1. 3. 2. 1. Le point de vue de l'architecte.

Dans ce chapitre, nous nous intéresserons plus particulièrement à l'intervention de l'architecte et peintre Karl Friedrich Schinkel dans le débat. Cette intervention date d'avant 1815, date à laquelle Schinkel n'avait pas encore créé de décors pour le théâtre de Berlin, mais désirait activement contribuer à transformer les pratiques scéniques de son temps. Nous avons également voulu présenter rapidement la personnalité de l'architecte Louis Catel qui intervient dans cette étude en tant que témoin du débat. En effet, nous avons concentré notre attention sur les prises de positions de K. F. Schinkel, en raison de ses propositions théoriques importantes et de son lien privilégié avec la scène de Berlin. Mais Louis Catel est également intervenu dans le débat sur la scénographie et nous expliquerons rapidement en quoi l'étude de la position de Louis Catel pourrait compléter ultérieurement cette recherche.

Des liens d'amitié unissaient K. F. Schinkel à différentes personnalités du mouvement romantique, mais il nous a semblé plus juste de ne pas l'intégrer au front constitué par ces écrivains. Comme nous l'avons déjà indiqué, Schinkel (comme Louis Catel d'ailleurs) est d'abord l'héritier des architectes et décorateurs réformateurs qui se manifestèrent, non seulement en Allemagne, mais surtout en France ou encore en Italie pour proposer une transformation de l'architecture des théâtres, et, en conséquence, une transformation du système de machinerie et de décors. Nombre de ces architectes émirent des idées dans l'esprit du classicisme. Cette influence se ressent dans le discours de Schinkel et dans ses propositions. Schinkel se place d'emblée en praticien de la scénographie, à la différence de la plupart des écrivains romantiques. La confrontation des points de vue des uns et des autres fait apparaître des points communs en même temps que des différences, et enrichit la compréhension des textes.

Karl Friedrich Schinkel.

A la mort du décorateur Bartolomeo Verona en 1813, Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) s'adressa à plusieurs reprises à la direction des Théâtres Nationaux et Royaux et proposa de mettre son talent à la disposition des scènes berlinoises, mais cette démarche n'aboutit pas, car Iffland rejeta sa candidature. Pour Schinkel, cette candidature fut l'occasion d'élaborer plusieurs documents dans lesquels il proposa de très sérieuses réformes tant sur le plan de la machinerie que de l'architecture du théâtre, exprima sa conception de la décoration théâtrale et, plus largement, de la mission de l'art dramatique. C'est donc par cette démarche concrète, par ce désir de transformations que Schinkel intervient selon nous dans le débat déjà sous la direction d'Iffland. Plus tard, après 1815, ses œuvres ont fait en partie l'objet du débat.

Les textes de Schinkel présentent donc une réflexion approfondie sur la théorie et la pratique du lieu scénique. Nous ne sommes pas la première à en relever les concepts importants. La conception que Schinkel avait de la scénographie a été étudiée dans différentes études qui parurent au long du XXe siècle (Mahlberg 1916, Harten 1974, Boersch-Supan 1982 et 1990) et qui ont abouti au catalogue d'U. Harten (2000). Nous avons pu exploiter ses textes également dans la perspective de notre étude, celle de la confrontation avec d'autres textes qui leur étaient contemporains, et ainsi placer ces concepts importants sous un éclairage différent. Une raison de présenter le point de vue de K. F. Schinkel est l'influence que certains écrivains exercèrent sur lui et celle qu'il exerça sur eux.

La démarche de Schinkel montre un réel intérêt pour la scène, un désir profond de changer les pratiques en cours, ainsi qu'une confiance en soi. Nous insistons sur cette volonté de l'artiste. Mais il faut souligner qu'il n'était pas seul dans cette démarche, et qu'il bénéficiait d'un soutien assez large.

Tout d'abord, Schinkel n'était pas un inconnu en 1813. Il s'était déjà fait connaître du grand public depuis 1807 par la réalisation de panoramas et de dioramas, sorte de tableaux peints sur papier, reproduisant des lieux et monuments célèbres dans le monde et dont nous avons déjà signalé l'importance plus haut. C'est entre autre cette activité qui incita l'Académie des Arts à soutenir les démarches de Schinkel pour obtenir la place de décorateur devenue libre. Au sein du gouvernement, le Département du Culte et de l'Education publique soutenait cette requête. 254

En ce qui concerne les idées mêmes de réforme, des critiques à l'égard de la décoration avaient déjà été émises lorsque Schinkel fit part de ses projets en 1813. Ce désir de réformes n'est donc pas non plus l'affaire du seul Schinkel, car la réflexion sur la réforme de la scénographie avait déjà commencé avant lui. Les traités des architectes Adam Breysig et Louis Catel en sont des exemples.

L'échange, le débat qui eut lieu autour des questions de décoration ne fut donc pas seulement l'affaire de personnes isolées qui se répondirent plus personnellement, mais aussi de groupes de personnes appartenant à des sphères diverses (littérature, arts…). Nous constatons que des groupes se sont constitués avec des choix différents dans leurs aspirations culturelles. Pour finir, indiquons que le refus d'Iffland a généré des déceptions qui ont provoqué à leur tour d'autres démarches.

Les documents rédigés par Schinkel sont pour nous une source très riche. Ils ont été reproduits et présentés dans le grand tome Karl Friedrich Schinkel. Die Bühnenentwürfe rédigé par Ulrike Harten sous la direction d'Helmut Boersch-Supan et de Gottfried Riemann. 255 Nous en tirons également les informations factuelles présentées ci-dessous.

Nous présentons donc sommairement ci-dessous les différents documents (2 lettres, 2 textes et 2 planches de dessin avec commentaires) rédigés par Schinkel en 1813 et que nous avons retenus pour cette recherche ; ensuite nous interrogerons les raisons du refus d'Iffland.

La première des sources qui entrent en compte est d'abord une lettre datée du 19 août 1813 et adressée au Comité de direction du Théâtre National et Royal, dans laquelle Schinkel exprime sa motivation, les encouragements de ses amis, et propose de réaliser un décor pour le théâtre. Il pose une série de conditions. Le ton de l'ensemble reflète une grande assurance. Iffland notifia au Comité de répondre par la négative, présentant principalement des arguments économiques et invoquant la situation difficile dans laquelle se trouvait le théâtre de Berlin. Il ne donna son accord que pour une seule demande de Schinkel, celle d'accéder librement à la salle et d'inspecter les bâtiments du théâtre afin de se préparer à son travail.

Schinkel utilisa cette autorisation durant l'automne 1813, et le fruit de ses études et réflexions fut un fascicule dans lequel il proposait de réformer en profondeur le système de machinerie et de décoration, et de transformer l'architecture intérieure du théâtre. Schinkel adressa le tout à Iffland en l'introduisant par une nouvelle lettre, datée du 11 décembre 1813, qui présente un certain intérêt et que nous avons gardée comme deuxième source. Dans cette lettre, Schinkel insiste sur la nécessité des réformes, sur l'existence de bonnes conditions dans lesquelles elles pouvaient être réalisées. Il adopta (presque comme un défi) le principal argument d'Iffland, celui des économies, pour donner plus de poids à sa parole. Avec un ton moins assuré, tout en se voulant très persuasif, il propose même à Iffland de lui faire savoir une heure où il aurait la possibilité de lui expliquer les points restés obscurs.

Malheureusement, ce fascicule que Schinkel adressa à Iffland en décembre 1813 est perdu aujourd'hui, mais il en reste deux manuscrits (Entwürfe), un premier texte inachevé et un deuxième texte achevé qui, selon U. Harten, correspond au contenu du fascicule.

Le texte inachevé constitue notre troisième source. 256 Il s'agit d'un texte en deux parties : "Introduction" et "Aménagement du théâtre lui-même et énumération précise des avantages ainsi obtenus" 257 .

Le texte achevé, la quatrième source 258 , est quant à lui beaucoup plus long et constitué de trois parties. La première, à nouveau plus théorique, plus philosophique même, est traversée par la comparaison avec le théâtre des Grecs  signe de la dimension classiciste de l'œuvre de Schinkel, et l'idée des errements et de la dégradation du théâtre contemporain. La deuxième partie est une énumération encore plus détaillée (en 21 points) des avantages techniques et surtout des gains réalisables (matériel, temps, main d'œuvre, argent !). Le terme Ersparung (économie, réduction du coût) revient comme un leitmotiv. La troisième partie donne le détail des modifications architecturales et décoratives effectuées dans la salle ainsi que leur raison d'être  la raison principale est ici d'ordre acoustique : permettre une bonne propagation du son sans mauvais écho, ainsi qu'une fusion des sons émis par l'orchestre.

Sur les deux grandes planches de dessin, notre dernière source, représentant plusieurs coupes du théâtre, Schinkel avait très minutieusement peint et commenté les transformations proposées tant pour l'agencement de la salle que de la scène. On y retrouve les mêmes idées, fondées sur des exemples concrets.

Comment peut-on comprendre qu'Iffland ait refusé d'engager Schinkel ? Il semble qu'un certain nombre de facteurs humains ou politiques aient joué un rôle, autant que des raisons d'ordre esthétique. Premièrement, en effet, lorsque Schinkel écrit à Iffland en 1813, ce dernier est déjà malade. L'épuisement et la maladie de l'acteur, lui donnant d'autres soucis, ne l'ont pas incité à s'engager sur des voies trop nouvelles dans le domaine des pratiques scéniques. Deuxièmement, Schinkel avait des liens d'amitié avec les détracteurs d'Iffland et de sa direction, par exemple avec les collaborateurs des Berliner Abendblätter (publiés par Heinrich von Kleist) et/ou membres de la Deutsche Tischgesellschaft co-fondée par Achim von Arnim, tous peu favorables à Iffland. Peut-on voir dans le refus d'Iffland une répercussion des très mauvaises conséquences qu'eurent les attaques des Abendblätter (Cf. 1.1.2.3.) qui coupèrent le dialogue et fermèrent les portes ? Par ses dioramas, Schinkel avait suscité l'admiration de tous, dont celle du cercle des Romantiques et de leurs proches. Iffland a peut-être vu (notamment dans l'assurance de Schinkel) une nouvelle cabale qui se montait contre lui, plutôt que le profond désir de servir le théâtre et la sincérité d'un artiste. Troisièmement, le théâtre, la ville de Berlin, l'Allemagne en général vivent en 1813 une situation difficile. La constellation qui s'était formée (maladie, méfiance, manque réel de moyens, crise extérieure) a fait que Schinkel n'arrivait pas dans un moment propice.

Le sérieux et la politesse de Schinkel engageaient une réponse courtoise d'Iffland que ce dernier a effectivement donnée, sans aller plus loin. D'un point de vue esthétique, Iffland a sûrement senti la portée des propositions de Schinkel. Mais Iffland était habitué à des formes plus anciennes et n'a pas voulu s'engager sur des chemins qu'il considérait avec méfiance.

Louis (Friedrich Ludwig) Catel, architecte de profession, est né à Berlin en 1776 et décédé en ce même lieu en 1819. Sans lui consacrer de chapitre séparé, nous voudrions indiquer en quoi l'étude de ses écrits pourrait apporter une contribution intéressante à cette recherche. Catel n'a pas été praticien de théâtre en ce sens qu'il n'a pas réalisé de décor comme d'autres architectes l'ont fait (J. A. Breysig, K. F. Schinkel), mais il s'est exprimé plusieurs fois au sujet de la décoration théâtrale. Catel est intéressant en tant que théoricien de l'architecture du lieu scénique et en tant que critique dramatique. En effet, Louis Catel désira réformer l'architecture des théâtres, porta un regard critique sur la scénographie de son époque et proposa un certain nombre de réflexions théoriques ; il est également l'auteur de quelques articles de journaux consacrés à la décoration théâtrale. Par ces articles, Louis Catel est intervenu directement dans le débat sur la scénographie à Berlin, car il y critiqua d'abord le travail du décorateur B. Verona et fit ensuite l'éloge de celui de Schinkel, à l'occasion de la nouvelle présentation de la Flûte enchantée en 1816. Le fait que Catel soit intervenu pendant les deux directions successives nous permettrait d'étudier un discours sur la scénographie face à son évolution sur une longue durée.

Précisons encore qu'en architecture, Louis Catel est l'un des représentants du style néoclassique (Klassizismus). Sa réflexion sur le théâtre est d'abord pénétrée de l'esprit des Lumières. Plus tard, il semble avoir été intéressé par d'autres théories esthétiques. Ses écrits révèlent un esprit ouvert, capable d'admirer plus grand que lui et d'argumenter sans sectarisme.

Notes
254.

Voir les détails in Harten, p. 28-29. Cf. encore une notice de la Vossische Zeitung du 29.10.1812, qui propose Schinkel comme décorateur. Cette notice dont U. Harten a relevé l'intérêt, commente par ailleurs des dessins de Schinkel pour la Singakademie. Elle a peut-être été écrite par le comte Karl von Brühl qui était membre de cette Singakademie ; le parallélisme avec ses propos ultérieurs est frappant, mais bien sûr nous ne pouvons qu'émettre prudemment une hypothèse.

255.

K. F. Schinkel . Die Bühnenentwürfe, München, Deutscher Kunstverlag, 2000.

256.

Il a un intitulé "Objectif du projet ci-joint de modifier la scène du Théâtre National et royal de Berlin." ("Zweck des beigefügten Entwurfs zur Veränderung der Szene im Königl. Nationaltheater zu Berlin.") Harten, op. cit., p. 33.

257.

"I) Einleitung"; "II) Einrichtung des Theaters selbst und nähere Aufzählung der dadurch erhaltenen Vorteile." ibid., p. 33-35.

258.

Harten, p. 36-40.