1. 2. 1. 3. Le principal décorateur lors de la direction d'Iffland : Bartolomeo Verona.

Le principal décorateur des Théâtres Nationaux et Royaux berlinois lors de la direction d'Iffland fut Bartolomeo Verona. Il fut directement impliqué dans le débat sur la scénographie, car les décors qu'il produisit firent l'objet à la fois d'éloges et de critiques sévères. C'est pourquoi nous présentons rapidement ici sa vie et son œuvre.

Bartolomeo Verona (1744-1813), originaire du Piémont, était l'élève et le gendre de Bernardo Galliari (1720-1780), son prédécesseur au poste de décorateur à Berlin. Le Künstlerlexikon Thieme-Becker indique que Verona travailla à partir de 1771 d'abord au service de Frédéric II de Prusse et d'autres personnalités de la noblesse, en décorant des salles de leur palais. Il fut engagé à l'Opéra en 1786, puis travailla également occasionnellement pour le Théâtre National et Royal où il trouva un engagement permanent sous la direction d'Iffland à partir de 1798. 121 L'artiste ne semble pas avoir laissé de document sur sa conception de la scénographie. Son œuvre n'a fait l'objet que de peu de recherches. 122

B. Verona appartient encore à la tradition des décorateurs italiens de la fin du XVIIIe siècle, et son style est révèle l'influence mêlée du baroque et du classicisme. Dans Die Theaterdekoration des Klassizismus, Paul Zucker classe Verona parmi un groupe de décorateurs qui, sans appartenir complètement au classicisme, pratiquent un "historisme inavoué et éclectique". 123 La déclaration de Zucker semble juste si l'on entend historisme simplement comme représentation des styles architecturaux du passé ; 124 elle pose en tout cas la question de la place de l'histoire dans les décors de Verona.

Ce qui caractérise d'abord son travail, c'est une certaine pompe, si l'on accorde du crédit à une critique de Louis Catel qui, dans un article de décembre 1808, dénonce "le faste vaniteux de pièces de décors absurdement dressées les unes sur les autres" et l' "éclat des colonnes transparentes (il s'agit d'une technique particulière) de couleur verte, rouge ou bleue" 125 . Cette description évoque encore l'esthétique baroque et rococo alors sur le déclin. Ce faste de la décoration correspond toutefois à la volonté d'Iffland d'utiliser la scénographie au service du succès de la représentation  un point que nous avons déjà évoqué au chapitre précédent. On comprend alors que les décors de Verona suscitèrent le débat sur la justification de la splendeur de la décoration.

Le comte Brühl, successeur d'Iffland, et défenseur de la vérité historique dans la scénographie a critiqué ultérieurement l'arbitraire, le manque de rigueur qui régnait dans les pratiques scénographiques avant son arrivée. L'esthétique rococo évoquée par Louis Catel laisse supposer un traitement non mimétique du réel. Comment Verona a-t-il envisagé la reproduction d'architectures anciennes et d'éléments naturels ? U. Harten indique que Verona a inséré des monuments de style égyptien dans les décors (plutôt baroques) de la Flûte enchantée, représentée en 1794, en cela il pratique le même style éclectique que d'autres décorateurs de son temps. Le style de Verona a pourtant évolué vers plus de réalisme historique. L'artiste fut aussi le décorateur des drames de Schiller ; il apporta beaucoup de soin à ces décors et s'attacha à mieux rendre la réalité historique du lieu de l'action. Pour la Pucelle d'Orléans en 1802, Verona peignit la cathédrale de Reims, pour Wilhelm Tell en 1804, il reproduisit le Lac des quatre cantons et le village d'Altdorf. Par une critique parue en 1811 dans le journal Berlinische Nachrichten au sujet de la représentation de Johann Vasmer, maire de Brême. Une tragédie historique 126 , nous savons que Verona représenta la vieille mairie sur la place de Brême avec la statue de Roland.

Il est bien sûr difficile d'évaluer le degré d'historicité et le sens exact de ses œuvres. La cathédrale de Reims, par exemple, apparaît comme une œuvre hybride. Le sujet représenté, un lieu précis non conventionnel, en fait réellement une peinture historique, mais elle est pleine d'erreurs. 127 Le manque d'historicité des œuvres de Verona s'explique par une forme d'ignorance. Mais la cathédrale nous apparaît aussi comme une construction née de l'imaginaire de Verona, qui se nourrit de formes qu'il connaissait 128 en les stylisant, en faisant ressortir les traits les plus typiques. Il semble cependant que Verona a évolué vers plus de respect de la vérité historique. L'article critique cité ci-dessus et paru en 1811 sur la pièce Johann Vasmer, maire de Brême. Une tragédie historique dans les Berlinische Nachrichten nous donne quelques indications supplémentaires :

‘La dernière décoration fit sensation. On aperçoit la vieille mairie et la place qui l'entoure, ornée de la statue de Roland. Tout cela, bien réussi dans l'exécution et dans l'agencement optique, fit un excellent effet, et il vaut la peine de voir Johann Vasmer rien que pour voir cette décoration. 129

Nous avons ici une preuve que Verona continua à représenter des monuments anciens dans ses décors. On reconnaît aussi le goût du public pour ce genre de décors. Ce qui fait sensation, c'est autant la dimension historique que l'aspect particulier du lieu  ici la statue de Roland. A une époque où le tourisme n'existe pas encore pour la majorité et où les voyages commencent à peine à se développer, on comprend l'intérêt de la population pour la représentation de lieux qu'elle n'aura sans doute jamais l'occasion de voir. Evidemment nous ne pouvons juger de l'exactitude historique de ce décor aujourd'hui disparu. Cependant, la description ci-dessus nous fait penser à un phénomène artistique particulier qui s'est développé quelques années plus tôt, et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir, celui des dioramas et des panoramas. Il s'agit de toiles peintes mises en valeur par un éclairage et qui reproduisent des monuments et lieux historiques célèbres. La représentation se veut proche de la réalité, dans une recherche d'effet optique et dans un esprit didactique. K. F. Schinkel en exécuta quelques-uns qui connurent un grand succès, et qui ont pu encourager Verona à travailler dans cette direction. Un autre facteur a certainement joué dans l'évolution de Verona vers plus réalisme historique, c'est l'influence du directeur Iffland qui accorda lui-même plus d'importance aux costumes historiques à la fin de sa carrière.

Finalement, on peut supposer que les styles baroque et réaliste alternaient dans les productions de Verona, suscitant le rejet des puristes de la vérité historique et la demande d'une plus grande homogénéité. Les quelques esquisses ou reproductions de décors de Verona que nous avons pu voir témoignent d'un certain savoir-faire. Iffland dans l'ensemble semble avoir apprécié le travail du décorateur, car nous n'avons trouvé nulle part d'allusion à une opposition ou un mécontentement de sa part. Nous reviendrons sur les diverses réactions que suscitèrent les œuvres de Verona dans la suite de notre étude.

A sa mort en 1813, B. Verona fut remplacé par Peter Ludwig Burnat (1762-1817), appelé le "Prof. Burnat" dans le programme des Théâtres Royaux. La documentation sur cet artiste est très réduite. U. Harten indique qu'il travailla d'abord à partir de 1793 comme décorateur à l'Opéra italien, mais se retrouva sans emploi lorsque cet opéra fut fermé en 1806. C'est Iffland qui le proposa au roi comme successeur de Verona, invoquant la longue attente de Burnat. Or, par ce geste il écartait pour un temps de la scène l'architecte et peintre K. F. Schinkel qui avait posé sa candidature à ce poste. 130 "Iffland s'efforça de créer une situation immuable", affirme U. Harten. 131 Après la mort d'Iffland (1814), le nouveau directeur, le comte Brühl, remplaça Burnat par une équipe de décorateurs plus jeunes et invita Schinkel à collaborer à la création de nombreux spectacles, ouvrant par ce fait une nouvelle ère pour le théâtre de Berlin.

Deux esquisses du décorateur Bartolomeo Verona.
Deux esquisses du décorateur Bartolomeo Verona.

Illustrations tirées de P. Zucker, Die Theaterdekoration des Klassizimus, 1925.

Notes
121.

Note de Ulrike Harten in : U. Harten, K. F. Schinkel . Die Bühnenentwürfe, München […], 2000. p. 28.

122.

Ulrike Harten donne une indication bibliographique, la thèse (dactylographiée) d'Ingwelde Müller, Bartolomeo Verona, Berlin 1945.

123.

"(…) einen eklektizistischen unausgesprochenen Historismus". Paul Zucker, Die Theaterdekoration des Klassizismus, Berlin 1925. p. 13.

124.

L'Historisme dans son acception allemande est une tendance de l'art que l'on peut définir comme retour aux styles du passé dans l'objectif d'une création contemporaine ; elle apparaît plus nettement entre 1750 et 1900 en Europe (cf. le groupe des Nazaréens, le néogothique) ; mais elle ne semble guère correspondre au style de Verona.

125.

der "eitle Prunk zwecklos übereinandergethürmter Decorationsstücke" ; der "Glanz der grünen, rothen und blauen transparenten Säulen". Catel, Berlinische Nachrichten, 29.12.1808, cité aussi in Harten, op. cit., p. 27.

126.

Johann Vasmer, Bürgermeister in Bremen. Eine historische Tragödie. Critique parue in : Berlinische Nachrichten, Nr. 19, 12 février 1811.

127.

La représentation de la cathédrale de Reims ne ressemble certes pas beaucoup à l'original, avec ses pignons de style flamboyant qui ornent la façade. Schinkel reproduira le même monument en 1818 avec beaucoup plus d'exactitude.

128.

Je pense ici à la façade de certains édifices religieux italiens, à l'architecture gothique allemande en général, ou encore à la ligne typique (en escalier) des frontons de maisons médiévales et de l'époque renaissance en Allemagne du nord. Verona mêle tous ces éléments pour créer un cathédrale à al fois historique et imaginaire.

129.

"Die letzte Decoration erregte Aufsehen. Man erblickt das alte Rathaus und den Platz davor, geziert mit Rolands Standbild. Alles das, wohlgerathen in Malerei und optischer Anordnung, wirkte ganz vortrefflich und es lohnt schon, Johann Vasmer zu besuchen, um diese Decoration zu sehen." Berlinische Nachrichten, Nr. 19, 12. Februar 1811.

130.

Cf. le chapitre sur K. F. Schinkel.

131.

"Iffland [hat sich bemüht], unverrückbare Tatsachen zu schaffen". Harten, op.cit., p. 29.