1. 2. 2. 2. Eléments marquants de la direction du comte Brühl.

La troupe. Le style de jeu.

Principalement deux écoles sont représentées au sein de la troupe du théâtre de Berlin 149 . Un premier groupe pratique le style réaliste d'Iffland, il est constitué de comédiens qui ont reproduit son style ou qu'il a formés. Ces acteurs sont déjà présents à l'arrivée de Brühl (Franz Mattausch, Jonas Beschort). Un deuxième groupe se constitue autour de Pius Alexander Wolff, que Brühl engage avec son épouse Amalie Wolff-Malcolmi en 1816. P. A. Wolff qui vient de Weimar, était l'un des élèves préférés de Goethe qui en voulut à Brühl de lui avoir pris quelqu'un de la nouvelle génération de comédiens qu'il avait formée. Sous l'influence de Wolff se crée un autre groupe de comédiens qui pratiquent le jeu stylisé de Goethe à Weimar dans une forme plus atténuée. Marie-Luise Huebscher caractérise très clairement le style élaboré par Goethe :

‘"Paroles, mimiques et gestes étaient accordés les uns aux autres selon des règles strictes en vue d'une harmonie et d'un équilibre mesuré." 150

Si Goethe a eu une influence sur le théâtre à Berlin, c'est bien au travers de ses élèves, les époux Wolff. Wolff devint également régisseur (nous l'avons déjà indiqué que cette fonction est en partie l'ancêtre du metteur en scène du XXe siècle). Il faut mentionner ensuite une personnalité très importante du théâtre de Berlin que fut Ludwig Devrient qui représente encore une autre forme de jeu. Devrient fut engagé à Berlin par Iffland juste avant la mort de ce dernier  un signe qu'Iffland savait apprécier d'autres formes de talent que le sien. Devrient pratiquait un jeu très inspiré (au contraire du travail très réfléchi de P. A. Wolff), puisant sa force dans ses sentiments et bouillonnements intérieurs. Aujourd'hui encore on vante ses interprétations de rôles tourmentés et démoniaques  cette image lui est restée jusqu'à nos jours. Devrient était très admiré des Romantiques comme Tieck ou Hoffmann.

En ce qui concerne le répertoire lyrique, signalons que la plupart des acteurs étaient polyvalents en ce sens qu'ils se produisaient autant dans des pièces dramatiques que dans de petites pièces lyriques. Nous pouvons citer encore quelques grands noms de chanteurs : Anna Milder-Hauptmann, une très grande cantatrice, qui charma Brentano par la beauté de sa voix, Caroline Seidler-Wranitzky qui fut la première Agathe dans le Freyschütz, Johanna Eunicke, qui fut la première Ännchen et le dernier amour d'Hoffmann.

Sur les scènes de Berlin se produisaient aussi régulièrement des acteurs et chanteurs en tournée. Cette pratique était très courante ; outre les questions d'ordre dramatique qu'elle soulève au niveau de l'unité du jeu, elle a même des implications dans le domaine de la scénographie, en matière de costumes notamment : souvent les acteurs en tournée portent leur costume qu'ils ont déterminé eux-mêmes, ce qui peut évidemment remettre en question des principes comme celui de l'unité des costumes et du respect de la vérité historique.

Le répertoire. Les représentations marquantes de l'administration Brühl.

Brühl était responsable, du moins dans les premières années de son administration, de l'établissement du programme des Théâtres Royaux. Pour établir le programme des spectacles, Brühl, tout en ayant une certaine liberté de choix, devait respecter certaines règles de la censure, de plus en plus des règles économiques, des commandes de la famille royale à l'occasion de fêtes particulières, et il était aussi dépendant des goûts du monarque. 151 Or Frédéric Guillaume III avait une préférence pour le ballet (au grand désespoir de Brühl qui ne faisait pas grand cas de cet art tel qu'il se pratiquait à Berlin) et pour les grands opéras.

Une bonne partie du répertoire est constituée de pièces populaires (Berliner Posse), drames et tragédies fatalistes (Schiksalsdramen), pièces à sujet historique (Geschichte der Hohenstaufen). Mais le répertoire montre aussi une volonté de promouvoir des œuvres "nationales" plus difficiles (Goethe et Schiller), tout en gardant cet idéal de montrer des œuvres d'autres nations (peut-être sous l'influence de Goethe) : Angleterre (Shakespeare), Espagne (Calderon, Moreto), France (Racine). Brühl n'a sans doute pas été insensible à la dimension "historique" de l'action développée dans ces pièces.

Pour le répertoire lyrique, on retrouve beaucoup d'œuvres italiennes et françaises ou d'origine française (Paer, Auber, Rossini, Righini, Spontini), mais encore une fois Brühl s'efforça de faire jouer des compositeurs "allemands" (Weber, Gluck). La rivalité entre l'Italie et l'Allemagne n'est déjà plus un thème nouveau dans l'histoire de l'art lyrique allemand et elle provoqua aussi un débat, dont les répercussions vont jusqu'aux questions de scénographie. Il faut indiquer encore que les commandes royales pour des événements particuliers augmentent après 1820 jusqu'à la fin de la direction du comte Brühl. Malheureusement les œuvres données (principalement des opéras) n'étaient pas toujours de qualité, en revanche elles exigeaient un soin particulier dans leur aspect extérieur en raison de leur fonction festive. Elles nécessitèrent une dépense importante que Brühl lui-même n'avait pas toujours souhaitée. Les historiens qui se sont intéressés au théâtre à Berlin affirment que le public lui-même se lassa de ces productions (Devrient, Freydank). Après la création de très grandes œuvres (cf. ci-dessous), l'administration Brühl connut sur un plan esthétique, sur le plan de la qualité du répertoire et même de la prestation des comédiens, une forme de déclin.

On trouvera ci-dessous une liste des événements théâtraux qui nous ont plus particulièrement intéressée pour le soin qu'on apporta à la scénographie et pour la réaction qu'ils suscitèrent dans les journaux. Il faut signaler cependant l'importance capitale de l'opéra La Flûte enchantée qui fut la première d'une série de grandes créations et généra un flot de critiques dans les journaux. Or, ces critiques accordèrent dans l'ensemble une place particulière à la scénographie en raison du bouleversement que représentèrent les décors de Schinkel. La Flûte enchantée, Ondine, La Pucelle d'Orléans et La Vestale sont les œuvres qui se trouvent au cœur du débat sur la scénographie, dans la dimension publique qu'il prit par l'intermédiaire des recensions dans les journaux. Nurmahal et Alcidor sont des opéras à grand spectacle, commandes de la cour pour des occasions particulières. Les moyens déployés pour leur représentation furent colossaux et ils suscitèrent la désapprobation à plusieurs niveaux, à commencer par celle de Brühl lui-même. 152

Les "mises en scènes" énumérés ci-dessous ont retenu plus particulièrement notre attention (les décors en furent créés par Schinkel, sauf pour Donna Diana et le Freischütz) :

Un seule chose nous paraît toutefois digne d'être mentionnée quant aux sérieuses dépenses que ces efforts ont générées. Même s'il est toujours difficile de les évaluer à leur juste mesure, il semble certes que Brühl n'a pas lésiné sur les moyens pour réaliser son rêve d'une grande scène berlinoise. H. Schaffner rédige un chapitre assez convaincant à ce sujet. Toutefois, en dehors du débat éthique et politique sur les dépenses utiles ou futiles pour les choses culturelles et plus particulièrement pour la scénographie, les efforts de Brühl paraissent plutôt ordinaires comparés aux budgets actuels de grandes maisons comme l'Opéra de Paris (Opéra et Ballet) par exemple (pour ne pas parler du monde du cinéma  presque devenu un cliché). Dans le cas de l'Opéra de Paris ou de certaines productions de la Comédie-Française, c'est aussi la place, la fonction particulière d'un théâtre qui entre en jeu, et l'entreprise de Brühl évoque par bien des aspects ces grandes maisons. Nous pourrons y revenir à la fin de notre étude.

Notes
149.

Nous renvoyons à la thèse de Marie-Luise Huebscher pour des explications très complètes de cette constellation d'acteurs, c'est plus précisément le sujet de son travail. Huebscher, Die königlichen Schauspiele zu Berlin unter der Intendanz des Grafen von Brühl […], op. cit.

150.

"Sprache, Mimik und Gebärde wurden, nach strengen Regeln, zu Harmonie und maßvoller Ausgewogenheit aufeinander abgestimmt." Huebscher, Die königlichen Schauspiele zu Berlin unter der Intendanz des Grafen von Brühl […], op. cit.,. p. 90.

151.

Cf. Marie-Luise Bitter-Huebscher, Theater unter dem Grafen Brühl (1815-1828), in : Studien zur Musikgeschichte Berlins im frühen 19. Jh., hrsg. von Carl Dahlhaus, Gustav Bosse Verlag, Regensburg 1980. p. 422.

152.

Cf. les dénominations parodiques et peu orthodoxes dont ils firent l'objet, et que j'ai trouvées chez G. Wahnrau, Berlin, Stadt der Theater, Berlin 1957 : Alcidor devient "Allzu doll" et Nurmahal oder das Rosenfest von Cashmir : "Nur nicht noch mal oder Der Hosenrest von Kasimir, Flickwerk von Spontini".