1926) consacre toute la première partie de sa thèse sur les réformes du comte Brühl au travail d'Iffland sur les costumes. Les analyses assez poussées de Klara nous ont incitée à replacer le travail d'Iffland dans la perspective d'une évolution des pratiques scéniques aboutissant à l'arrivée de la mise en scène. Nous avons exploité les informations livrées par H. Schaffner et pu compléter les indications qu'il donne déjà sur la réception du travail d'Iffland. Sur le travail du comte Brühl, il faut donc noter l'étude (déjà citée) très complète d'Hermann Schaffner, et un autre ouvrage plus général, un peu plus récent, de Marie-Luise Huebscher sur la gestion des théâtres berlinois par le comte Brühl (1960). Huebscher n'accorde que très peu de place à la scénographie dans cette étude, en revanche elle est aussi l'auteur d'un article intéressant qui analyse le contexte sociopolitique des réformes du comte Brühl. Heinz Kindermann, dans son Histoire du théâtre européen, consacre un chapitre entier aux réformes d'Iffland et du comte Brühl et à la montée de Berlin comme pôle important de la vie théâtrale. De même, des chapitres très complets sur le travail d'ensemble des deux directeurs se trouvent dans l'ouvrage de R. Freydank, Le théâtre à Berlin (Theater in Berlin, 1984). Nous avons pu exploiter ces ouvrages pour reconstituer le contexte du débat sur les pratiques scéniques.

Finalement reste le cas de Clemens Brentano. A notre connaissance aucune recherche plus étendue n'a été faite sur Brentano et les pratiques scéniques. Peter Schmidt, dans son article sur le drame romantique (1971) mentionne certes les écrits sur le théâtre que nous avons exploités ; il cite même le jugement sévère de Brentano sur le théâtre de son temps, mais ne s'attarde pas sur les questions d'esthétique théâtrale. Il faut signaler encore la grande étude d'Erika Tunner sur l'œuvre de Brentano (1977). 14 Erika Tunner décrit d'abord les efforts de Brentano lors de son engagement comme dramaturge à Vienne, puis consacre un court chapitre aux textes de Brentano sur le théâtre (critiques et lettres fictives). Elle nomme alors, mais sans les développer, quelques idées essentielles de la conception de Brentano.

Nous espérons donc, par le travail de recherche que nous présentons, mieux faire connaître une activité des écrivains romantiques peu évoquée jusqu'ici, et mettre en lumière l'intérêt des différents textes. Il nous paraissait intéressant de développer un aspect qui, dans la recherche française en Études germaniques sur cette époque de la littérature et de l'art allemand, a moins fait l'objet d'études. Plus globalement, nous espérons par notre travail, mieux faire connaître au public français, notamment aux chercheurs en Études théâtrales en France, le travail intéressant des deux directeurs des théâtres berlinois sur la scénographie, les conceptions des Romantiques sur la fonction du costume et du décor de théâtre, ou encore le regard satirique et perspicace d'un Adolf Müllner, par exemple. Un échange sur les pratiques scéniques dans les différents pays européens, qui permettra de mettre en valeur points communs et particularités, nous paraît une piste intéressante dans la perspective de recherches futures.

La première partie de cette étude doit nous permettre de présenter l'ensemble des conditions qui ont permis l'émergence puis le développement d'un débat sur la scénographie et sa localisation à Berlin. Nous rappellerons succinctement les aspects caractéristiques des pratiques scéniques au XVIIIe siècle et les demandes de réforme qui se firent entendre. Nous pourrons présenter alors le travail des deux directeurs de théâtre et surtout les principes théoriques qui ont guidé leur travail sur les costumes et les décors. Nous expliquerons ensuite quels furent les débuts du débat sur la scénographie au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle et quelles personnalités en furent les initiateurs. Nous expliquerons à quelle occasion les différents auteurs sont intervenus dans le débat et nous présenterons les différentes sources retenues, en indiquant le contexte de leur rédaction lorsque cela éclaire leur place dans le débat. L'ensemble de ces éléments factuels doit nous permettre de prouver l'existence du débat et d'en retracer la dimension historique.

La seconde partie de notre étude est consacrée au contenu du débat et à l'analyse des textes. Sa structure est déterminée par deux thèmes essentiels et récurrents dans le débat. Ces thèmes constituent des problématiques majeures de l'évolution des pratiques scéniques au début du XIXe siècle : premièrement la question de la richesse de la scénographie et de l'importance des décors, qui sont toutes deux remises en question. Le deuxième thème essentiel dans la réflexion esthétique du début du XIXe siècle est la question du réalisme de la scénographie (nous préciserons ce qu'il faut entendre par réalisme) et du respect de la vérité historique. C'est notamment cette dernière théorie esthétique qui suscita les controverses les plus vives. Nous avons choisi de réunir les auteurs romantiques pour l'étude de chaque thème afin de faire ressortir les points qui les unissent au-delà des sensibilités personnelles, et de dégager une conception romantique du costume et du décor de théâtre. Pour chaque grand thème, nous consacrerons également un chapitre aux réponses données par les deux directeurs de théâtre.

En conclusion, nous tracerons alors le bilan général de notre recherche en nous efforçant de répondre aux questions suivantes. Comment expliquer le rejet des Romantiques face aux pratiques scéniques de leur époque ? Quelles sont les caractéristiques de l'esthétique de la simplicité et de l'imagination qu'ils proposent ? Remet-elle en cause l'illusion théâtrale ? Dans quelle mesure les différents participants du débat ont-ils pu influer sur les pratiques scéniques de leur temps ? Les différentes réformes des directeurs pour instaurer le réalisme et le respect de la vérité historique sur la scène ont-elles eu une postérité ? Nous reviendrons encore une fois sur la place du débat dans l'histoire du théâtre en Allemagne. Nous proposerons alors une série d'ouvertures possibles vers des formes de théâtre et des réflexions théoriques qui ont été développées ultérieurement. Nous verrons que les paroles des Romantiques, qui ne gagnèrent pas l'assentiment des contemporains, ont trouvé par la suite une véritable résonance.

Notes
1.

"da ich nun einmal Vorfechter der anti-spektakuleusen Falanx bin", Berlinische Nachrichten, 13 février 1819.

2.

Nous sommes consciente du fait que le terme possède aujourd'hui un sens particulier. Il était difficile de trouver un terme approprié qui regroupe à la fois la question des costumes et des décors, le terme allemand de Ausstattung n'ayant pas d'équivalent en français. Nous n'avons pas retenu le terme de "décoration" qu'Anne Ubersfeld qualifie sans ambages "d'archaique" (cf. Les termes clés de l'analyse du théâtre, Seuil, 1996), et qui suscita une controverse parmi les praticiens en raison de son sens étymologique.

3.

Lorsque, nous l'employons, à nouveau pour des raisons de simplification de l'expression, nous le donnons toujours entre guillemets afin de bien marquer cette situation.

4.

Devrient, Geschichte der deutschen Schauspielkunst, Leipzig 1848.

5.

Schaffner, Die Kostümreform des Grafen Brühl an den Königlichen Theatern zu Berlin, Köln 1926.

6.

Boehn, Das Bühnenkostüm in Altertum, Mittelalter und Neuzeit, Berlin 1921.

7.

Kindermann, Theatergeschichte Europas (Cf. la bibliographie pour la référence détaillée des tomes concernés).

8.

Nous ne citons ici que le nom d'E. Fischer-Lichte, mais nous pensons ici à l'ensemble des chercheurs qui ont travaillé dans cette direction, notamment à la Freie Universität de Berlin.

9.

W. Klara, Schauspielkostüm und Schauspieldarstellung […], Berlin 1931.

10.

in : Bender, Schauspielkunst im 18. Jahrhundert, Berlin 1992.

11.

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