1. 2. 2. 1. Karl Graf von Brühl (1772-1837) : un amateur passionné d'art et de théâtre.

La personne de Karl von Brühl, que de nombreux témoignages présentent comme un homme extrêmement affable et courtois, n'a pas fait l'objet de jugements controversés, comme ce fut le cas pour August Wilhelm Iffland. Dans nos recherches biographiques, nous avons tenté de déceler les origines des grandes idées qui ont orienté son travail.

Comme source d'information sur la vie de Karl von Brühl, nous disposons d'abord des indications biographiques données par Johann Valentin Teichmann, un secrétaire des Théâtres Royaux de Berlin qui a rédigé vers 1856 l'histoire des différentes directions des théâtres berlinois 135 . Puis il existe une biographie du comte Brühl et de ses parents, publiée en 1910 par Hans von Krosigk 136 , qui permet de connaître en détail le parcours du futur administrateur. Cette biographie a servi à tous ceux qui se sont intéressés au travail du comte à partir du XXe siècle. Le défaut de cet ouvrage au ton bienveillant est un possible manque d'objectivité ; il nous livre cependant des dates, des faits et, tirées de documents tout à fait privés, un certain nombre d'informations intéressantes que la critique n'a pas manqué de relever (Kindermann, Freydank, Harten). Le point le plus souvent souligné par la critique jusqu'ici est le lien de la famille Brühl avec J. W. Goethe. Tout en creusant cet aspect important, nous voudrions souligner d'autres faits qui n'ont été que peu ou pas du tout soulignés et qui à notre avis expliquent en profondeur les prises de position du futur administrateur.

Ainsi nous mettrons l'accent sur quatre points :

  • "Fidèle jusqu'à la mort" ("treu bis in den Tod") : c'est avec ces mots que Karl Brühl signe sa dernière lettre au roi Frédéric Guillaume III quelques heures avant de mourir. Le premier point est l'engagement au service de la couronne de Prusse. Nous insistons sur cette situation du comte qui eut des répercussions notables sur la place du théâtre dans la société berlinoise du début du XIXe siècle.
  • Le deuxième point est le sentiment national qui animait Karl Brühl et son engagement au service de cette cause à travers les arts.
  • Le troisième point est la place de l'art dans sa vie. Nous ne sommes certes pas la première à en montrer l'importance, mais ce point est véritablement essentiel. On remarquera le goût de Karl von Brühl pour la peinture, sa pratique personnelle du dessin et les liens d'amitié tissés avec de nombreux artistes. Quant au théâtre, il prend une place très tôt dans sa vie sous la forme du théâtre amateur, au sein duquel Brühl a rempli plusieurs tâches (jeu, décoration, lumières…)
  • Le dernier point finalement, non moins important, est l'intérêt pour la nature : c'est la "nature" de la vallée de Seifersdorf (le domaine familial), aménagée avec un grand soin par les parents en jardin à l'anglaise et c'est aussi le premier métier de Karl Brühl qui se destinait à la profession de forestier. La fascination pour la nature sous la forme de paysages se manifeste à plusieurs reprises lors de ses voyages. On peut voir dans la vie de Brühl la recherche d'une nature idéale  avec un intérêt grandissant pour sa dimension scientifique. Cet intérêt de Karl Brühl pour la (belle) nature s'inscrit dans une évolution du regard porté sur la nature, évolution qui se produit à la fin du XVIIIe siècle sous l'influence de courants littéraires ou de penseurs comme Rousseau.

La combinaison de ces quatre points forts peut expliquer une bonne partie de la vie et du travail du comte Brühl. Nous ne cherchons pas à dire que ces traits de la personnalité de Brühl sont particulièrement originaux. La vie de Karl von Brühl n'est pas intéressante pour son originalité, mais parce qu'elle est un exemple de l'empreinte que les grands courants de pensée, culturels, politiques laissèrent dans une vie.

Le comte Karl Friedrich Moritz Paul von Brühl est né en 1772 à Pförten en Saxe. 137 Karl von Brühl reçut une éducation soignée et variée, complétée par la musique et le dessin. Dès son plus jeune âge, il vécut dans un milieu de musiciens, de poètes (de renommée régionale) amis de la famille, il participa à de petites fêtes avec spectacles de théâtre. Il se décida pour des études de sylviculture et s'engagea à la suite de son père au service de la couronne de Prusse (les perspectives d'une carrière en Saxe étant réduites). Ces études le firent venir à Berlin (1791). La formation à la gestion de la forêt mêlait le dessin et les mesures, les cours de botanique, de minéralogie ; le regard sur la nature était donc aussi un regard scientifique. Brühl s'inscrivit au cours de dessin du peintre paysagiste Janus Genelli (1761-1813) 138 avec lequel il se lia d'amitié. Ses études l'amenèrent également à voyager à travers les territoires de langue allemande et connaître des paysages et personnages variés. De fin 1794 à 1796, Karl Brühl effectua un séjour prolongé dans le Harz  une sorte de "stage". Le Harz représenta pour lui une forme d'idylle, entre autre par la beauté du paysage considéré comme "sauvage". En 1798, Karl Brühl entrepris un voyage qui le conduisit dans les lieux aussi variés que Karlsbad, Weimar, Fulda, Jaxthausen (le château de Götz de Berlichingen), Heilbronn, Stuttgart, Strasbourg (où il grimpa sur les hauteurs de la cathédrale et en admira l'architecture  ici il agit dans la droite lignée du Goethe du Sturm und Drang). A Mannheim, la troupe de théâtre de l'intendant Dalberg le déçut. 139 Il étudia avec soin tout ce qui concernait la sylviculture, mais glana au passage (dans son esprit) des vues de paysages, des formes d'architecture, il s'imprégna d'art, d'artisanat, et de collections diverses, visita les concerts, assista aux spectacles qu'il put rencontrer. L'intérêt pour les traces de l'histoire et les éléments "folkloriques" se manifesta très tôt.

Entre fin 1798 et 1800, Karl Brühl séjourna plus longuement à Weimar. 140 Des liens d'amitié unissaient les parents Hans Moritz et Christina von Brühl à la duchesse Anna-Amalia et à son fils. Les liens avec Weimar furent d'abord des liens sociaux au sein d'un même milieu, avant d'être des liens culturels, mais il est vrai que la duchesse Anna-Amalia était considérée comme une protectrice et amie des arts 141 . Ainsi les liens s'étendirent à de nombreuses personnalités littéraires et artistiques, dont J. W. von Goethe. Ce qui nous intéresse dans ce séjour de Karl Brühl à Weimar, c'est surtout qu'il a pu apprécier l'activité du théâtre de Weimar, qu'il a vu par exemple les représentations de certaines pièces de Schiller (les Piccolomini par ex., furent crées en 1799), le théâtre faisant partie des plaisirs obligatoires et les plus prisés. Nous savons même que Brühl jugeait assez sévèrement le travail de Goethe comme directeur de théâtre et comme metteur en scène. 142 Durant ce séjour à Weimar, Brühl participa à la vie de la cour, aux spectacles ; Goethe écrivit même un rôle pour lui.

L'engagement au service de la cour de Prusse.

En 1800, Karl von Brühl devint chambellan du prince Heinrich von Preußen, frère de Frédéric II (le Grand), qui vivait à Rheinsberg, et le restera jusqu'en 1802. Ce séjour au château de Rheinsberg permit au jeune comte de forger son jugement esthétique. R. Freydank fait déjà remarquer que Brühl eut alors l'occasion de connaître le théâtre français, puisque le prince entretenait une troupe de comédiens français. Ce prince était également mécène et grand amateur d'art (comme l'a montré l'exposition qui lui a été consacrée en 2002 au château de Rheinsberg), ce qui a sans doute permis à Brühl d'accroître sa culture artistique, voire d'étudier ces œuvres. Le prince Heinrich avait surtout une passion pour la France et cette passion irrita le jeune Brühl qui s'efforça vainement de faire connaître à son maître la littérature et l'art allemands. Ces efforts dont témoignent les lettres révèlent la présence d'un sentiment national dans le cœur du jeune comte. A la mort du prince Heinrich, Brühl entra d'abord au service de la reine mère Friederike (1802-1805), puis plus tard après le décès de cette dernière, au service de la reine Louise (1810)  et l'on peut finalement considérer le poste d'administrateur des Théâtres Royaux comme un prolongement de ces diverses charges. Lors de ses engagements à la cour de Prusse, Brühl fut souvent sollicité pour agencer et ordonner des fêtes et spectacles et plus particulièrement les costumes. Il avait donc une certaine expérience d'amateur. Mais surtout Brühl a été un homme de cour : et l'on voit qu'il a fréquenté les plus hauts cercles.

Le voyage à Paris (1803)

Un événement toutefois déclencha plus particulièrement chez Karl von Brühl le désir de s'occuper un jour de théâtre, si l'on en croit ce qu'affirme Hans von Krosigk d'après les lettres dont il fait la synthèse. Cet événement est le voyage de Karl von Brühl à Paris en 1803. Il y vit le Premier Consul Bonaparte et échangea même quelques banalités avec lui, et surtout il put profiter des grands théâtres parisiens, notamment l'Opéra et le Théâtre Français, où il chercha à voir les danseurs et comédiens alors célèbres. C'est ainsi que Brühl a pu apprécier de ses propres yeux le jeu de Talma et son travail sur les costumes.

A Paris, Brühl passa de nombreuses heures dans le Louvre et put en étudier toutes les richesses. Il écrit dans ses lettres qu'il apprécia plus particulièrement de voir des œuvres allemandes (Dürer). Ce fait est encore une fois le signe d'un sentiment national qui se manifesta de façon de plus en plus prononcée au fur et à mesure des événements qui marquèrent l'histoire de l'Allemagne. Voici ce qu'écrivit Karl Brühl sur les spectacles de la capitale prussienne, une fois revenu à Berlin, dans une lettre à sa mère :

‘"Dans toutes ces choses, certaines pourraient tout de même être meilleures (…). Devant tout cela, l'envie grandit en moi de devenir un jour Directeur des spectacles ; je m'imagine qu'il y a quand même bien des choses que je ferais mieux." 143

L'expérience parisienne donna donc une résonance intérieure particulière à l'ensemble des expériences théâtrales vécues par Brühl, et fit mûrir en lui le désir de réformer les pratiques scéniques à Berlin. Elle inscrit Brühl dans une longue tradition (remontant à la Renaissance) de réaction ambiguë des Allemands lors de leur voyage en France et à Paris. L'attirance est claire ; le voyage suscite à la fois fascination et rejet, et surtout déclenche ou renforce souvent le sentiment patriotique. 144 Et la lettre citée ci-dessus annonce par ailleurs des aspects du futur travail de Brühl : la rivalité du Theâtre de Berlin avec le Théâtre Français, avec les grands théâtres de l'époque, ainsi que le désir de faire du Théâtre de Berlin un centre rayonnant de l'art dramatique allemand.

Le séjour en Suisse de 1804 : l'admiration pour la "grande nature" 145 et la poursuite de la découverte de l'histoire.

En 1804, Karl von Brühl eut l'occasion de se rendre en Suisse, à l'occasion d'un séjour de la reine mère Friederike aux eaux de Baden. Libéré de ses obligations, le jeune comte partit vers les montagnes avec un ami peintre, tous deux munis de matériel de dessin. La Suisse fut pour eux le lieu d'une double expérience (à la fois esthétique et politique) : la rencontre avec une nature impressionnante, et la confrontation avec des lieux de mémoire de l'identité nationale suisse. En faisant ce voyage, Brühl s'inscrit de nouveau dans une tradition : celle du voyage en Suisse. Ce voyage connaît un développement au XVIIIe siècle, il est l'occasion pour les jeunes gens de se former humainement et socialement ; parallèlement la Suisse est devenue, avec d'autres contrées plus célèbres comme l'Italie, un lieu de passage obligé pour les artistes. 146 Les deux jeunes gens marchèrent et dessinèrent à l'envie. Brühl raconte que la vue de certains paysages les enthousiasma tant qu'ils criaient de joie en lançant leur casquette en l'air... Nous lisons dans ses lettres qu'il était sensible aux couleurs du paysage qui se déployait devant lui  un élément qui aura son importance par la suite, puisqu'il insistera sur une reproduction réaliste pour les coloris des décors. Brühl ne manqua pas de se rendre sur les traces de Guillaume Tell. Il avait vu la pièce de Schiller à Weimar avant de partir. A Altdorf, écrit H. von Krosigk, "s'éveilla chez Karl, spécialement animé par la représentation de Tell (…) un intérêt tout particulier pour le(s) pays et les hommes." 147 Brühl dessina et annota les costumes locaux ; il est possible qu'il prit là plus particulièrement conscience de son intérêt pour cette vérité historique qu'il tentera de mettre en place sur les théâtres de Berlin. Cette attitude de Brühl montre par ailleurs qu'il comprend la pièce différemment des intentions de Schiller. Schiller avait proposé une utopie politique (non révolutionnaire) d'une communauté fraternelle et libre. Brühl regarde le personnage de Tell et les événements comme des événements historiques ; il en retient la fondation d'une nation. La démarche de Brühl est "nationaliste" en ce sens qu'il recherche dans le passé les racines d'une identité nationale possible pour le présent. Tell est suisse, mais cela n'empêche pas l'identification.

Durant les années de guerre avec Napoléon (1806-1814), Brühl demanda instamment au Roi de Prusse Frédéric Guillaume III de lui donner du service pour défendre la cause nationale. Frédéric Guillaume n'accéda que tard à sa demande (1813-1814) et l'engagea à ses côtés dans son armée lorsqu'il traversa l'Allemagne vers l'ouest, pour rejoindre Paris et Londres. Ces années de guerre raffermirent le sentiment national qu'éprouvait Karl von Brühl  un sentiment qui s'est ensuite révélé dans la gestion du répertoire des théâtres berlinois. Les réformes effectuées en matière de scénographie devaient elles-mêmes servir cette cause nationale.

Prise en charge de l'administration des Théâtres Royaux.

Effectivement, petit à petit avait grandi en Karl von Brühl le désir de s'investir dans le théâtre sous une forme ou une autre ; nous avons déjà signalé qu'il est l'agenceur des spectacles de cour, des fêtes royales costumées. Brühl avait eu des visées sur la direction de l'opéra de Berlin, avant que celle-ci ne fût confiée à Iffland (1810) en plus de la direction du Théâtre National. G. Wahnrau affirme que la Reine Louise soutenait la candidature de Brühl à la tête de l'une des scènes de Berlin. J. V. Teichmann précise que la Reine avait promis de s'employer à demander pour Brühl la charge de "Directeur des Théâtres Royaux" qui devait être "créée et dissociée du Théâtre National" 148 . Cette information souligne la position de Brühl comme serviteur de la cour et l'intention de la maison royale de fonder une institution culturelle qui soit à son service. La séparation escomptée entre un théâtre "national" et un théâtre de "cour" est une preuve de la fonction politique des spectacles.

Selon H. Kindermann et G. Wahnrau, Karl von Brühl aurait exprimé déjà du vivant d'Iffland des critiques à l'égard de sa gestion du théâtre et plus particulièrement de la scénographie. Il aurait défendu l'idée qu'Iffland n'était pas compétent dans le domaine de l'Opéra et qu'il faisait preuve d'un manque d'intérêt pour la décoration scénique. Il est certain que dans ses écrits de 1819, Brühl se pose encore en opposant aux pratiques scénographiques existant avant son arrivée. En 1815, Brühl obtint donc la charge tant espérée, charge qu'il a exercée jusqu'en 1828.

L'arrivée de Karl von Brühl à la tête des théâtres berlinois représenta un espoir, notamment pour certains des écrivains romantiques (Hoffmann, Brentano, Tieck), qui soit le connaissaient, soit voulurent se rapprocher de lui, et souhaitaient que ce changement de direction et la volonté réformatrice annoncée par Brühl amènent une nouvelle manière de faire du théâtre, plus proche de leurs aspirations. Brühl ne se présenta donc pas d'emblée (et ne se présentera jamais) comme un opposant au groupe formé par les écrivains romantiques et leurs proches. (L'analyse du débat sur la scénographie nous montrera que les espoirs des Romantiques furent hélas souvent déçus.) La fin de la guerre promettait une époque plus propice à l'art dramatique. Brühl s'est attaché très rapidement à réformer les Théâtres Royaux comme nous le verrons un peu plus bas. Il ne s'employa pas uniquement à réformer le costume et à engager Karl Friedrich Schinkel pour la réalisation de décors inoubliables. Il a voulu moderniser l'ensemble de l'appareil scénique (machinerie et éclairage en plus de la scénographie). Il s'est efforcé de s'entourer d'une bonne troupe, de présenter un répertoire de qualité. Il dut s'adapter à la demande de la famille royale d'une part et à la demande du public d'autre part. Comme Iffland, Brühl rencontra nombre de problèmes lors de la réalisation de ses projets, à commencer par la difficulté à imposer sa réforme aux acteurs et le souci constant d'équilibrer le budget. Brühl engagea effectivement de grandes dépenses pour réaliser ses objectifs. H. Schaffner l'a démontré pour l'aspect technique (scénographie, machinerie, architecture), M.-L. Huebscher pour l'aspect humain, pour la constitution de la troupe  Brühl étant attentif aux besoins de son personnel. La dépendance de la cour de Prusse et le climat politique, la réalisation des commandes royales expliquent en partie (et nous devrons préciser ce point) les choix esthétiques d'un côté et les grandes dépenses de l'autre, effectués par Brühl précisément en matière de scénographie. Alors qu'il bénéficia dans un premier temps de l'appui bienveillant du chancelier Hardenberg, l'arrivée du nouveau ministre Wittgenstein signifia pour les Théâtres Royaux un temps plus austère de restrictions budgétaires, en même temps qu'une bureaucratisation destinée à mettre de l'ordre dans les affaires du théâtre. La création d'une Commission par laquelle Brühl devait passer pour tout acte important signifia un éloignement par rapport à la cour et la complication de toute démarche. Les relations entre Brühl et Wittgenstein étaient tendues ; on peut comprendre la désillusion de Brühl rêvant de dégager "l'art" du théâtre de tout souci économique, tout autant que l'agacement d'un Wittgenstein pragmatique qui devait équilibrer le budget de l'État. Un autre conflit dans le domaine artistique cette fois-ci, la rivalité avec le compositeur Gasparo Spontini fut fort nuisible à la vie des Théâtres Royaux. Admiré par Frédéric Guillaume III, qui l'engagea à Berlin alors qu'il cherchait un poste après avoir quitté le service auprès de Napoléon Bonaparte, compositeur reconnu représentant les styles français et italien, excellent chef d'orchestre, Spontini finit par être nommé Administrateur Général de l'Opéra sans l'accord de Brühl. Dès lors l'autorité de Brühl (par ailleurs peu enclin aux concessions) fut définitivement remise en cause. L'opposition personnelle entre les deux hommes s'exacerba en une opposition symbolique entre la culture allemande et la culture italienne, et fut exploitée par l'opposition politique contre le pouvoir royal lors de la représentation du Freyschütz (1821).

Inaugurée sous les meilleurs auspices, l'administration du comte Brühl se termina tristement. Alors qu'il était déjà découragé par les nombreux problèmes rencontrés et connaissait des problèmes de santé, un événement familial douloureux l'incita à présenter sa démission, que le Roi lui accorda. Le comte continua de travailler au service de la couronne de Prusse comme Administrateur Général des Musées de Berlin jusqu'en 1836. Il décéda en 1837 dans son domaine de Seifersdorf près de Dresde.

Goethe et Karl von Brühl.

On peut s'interroger sur les liens et les échanges entre les deux hommes qui eurent tous deux une expérience de directeur de théâtre. Tous deux passionnés par le théâtre, Goethe et K. von Brühl étaient aussi séparés par les générations, l'expérience humaine et artistique, le statut social. Y eut-il finalement une influence de Johann Wolffgang Goethe sur Karl von Brühl, plus précisément en matière de scénographie ?

Fait intéressant, le rôle que Goethe a inventé pour Karl von Brühl en 1800 lors du séjour de ce dernier à Weimar est un rôle masqué. En effet, Goethe  qui se livra à certaines expériences théâtrales  tenta d'employer les masques, les personnages allégoriques sur la scène. Brühl put donc faire une expérience personnelle de l'emploi des masques. Cette pratique n'était pas en usage, elle se trouvait même à l'opposé des tendances réalistes apparues au sein du théâtre du XVIIIe siècle et développées par Iffland, par exemple. Certaines expériences de Goethe durent plaire à Brühl qui les fit reprendre à Berlin. (Ainsi le Paléophron et Néoterpe, ou encore la représentation des FrèresDie Brüder de Térence avec masques à l'antique.)

Nous avons déjà indiqué que Karl von Brühl s'arrêta à Weimar avant de venir prendre ses fonctions à Berlin, et eut l'occasion de s'entretenir de sa charge future avec Goethe. Les deux hommes restèrent plus ou moins en contact, tout au long de la direction du comte à Berlin. Goethe suivit les événements berlinois avec intérêt, surtout par le biais de sa correspondance avec Zelter et des descriptions livrées par sa famille (August et Ottilie von Goethe de passage à Berlin), mais aussi par les journaux, la correspondance avec Brühl, etc. Nous pensons que Goethe inspira Brühl dans le choix du répertoire dramatique des Théâtres Royaux de Berlin, ce qui n'est pas rien. On retrouve cette aspiration à un programme universel, car Brühl monta autant les œuvres des auteurs grecs et latins, que Shakespeare ou Calderon ou les classiques français (Phèdre). On retrouve cette volonté d'élargir l'horizon… Brühl alla même plus loin que Goethe en faisant un peu plus de place aux œuvres (même fortement remaniées) de nouveaux auteurs tels que Kleist, Grillparzer, Werner, etc. Brühl et Goethe étaient également d'accord sur un certain nombre de principes concernant la répartition des rôles et le jeu des acteurs. D'une certaine manière Brühl donna une large résonance aux théories goethéennes du jeu et au style qu'il avait élaboré en engageant le couple de comédiens Pius Alexander et Amalie Wolff, élèves de l'école de Weimar. Brühl fit appel aux bons services de Goethe pour la rédaction de prologues, pour la correction de petites pièces de ce dernier qu'il voulu donner à Berlin. Mais en ce qui concerne les questions de scénographie, objet de notre recherche, Brühl a emprunté son propre chemin et l'influence de Goethe ne devrait pas être exagérée. Nous reviendrons sur l'influence possible de Goethe, en abordant le thème de la vérité historique dans les décors et les costumes, ou encore le choix des couleurs pour les costumes. Certes Brühl a fait référence à Goethe pour défendre ses principes, mais il n'a peut-être pas toujours compris le "Maître". Goethe cautionna officiellement le travail de Brühl, mais jugea officieusement les efforts de Brühl de façon plutôt négative. Bien que Goethe ne se soit pas impliqué directement dans le débat berlinois (puisqu'il suivait les événements à partir de Weimar), il nous semblait intéressant de préciser le moment venu son point de vue.

La biographie de Karl von Brühl le présente ainsi comme un homme passionné par sa mission d'administrateur de théâtre. Au-delà des contestations que ses choix esthétiques ont soulevées et des erreurs que des hommes de théâtres lui attribuèrent, il faut reconnaître l'honnêteté et le dévouement avec lesquels il se donna à sa charge. Brühl ne considérait pas son travail comme un emploi, mais aspirait au statut d'artiste. Sans doute manquait-il au comte Brühl une véritable expérience du métier et une certaine lucidité ou souplesse dans ses prises de positions, l'étincelle qui fait le "génie" du praticien. Pourtant les réalisations du théâtre de Berlin sous sa direction ont impressionné les contemporains. Une présentation rapide de la troupe et du répertoire nous permettra de faire la transition vers une étude plus détaillée de sa conception de la scénographie et des réformes engagées.

Notes
135.

Ce texte est édité parmi d'autres documents dans Johann Valentin Teichmanns literarischer Nachlass, herausgegeben von Franz Dingelstedt, Stuttgart, J. G. Cotta, 1863.

136.

Hans von Krosigk, Karl Graf von Brühl General-Intendant der Königlichen Schauspiele, später der Museen in Berlin und seine Eltern, Berlin, Mittler, 1910. 395 p. Ce livre contient par ailleurs de nombreux témoignages sur les personnalités importantes du monde culturel et politique de cette époque.

137.

Son grand-père paternel était le comte Heinrich von Brühl (1700-1762), personnage puissant et ambigu qui fut le premier ministre du prince-électeur de Saxe, August III dit "le Fort". Des dissentions avec la couronne de Saxe amenèrent la plupart des membres de la famille à servir d'autres États. Note touristique : la "Brühlische Terrasse" à Dresde porte donc le nom du ministre et grand-père du futur directeur des Théâtres Royaux de Berlin.

138.

Les Genelli étaient une famille d'artistes. Brühl était également lié avec le frère de Janus, Hans Christian Genelli (1763-1823), un architecte d'inspiration néo-classique, auteur de recherches sur le théâtre des Grecs. Rappelons qu'Hans Christian Genelli était également lié d'amitié avec A. W. Schlegel, auquel il transmit ses découvertes sur le théâtre des Grecs.

139.

Le Théâtre National de Mannheim, sur lequel Schiller put faire jouer ses premières œuvres dramatiques, était l'un des plus réputés à la fin du XVIIIe siècle, mais il connut un déclin à la suite du départ d'A. W. Iffland en 1796.

140.

Il aura l'occasion d'y retourner à plusieurs reprises.

141.

Selon nous, cette situation est tout autant révélatrice de l'aura qu'avait la petite ville de Weimar, de l'attraction qu'elle exerça, que d'une influence directe de ses têtes pensantes.

142.

Par la correspondance entre Brühl et sa mère Christina von Brühl. Je renvoie, pour toutes ces données, à la biographie d'Hans von Krosigk, Berlin 1910.

143.

"Manches könnte aber doch bei alledem besser sein (…). Mir kommt bei alledem immer mehr und mehr die Lust an, dereinst Directeur des spectacles zu werden ; ich bilde mir ein, ich würde manches doch besser machen." Krosigk, op. cit., p. 264.

144.

Karl von Brühl fut véritablement enthousiasmé par la culture française, mais on trouve aussi dans les lettres une remarque du type "Paris ohne Franzosen wäre der erste Ort in der Welt…" Paris sans les Français serait le plus beau lieu du monde…" Heinrich von Kleist, qui fit le voyage à peu près à la même époque n'apprécia pas Paris, où il se sentit perdu, mais plutôt en raison du climat politique.

145.

"die große Natur" : expression employée par Anna-Amalia de Saxe-Weimar dans une lettre du 8 novembre 1804 à Karl von Brühl qui désirait lui montrer les esquisses réalisées lors de son voyage en Suisse, in Krosigk, op. cit., p. 268.

146.

Brühl n'est bien sûr pas le seul à avoir ressenti un profond intérêt pour la Suisse. Son voyage s'inscrit dans la lignée de nombreux autres voyageurs. Il confirme la représentation que l'on avait de la Suisse à la fin du XVIIIe siècle, pays des hommes libres et des grands paysages. D'autres auteurs et artistes qui interviennent dans notre étude ont fait ce voyage en Suisse : Kleist (plutôt pour des raisons politiques qu'esthétiques), les architectes Louis Catel et Karl F. Schinkel, Karl Gropius (l'un des décorateurs du Théâtre Royal), et même A. W. Iffland.

147.

"Hier [Altdorf] wachte bei Karl, noch besonders durch die (…) "Tell"-Aufführung angeregt, ein ganz besonderes Interesse an Land und Leuten auf." Krosigk, p. 266.

148.

"[Die Königin Luise hatte] versprochen, für [Karl Brühl] die Stelle eines Direktors der königlichen Hofschauspiele zu bewirken, welche hergestellt und von dem Nationaltheater wieder getrennt werden sollte". Teichmanns Literarischer Nachlass, 1863, p. 108.