1. 1. 1. Les pratiques scénographiques, du XVIIIe au début du XIXe siècle

Il faut resituer les pratiques d'habillement des acteurs et d'aménagement de la scène dans le contexte de la vie théâtrale au XVIIIe siècle qui est marquée par une double situation : celle des théâtres de cour, où des troupes étrangères (françaises et italiennes) sont engagées de façon permanente, et celle des troupes ambulantes de comédiens allemands. Les troupes ambulantes s'efforcent de trouver un lieu de résidence permanent et tentent de se fixer dans les villes, espérant acquérir ainsi une plus grande respectabilité et un meilleur statut social. Les représentations sont données dans des lieux prêtés par les villes, mais à plusieurs reprises des directeurs de troupes font également construire des salles de spectacle. Il ne faut pas oublier le désir des intellectuels du XVIIIe siècle de fonder un "théâtre national" allemand. Erika Fischer-Lichte explique que l'esprit de la démarche n'est pas chauvin ou nationaliste, mais que l'idée du théâtre national synthétise toutes les réformes demandées au cours du siècle : développement d'une littérature dramatique allemande, défense des valeurs de la bourgeoisie, appel à l'unité de la nation au-delà de l'éclatement du territoire en multiples états absolutistes. 18 Les tentatives de fonder des "théâtres nationaux" dans un effort d'indépendance financière se soldent par un échec. E. Fischer-Lichte indique encore qu'une évolution se produit vers 1770 lorsque des cours princières se saisissent de l'idée de "théâtre national" et prennent en charge la gestion et le financement d'un théâtre "national" de "cour" de langue allemande et accessible à l'ensemble du public. La direction de ces théâtres est confiée à un administrateur (intendant) qui peut être issu de la bourgeoisie (le professeur J. Engel, puis l'acteur A. W. Iffland à Berlin) ou de la noblesse (H. von Dalberg à Mannheim, K. von Brühl à Berlin). 19 Théâtres "nationaux" et théâtres de cour sont désormais une seule institution. Une évolution vers une forme beaucoup plus institutionnelle des pratiques théâtrales débute ainsi au XVIIIe siècle et se poursuit tout au long du XIXe siècle.

L'esthétique et la pratique du costume et du décor au XVIIIe siècle apparaissent comme un phénomène transitoire entre deux styles plus facilement définissables, le baroque et le réalisme. Dire si cette époque, plus particulièrement la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où l'influence de nouveaux modes de pensée commence à se faire sentir sur la scène, constitue une sorte d'entité et de mouvement cohérent ou s'il s'agit d'une période de transition durant laquelle les règles sont bouleversées nécessiterait une étude plus approfondie, et nous ne voulons nous avancer sur ce point. Cependant force est de constater que des éléments des deux styles cités plus hauts apparaissent, entremêlés à des degrés divers, dans les pratiques scéniques (ici costumes et décors) de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Alors que le théâtre du XVIIIe siècle repose encore sur le système des "types" hérité du baroque, l'influence de plusieurs courants de pensée amène des pratiques nouvelles, impose des codes nouveaux qui conduiront à la disparition du système des types par l'introduction d'une caractérisation du personnage beaucoup plus individualisée et par une reproduction du lieu scénique plus variée et plus exacte. La stylisation qui marque l'esthétique baroque fait place progressivement à une représentation mimétique du réel.

Plus concrètement, le système des "types" implique des pratiques particulières. Chaque théâtre dispose de plusieurs décors-types "palais", "jardin", "intérieurs", "prison" qui sont réutilisés pour toutes les représentations. On ne se préoccupe donc pas de caractériser le lieu de l'action, ou alors seulement de façon sommaire. De même pour les costumes : la garde-robe des acteurs est constituée à la base de quelques costumes-"types" 20  : l'habit contemporain qui sert au répertoire comique ou contemporain (le drame bourgeois), le costume grec ou romain pour le répertoire tragique, ainsi que le costume "turc" ou oriental. À ces trois grands types de costume, on peut encore ajouter celui du costume dit "espagnol" (spanische Tracht) et du costume "vieil-allemand" (altdeutsche Tracht). Le costume "espagnol" est un habit de cérémonie, lointaine réminiscence du costume de cour espagnol (en fait le costume du XVIe siècle stylisé) ; le costume vieil-allemand en est l'équivalent allemand et correspond au costume du XVIe siècle en Allemagne (parfois les deux se confondent). Tout deux expriment, de façon très imprécise certes, l'idée du passé. Au sein de ces grands ensembles, il faut distinguer encore le costume de l'emploi : prince, tyran, chevalier, soldat, amant (pièces modernes) et amante, héroïne, soubrette, rôles de caractère. Ces costumes sont constitués de signes codifiés et récurrents que le public connaît et qui lui permettent d'identifier immédiatement le personnage.

Il faut faire la distinction entre les théâtres de cour, où l'esthétique baroque se maintient plus longtemps, et les troupes ambulantes dont les directeurs sont souvent proches des intellectuels qui demandent une réforme des pratiques scéniques et du répertoire dramatique. Nous voudrions évoquer ici la question de la richesse de la scénographie, c'est-à-dire de la splendeur, de la préciosité des costumes et des décors, des dépenses effectuées pour leur acquisition. Il s'agit d'un thème qui reviendra dans le débat sur la scénographie au début du XIXe siècle dans un autre contexte, mais il nous faut préciser quelle était la situation au XVIIIe siècle. W. Klara explique que les troupes ambulantes, dont les moyens sont plus modestes que ceux des troupes rattachées aux cours princières, investissent peu dans les décors (plus difficiles à transporter), mais davantage dans la beauté, la somptuosité, la nouveauté des costumes, qui constituent de ce fait un capital pour la troupe. L'objectif est de concurrencer les théâtres de cour et d'attirer le public. W. Klara cite plusieurs critiques théâtrales parues entre 1760 et 1780 dans lesquelles cette démarche trouve tout à fait l'assentiment de leurs auteurs. La richesse des costumes est une question de dignité pour la troupe. La richesse de la scénographie comme source de dépenses ou comme idéal esthétique n'est guère discutée dans les textes théoriques du XVIIIe siècle. Simplement, l'exigence d'un plus grand réalisme qui se fait de plus en plus entendre implique nécessairement que l'on renonce à toute forme de richesse qui ne corresponde pas à la réalité (nous reviendrons sur ce point). Ainsi on peut émettre l'hypothèse d'une critique implicite du luxe ostentatoire du théâtre de cour baroque, une critique qui signifierait la remise en question de la vie de cour et de ses aspirations culturelles par des intellectuels de l'Aufklärung pour une bonne part issus de la bourgeoisie.

L'évolution qui se produit dans les pratiques scénographiques au XVIIIe siècle traduit l'influence de deux mouvements : un mouvement "réaliste", qui sous l'influence des Lumières favorise une reproduction plus exacte de la réalité empirique, lié aux formes de théâtre telles que le drame bourgeois ; et un second mouvement "historiciste", également issu des Lumières, qui se développe après que le Sturm und Drang eut mis en valeur le passé et l'Histoire, et qui engendre une série de pièces à sujet historique. Nous voulons présenter plus en détail ce double mouvement et ses conséquences.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle se développent à la fois une nouvelle théorie et une nouvelle pratique du jeu théâtral, liées au répertoire du drame bourgeois, et influencées par des considérations philosophiques proches du sensualisme et de l'empirisme anglais. Les recherches effectuées ces dernières années en Allemagne par les études théâtrales (Theaterwissenschaft) sur le théâtre du XVIIIe siècle, dont on peut trouver une synthèse dans l'Histoire succincte du théâtre allemand (1993) de E. Fischer-Lichte, 21 ont mis cette évolution en valeur. La vérité dont l'être humain est en quête a changé de mode d'appréhension et se fonde maintenant sur l'expérience sensible. Le corps humain devient source d'intérêt parce qu'on le considère comme l'expression naturelle de l'âme : ainsi les mimiques, le maintien, les gestes sont amplement étudiés dans l'objectif d'une meilleure connaissance des caractères et des émotions ressenties par un être humain. L'étude de la psychologie connaît un élan nouveau ; gestuelle et mimiques sont considérées comme une autre forme de langage. Cette évolution a des conséquences pour l'art dramatique. Une nouvelle fonction du théâtre apparaît : transmettre la connaissance de l'âme humaine, à la fois dans un but moral et scientifique. "Le théâtre ne remplit pas uniquement la fonction d'une institution morale," explique E. Fischer-Lichte, "mais également celle d'une institution scientifique." 22 Le théâtre devient "laboratoire de l'âme et des émotions" comme le dit le titre d'une étude récente de Rainer Ruppert. 23 Une nouvelle théorie du jeu de l'acteur se développe, car les traits psychologiques des personnages tout comme leurs émotions doivent être présentés avec la plus grande finesse possible au moyen du corps humain. L'expression du caractère et des émotions par le geste, par le corps, prend une plus grande importance que l'expression par la parole.

Or cet intérêt pour la gestuelle, la mimique, l'apparence de l'acteur entraîne également un intérêt pour son costume. La prise de conscience du fait que le vêtement est révélateur de la psychologie du personnage amène son exploitation sur la scène. Le désir d'une reproduction "vraie" des caractères et l'attention aux détails se manifeste dans les critiques de représentations. Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), qui séjourne en Angleterre et peut y admirer le jeu du célèbre acteur Garrick, met en lumière l'importance du costume en lien avec le jeu de l'acteur. Il est l'un des premiers à s'attarder sur le costume dans ses critiques dramatiques. En Allemagne, l'acteur et futur directeur du théâtre de Berlin A. W. Iffland est celui qui réalisera le plus parfaitement cette obligation d'une imitation fidèle de la réalité, développant par ailleurs une véritable théorie du costume.

Le deuxième mouvement important de la seconde moitié du XVIIIe siècle est la naissance d'une conscience de l'Histoire. 24 Il s'ensuit une place plus grande de l'Histoire sur la scène. Ce "sens de l'histoire", des "époques" 25 apparaît plus clairement en Allemagne vers 1770, notamment dans la réflexion du Sturm und Drang. Nous pensons ici en particulier à l'œuvre de Herder. Heinz Kindermann résume de la manière suivante l'évolution qui s'est produite dans l'histoire du théâtre :

‘Lorsque, par la suite, grâce aux avancées de Herder et de Möser, la surévaluation perfectionniste du présent que les Lumières avaient amenée, fut, dès le milieu de la période du Sturm und Drang, remplacée par l'idée d'une évolution historique et organique, un changement sensible,  débutant avec la première représentation de Götz donnée par Koch (1776)  se produisit dans la mesure où l'on exigea, du moins dans des cas aussi extrêmes, des costumes d'époque, et où ils furent réalisés à la hauteur des connaissances que l'époque avait de l'histoire de la civilisation. 26

Kindermann souligne à juste titre l'importance de la première représentation du Götz de Berlichingen de Goethe. L'acteur et directeur Heinrich Gottfried Koch avait demandé à un artiste peintre, Johann Wilhelm Meil, de créer des costumes historiques et avait fait faire des décors "historiques". La création de la pièce de Goethe a eu deux conséquences. Le succès du Götz a d'abord une répercussion sur la production dramatique. Des sujets nouveaux apparaissent : le Moyen-Âge allemand, les origines de l'histoire allemande. C'est ainsi que l'on peut comprendre la multiplication et le succès des drames de chevalerie. 27 La pièce de Goethe a effectivement aussi soulevé la question d'une représentation plus exacte des lieux et des vêtements du passé. D'autres facteurs sont entrés en jeu, comme la lente émergence d'un sentiment national qui nourrit la volonté de créer ou de retrouver un fonds culturel commun représentatif. Le sentiment d'unité nationale veut pouvoir s'appuyer sur une histoire commune que l'on cherche à définir. Il ne faut pas oublier non plus l'importance de la redécouverte de Shakespeare qui soulève des questions tant d'écriture dramatique que de mise en scène. La mode des drames historiques a conduit à une réflexion sur une représentation adéquate. La reproduction fidèle de la vérité historique est introduite progressivement, elle est de plus en plus demandée par les critiques, les théoriciens, mais elle n'est vraiment réalisée que plus tard, au début du XIXe siècle, notamment par les deux directeurs du théâtre de Berlin. Dans la pratique, le costume "espagnol" et surtout le costume "vieil-allemand" cités plus haut connaissent un regain d'intérêt. Ils ont des traits stylistiques proches (haut de chausses, courte veste près du corps, crevés, écharpe en ceinture) et constituent le costume "historique", fréquemment employé. Le costume vieil-allemand, comme son nom l'indique, signifie l'histoire allemande, on l'emploie dans les drames de chevalerie. Armures, bottes, épées font des apparitions multiples (cf. l'illustration ci-dessous du drame de chevalerie Otto de Wittelsbach). Elles suscitent l'enthousiasme du public et le rejet de ceux qui prônent le respect de la bienséance (dont Iffland fait partie). Le costume espagnol est aussi le costume des rôles nobles ; il est choisi et perçu comme un costume élégant (cf. l'illustration de l'acteur Kraus dans le rôle d'Hamlet, qui le porte pour désigner le prince et le jeune premier). Dans l'esprit du public, il est associé de plus en plus aux rôles tragiques. Devant la nécessité de signifier des époques ou des personnages différents, on adjoint à ces deux costumes des éléments historiques.

Kraus dans le rôle d'Hamlet, vers 1778. Scholz dans le rôle d'Otto de Wittelsbach.
Kraus dans le rôle d'Hamlet, vers 1778. Scholz dans le rôle d'Otto de Wittelsbach.

Les deux gravures sont tirées de W. Klara, Schauspielkostüm […], 1931.

Une multiplication des formes du costume se produit, faisant, selon W. Klara, "exploser" 28 le système des types, mais seulement vers l'année 1800. L'attention à la vérité historique apparaît comme une conséquence de la conscience nouvelle des différences entre les époques. Mais l'attention grandissante à l'exactitude et à la diversité du costume peut être interprétée aussi comme une manière d'échapper au costume (parfois bruyant) des drames de chevalerie, certes issu de la volonté de représenter l'histoire, mais devenu à son tour un costume "type", symbole d'un certain genre qu'une partie des intellectuels rejette. (Cf. l'illustration page suivante qui oppose le goût régnant, i. e. les drames de chevalerie, et le bon goût, i. e. la tragédie, le drame classique). Pour cette raison, on peut comprendre cette évolution comme la reconquête de la scène par les auteurs de la Spätaufklärung (nous pensons ici à A. W. Iffland) après un règne des drames de chevalerie qu'ils associent à l'esprit du Sturm und Drang. 29

Devenu directeur des théâtres de Berlin, A. W. Iffland, après avoir développé une théorie du costume réaliste, a ensuite rejoint la tendance de l'historicisme en faisant réaliser des costumes et décors plus authentiques à Berlin. Signalons qu'à Vienne, une même évolution vers des costumes historiques se produit avec les costumes de Stubenrauch. Après 1815, c'est particulièrement le comte Karl von Brühl qui s'attachera à réaliser sur les scènes royales berlinoises l'idéal de costumes et de décors historiques authentiques.

Le goût régnant. Le bon goût. Gravures satiriques.
Le goût régnant. Le bon goût. Gravures satiriques.

Illustrations tirées de W. Klara, Schauspielkostüm […], 1931.

Si l'on jette un regard d'ensemble sur les deux tendances esthétiques du "réalisme" et de "l'historicisme", on constate évidemment qu'elles sont deux développements d'une même idée fondamentale, celle d'une reproduction exacte, mimétique, d'une réalité définie à la suite d'études minutieuses et scientifiques (au sens où nous l'entendons aujourd'hui). Cette évolution poursuit son chemin au XIXe siècle, en rencontrant des oppositions et des transformations. Le débat sur les pratiques scénographiques fut l'un des lieux où s'exprimèrent les réactions diverses à cette évolution.

A Berlin donc, entre 1800 et 1830, deux directeurs de théâtre successifs (A. W. Iffland et K. v. Brühl) décident d'accélérer cette évolution vers une représentation plus fidèle de la réalité empirique sur la scène. Ils engagent des réformes esthétiques en espérant entraîner d'autres scènes sur le même chemin, des réformes sur lesquelles nous reviendrons plus longuement. Cependant, que ce soit à Berlin ou dans d'autres parties de l'Allemagne, il n'est pas possible de parler de rupture brutale dans les pratiques scéniques entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. L'utilisation de "décors universels" (Universaldekorationen), c'est-à-dire de décors réutilisables pour des lieux récurrents ("salle gothique", "bord de mer") se poursuit au début du XIXe siècle, comme en témoigne la liste de décors établie en 1813 par l'architecte Karl Friedrich Schinkel, candidat à un poste de décorateur à Berlin. Il nomme les décors qui doivent constituer selon lui le fonds d'un grand théâtre : "salles modernes de châteaux", "intérieurs paysans", "vues intérieures de bâtiments de style oriental", "rues médiévales", "régions boisées" et "montagneuses", etc. 30 Schinkel, qui eut ensuite l'occasion de créer des décors originaux sous l'administration du comte Brühl à Berlin (1815-1828), créa aussi quelques "décors pour des besoins généraux" 31 . Ainsi, durant cette période, on peut dire que le nombre de créations de décors propres à un spectacle augmente, mais ce n'est qu'exceptionnellement que tous les décors d'un spectacle sont nouvellement créés. Ulrike Harten précise "qu'au cours d'une représentation théâtrale les décors du fonds et les décors spécialement créés alternent ; ces derniers expriment l'idée propre à la pièce." 32

L'attention à l'authenticité des costumes et des décors, l'attention à la scénographie en général, la multiplication des types de décors et de costumes conduit les directions des théâtres à produire une nouvelle forme de luxe sur la scène (d'autant plus que l'action des pièces historiques ne se situe guère dans les bas-fonds). Sur les grandes scènes de langue allemande, les nouveaux principes esthétiques ne signifient guère la réduction de la richesse de la décoration, et les dépenses effectuées pour la scénographie (défilés de figurants, transformations) vont en augmentant. Nous reviendrons sur cet aspect en présentant les efforts de réformes engagés par Iffland et le comte Brühl à Berlin. Cette nouvelle richesse de la scénographie suscita des réactions controversées.

Pour achever notre présentation des pratiques scénographiques, nous pouvons évoquer le travail concret des hommes de théâtre lors de la réalisation des costumes et des décors. Ces pratiques posent un certain nombre de questions autour des notions de création et d'unité du spectacle.

De manière générale, sur l'ensemble du XVIIIe et jusqu'au début du XIXe siècle, on pourrait remarquer tout d'abord que si le métier de décorateur de théâtre (der Theatermaler) est un métier tout à fait reconnu, la profession de "costumier" en revanche n'existe pas. En effet, alors que l'art de la décoration théâtrale est le fruit d'une longue tradition, avec des écoles, des maîtres, alors que tous les théâtres qui en ont les moyens s'attachent un décorateur qui fait d'ailleurs en partie leur renommée, on fait appel de façon beaucoup plus occasionnelle à un créateur de costume. Le Garderobier parfois mentionné semble plutôt avoir pour fonction d'entretenir le fonds de costumes et peut être traduit par "l'habilleur". Le comte Brühl, qui a déterminé nombre de costumes lors de sa direction, se qualifie lui-même "d'ordonnateur" des costumes (der Ordner der Kostüme).

Très concrètement, les choses se présentent de la façon suivante : Le peintre décorateur (Theatermaler, appelé souvent Decorateur) travaille avec une équipe d'aides, d'ouvriers qu'il dirige. Il travaille également en collaboration avec le machiniste (Maschinist), quand ces deux fonctions ne sont pas remplies par une seule et même personne. L'atelier se trouve généralement sous les combles du théâtre, comme on peut le voir sur un dessin de J. C. J. Gerst qui représente l'atelier du théâtre de Berlin. 33 Le décorateur jouit d'une certaine liberté pour réaliser ses œuvres, mais sa place fixe au service d'un théâtre, comme cela va se développer et s'institutionnaliser tout au long du XIXe siècle, pose la question de son statut : est-il artisan ou artiste ? Et le décor lui-même est-il œuvre d'art ? On touche ici à l'un des thèmes essentiels du débat, le rapport entre théâtre et art. Rappelons aussi la place prépondérante des décorateurs italiens ou issus des écoles italiennes. En tant que représentants d'un style (en général héritier du baroque) et artistes "non allemands", ils s'exposent aux critiques de tous ceux qui veulent donner à la scénographie des couleurs plus nationales.

Pour ce qui est des costumes, l'acteur au XVIIIe siècle se costume lui-même  en cela la situation ne diffère pas de celle du théâtre baroque  c'est à dire qu'il est responsable du costume qu'il portera lors de la représentation. Globalement l'acteur doit veiller à faire faire ses propres costumes à ses frais (une partie du moins), il perçoit parfois un dédommagement financier pour cela. 34 Bien sûr chaque troupe possède un fonds de costumes dans lequel il est possible de puiser. L'aménagement d'un fonds de costumes se développe avec le succès des drames historiques. Son emploi permet au directeur de contrôler le style du costume qui sera produit sur la scène. Une hiérarchie au sein de la troupe fait en sorte que les costumes des grands acteurs leurs sont réservés et qu'ils sont les seuls à les utiliser ; les membres moins importants puisent dans le fonds commun. Toutefois, pour chaque création ou pour chaque spectacle, chaque acteur ou actrice n'hésitera pas à agrémenter, à transformer le costume de base par des accessoires, éléments supplémentaires, tels que voiles, armes, chapeaux, bijoux, etc. L'objectif visé se situe sur une ligne constituée de toutes les nuances allant de la pure séduction du public à une fine caractérisation du personnage. Cette pratique génère justement des discussions, et à la suite d'un choix heureux ou malvenu de ces éléments, l'artiste reçoit de grands éloges ou des railleries sarcastiques. Cette manière de faire ne disparaît pas complètement pendant la direction d'Iffland à Berlin, en dépit du fait que par des règlements, par un travail de régie (direction d'acteur) plus élaboré, par la création de costumes nouveaux, Iffland s'efforce de limiter cette constitution très subjective du costume et de créer une certaine unité. Même le comte Brühl qui, désirant réformer les costumes (1815-1828), les fait réaliser par les tailleurs du théâtre, a parfois du mal à faire accepter toutes ses exigences. Les acteurs, surtout les femmes, ne sont pas indépendants de la mode, de leur propre goût, des goûts du public. Avec le développement des tournées d'acteurs virtuoses au XIXe siècle, cette pratique de l'habillement du personnage par l'acteur (ou le chanteur) lui-même persiste. Cette situation générale pose la question du degré de vérité des costumes, et de l'unité de l'ensemble des costumes sur la scène, une unité qui est de plus en plus réclamée, et dont les écrits des différents auteurs qui interviennent dans le débat se font l'écho.

L'intérêt croissant pour un costume historique authentique a amené les directions des théâtres à faire appel à des peintres (qui détiennent un savoir sur les vêtements, coutumes, œuvres d'art du passé) pour déterminer les costumes, ou encore à consulter des érudits, des historiens qui n'appartiennent donc pas au monde du théâtre. Avec ou sans dessins préliminaires, les costumes sont, au début du XIXe siècle, dans les théâtres devenus théâtres de cour, réalisés par le maître tailleur rattaché au théâtre (Theaterschneider). On mesure encore une fois l'évolution vers l'institutionnalisation du métier, si l'on songe qu'au début du XVIIIe siècle, la réalisation technique des costumes était l'œuvre de l'épouse du chef de troupe (die Prinzipalin), assistée d'une ou deux comédiennes. 35 L'une de nos sources, Les étranges souffrances d'un directeur de théâtre de E. T. A. Hoffmann, nous livre un témoignage sur la réalisation des costumes au début du XIXe siècle : dans ce texte, qui reflète l'expérience théâtrale d'Hoffmann au théâtre de Bamberg (1812-1814), le tailleur du théâtre fait à la fois office de créateur et de réalisateur des costumes (disons, pour les rôles principaux). Le maître tailleur rusé réussit à gagner une prima donna capricieuse pour un rôle en lui exposant l'esquisse d'un costume riche et séduisant. Hélas, lors de la réalisation, il oublie les rondeurs de la cantatrice et la robe se révèle peu seyante. Cette anecdote malicieuse (et peu respectueuse) insérée par Hoffmann signifie surtout que le costume vers 1814 n'est pas partout, ni en priorité, choisi pour caractériser le personnage, en dépit des principes théoriques élaborés à la fin du XVIIIe siècle.

Il faut mentionner pour finir la place de plus en plus importante prise par le gisseur : sa fonction est celle de la "direction d'acteur", il distribue les rôles, règle les placements, déplacements des comédiens sur le plateau, donne des conseils pour le jeu. Or, sa tâche s'agrandit, se précise ; dans certains cas (plus rares) il détermine costumes et décors ou participe à leur choix ; sa présence lors de la préparation d'un spectacle devient de plus en plus fréquente (notamment dans la première moitié du XIXe siècle) et ce phénomène intéressant, mérite de retenir notre attention. En effet, par certains aspects, le régisseur apparaît comme l'ancêtre du metteur en scène.

Afin de permettre au lecteur de mieux concevoir le fonctionnement d'un théâtre au début du XIXe siècle pour la réalisation des costumes et des décors, nous aimerions reproduire deux extraits des listes respectives des personnels des Théâtres Royaux de Berlin, d'abord sous la direction d'August Wilhelm Iffland, puis à l'arrivée du comte Karl von Brühl. Le premier document est extrait d'un recensement des personnels de l'ensemble des théâtres de langue allemande qu'Iffland a ajouté à ses Almanachs pour le théâtre (1807-1812). La liste des personnels du Théâtre de Berlin est publiée dans l'Almanach de 1807. Le second document est issu des deux premiers numéros de la revue Dramaturgisches Wochenblatt in nächster Beziehung auf die Königlichen Schauspiele zu Berlin qui parut entre 1815 et 1817. Les deux documents suivants indiquent combien la structure hiérarchique gagne en complexité en moins de dix ans. Il faut savoir qu'au long des décennies suivantes, le chiffre du personnel va en augmentant. En 1806, le décorateur du Théâtre de Berlin  qui n'est pas nommé ci-dessous  est Bartolomeo Verona (il décède en 1813). En 1815, le personnel affecté aux décors et à l'éclairage est bien plus nombreux, signe de l'importance que gagne cet aspect des représentations. On remarquera encore l'omniprésence du lexique français dans le vocabulaire technique de l'art dramatique, ainsi que les signes d'une hiérarchie au sein des corps de métier lorsque certains ouvriers ne sont pas nommés ou que la forme de politesse est supprimée.

Extraits (concernant la scénographie seulement) de la liste des personnels du théâtre de Berlin "du 1er août 1805 à date identique en 1806", publiée dans l'Almanach de 1807 :

Extraits de la liste des personnels publiée dans les feuillets du Dramaturgisches Wochenblatt :

C'est dans le cadre que nous venons de retracer que s'inscrivent les réformes d'A. W. Iffland et du comte Brühl ; nous les évoquerons en présentant leurs directions. Et c'est principalement face à cette progression de l'historicisme et de la somptuosité des décors et costumes, mouvement auquel les deux directeurs contribuent, que réagissent des écrivains comme A. W. Schlegel, Müllner, Tieck, des hommes de théâtre, des critiques anonymes dans les deux grands journaux berlinois, avec plus ou moins de virulence, alors que le public, lui, semble venir regarder avec plaisir la "splendeur" et la "variété" 36 de ces décors et costumes nouveaux.

Notes
18.

Cf. E. Fischer Lichte, Kurze Geschichte des deutschen Theaters, Tübingen und Basel, A. Francke, 1993. p. 109-110.

19.

ibid., p. 112-114.

20.

Klara, Schauspielkunst […], op. cit. p. 15.

21.

E. Fischer-Lichte, Kurze Geschichte des deutschen Theaters, op. cit.

22.

"Das Theater nahm daher nicht nur die Aufgaben einer moralischen Anstalt wahr, sondern auch die einer wissenschaftlichen Anstalt : Hier vermochte der Zuschauer Psychologie an den verschiedenartigsten Fallbeispielen studieren." ibid., p. 138.

23.

Rainer Ruppert, Labor der Seele und der Emotionen. Funktionen des Theaters im 18. und frühen 19. Jh. Berlin, Sigma 1995 (publication d'une thèse de la Freie Universität Berlin).

24.

On peut rappeler encore les découvertes archéologiques et le développement des fouilles, la multiplication des voyages et des récits de voyageurs, les expéditions lointaines dont on rapporte des objets d'art, des "morceaux d'histoire", aspect ambigu et parfois peu glorieux de la constitution du patrimoine culturel. Ces faits permettent une meilleure connaissance des paysages, architectures, traditions vestimentaires d'autres civilisations.

25.

Cf. le titre que J. Laver, auteur de Drama. Its costume and decor, donne à son chapitre sur la période romantique en Angleterre : Romanticism and the "sense of period".

26.

"Als dann durch Herder und Mösers Vorstöße schon inmitten der Sturm- und Drang-Bewegung die perfektionistische Überschätzung der Gegenwart, wie die Aufklärung sie mit sich gebracht hatte, durch ein historisch-organisches Entwicklungsdenken abgelöst wurde, trat  beginnend mit Kochs Uraufführung des "Götz" (1776)  ein merkbarer Umschwung insofern ein, als man zumindest in so extremen Fällen nach einem zeitgerechten Kostüm verlangte und es in dem Maße verwirklichte, als die damaligen kulturhistorischen Kenntnisse reichten." Heinz Kindermann, Theatergeschichte Europas, Band V : Von der Aufklärung zur Romantik. II. Teil, Salzburg, 1962. p. 250.

27.

Sur les drames de chevalerie, cf. la thèse de Raymond Heitz, Le drame de chevalerie dans les pays de langue allemande à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Theâtre, Nation et Cité, 1994.

28.

"Eine tatsächliche Sprengung dieser Kategorien […] findet erst im Anfang des folgenden Jahrhunderts statt." Klara, Schauspielkostüm […], op. cit., p. 15.

29.

Les auteurs des drames de chevalerie n'appartenaient pas forcément au Sturm und Drang, mais le Sturm und Drang est volontairement ou involontairement à l'origine de cette mode de drames historiques.

30.

Ulrike Harten, K. F. Schinkel . Die Bühnenwerke, München Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000. p. 41.

31.

"Dekorationen zum allgemeinen Gebrauch". U. Harten, op. cit., p. 451.

32.

"Im Ablauf einer Theatervorstellung wechseln Fundusdekorationen und speziell entworfene Bühnenbilder ; letztere bringen die eigentliche Idee des Stückes zum Ausdruck." ibid., p. 41.

33.

Ce dessin datant de 1808 est reproduit dans l'ouvrage de R. Freydank, Theater in Berlin (1984), p. 142.

34.

Cf. W. Klara, Schauspielkostüm […], op. cit., p. 16-18.

35.

Cf. Klara, Schauspielkunst und Schauspieldarstellung (…), Berlin 1931, p. 23.

36.

Termes qui reviennent régulièrement dans les critiques théâtrales des deux journaux berlinois Vossische Zeitung et Spenersche Zeitung, par ex. dans un article très sévère du 5 février 1818 de la Spenersche Zeitung.