Ludwig Tieck

Ludwig Tieck (1773-1853) est intervenu à plusieurs reprises dans le débat et peut également être considéré comme l'un de ses initiateurs. Nous avons retenu trois dates : d'abord les années 1797 et 1798 avec deux pièces de théâtre, puis 1812 où paraissent les premiers tomes du Phantasus, et plus tardivement l'année 1825 avec une publication essentielle : les Dramaturgische Blätter.

Toute sa vie Ludwig Tieck se passionna pour le théâtre. Or, Tieck est né à Berlin et y vécut la majeure partie de sa jeunesse. Et il est une période de l'histoire du théâtre berlinois qui le marqua plus profondément et qu'il citera toujours comme une période modèle, même dans ses prises de positions sur la scénographie : il s'agit des années de direction du professeur J. J. Engel et de K. Ramler de 1787 à 1792 (date de la démission d'Engel). Les spectacles que Tieck put voir, parmi lesquels des œuvres de Shakespeare, ainsi que les prestations d'un grand acteur, Friedrich Ferdinand Fleck (1767-1801), l'impressionnèrent vivement. Fleck devint l'acteur préféré de Tieck qui appréciait son jeu très intériorisé. Fleck était aussi un grand interprète de Shakespeare. Même après la mort de Fleck (1801), Tieck vit réalisées en lui toutes les aspirations romantiques en matière d'art dramatique. Lorsque l'acteur A. W. Iffland arriva en 1796 à la direction des théâtres berlinois, Tieck considéra son arrivée avec scepticisme. En effet, Iffland pratiquait un jeu très extériorisé, très calculé, donc très différent de celui de Fleck. 259 De plus Iffland était le représentant d'un certain type de répertoire, la comédie larmoyante, le tableau de famille (Familiengemälde), que l'écrivain remettait en question.

Ainsi, lorsque Karl August Böttiger publia anonymement en 1796 l'Analyse progressive du jeu d'Iffland lors de 14 représentations données au Théâtre de Weimar 260 qui constituait un panégyrique des prestations d'Iffland, il suscita une réaction moqueuse chez le jeune auteur : le résultat furent les deux pièces du Chat botté et du Monde à l'envers. Tieck a donné lui-même une explication "rétrospective" des faits à l'occasion d'une nouvelles édition de ses Œuvres (Schriften) en 1828. 261

Dans ses pièces Le chat botté (1797) et Le monde à l'envers (1798), Ludwig Tieck se moque ouvertement du critique Böttiger et des admirateurs d'Iffland, remet en question le style de jeu développé par Iffland, tourne également en dérision le goût du public pour un certain répertoire. Et nous pensons qu'il s'exprima également sur les questions de scénographie à travers ses deux pièces, c'est pourquoi nous les avons intégrées à notre corpus. Il est vrai que ces deux pièces constituent une exception parmi les sources de cette étude, qui sont essentiellement des articles et des essais. Leur appartenance au corpus s'explique par leur structure qui est celle de la "mise en abyme", celle du théâtre dans le théâtre. Les "spectateurs" qui jouent un rôle dans la pièce assistent à la représentation d'une pièce de théâtre. Cette "mise en abyme" permet à Tieck d'exprimer un point de vue critique sur les pratiques scéniques de son temps. Les deux oeuvres contiennent même des allusions concrètes au travail d'Iffland sur le costume ou aux décors de Bartolomeo Verona. Nous expliciterons donc la position de Tieck dans la deuxième partie de cette étude.

La critique s'est interrogée sur la dimension et la profondeur réelle du Chat botté. Les deux pièces, avec leur dimension jubilatoire, tiennent de la farce littéraire. Nous estimons que les deux œuvres sont suffisamment réfléchies pour qu'on puisse y lire la position de Tieck sur la scénographie, mais qu'il ne faut pas y voir encore de manifeste théorique.

Nous savons que les deux pièces trouvèrent un certain écho. L'éditeur Friedrich Nicolai reprocha à Tieck de trop se moquer du lecteur ; Friedrich Schlegel (sans connaître l'auteur) rédigea une recension du Chat botté, et le compara aux pièces d'Aristophane ; E. T. A. Hoffmann cite en 1818 les deux œuvres dans son propre ouvrage sur le théâtre que sont les Etranges souffrances d'un directeur de théâtre, mais sans doute Hoffmann a-t-il lu les textes seulement en 1812 lorsqu'ils furent réédités par Tieck au sein du Phantasus. 262 Nous affirmerons simplement que dans les cercles littéraires et intellectuels, les positions de Tieck sur le théâtre et spécialement sur la scénographie étaient connues. Tieck apparut dès 1797 comme un opposant à ce qui se faisait sur la scène berlinoise. Nul doute qu'Iffland ait connu la position du jeune homme. La petite pièce du Chat botté est sans doute l'une des premières attaques contre Iffland. L'intervention de Tieck est aussi la première intervention d'un écrivain de sensibilité romantique contre les pratiques scéniques de son temps. Mais en 1797 il ne peut être considéré encore comme le porte-parole du cercle romantique, car ses relations avec les frères Schlegel à Iéna (1798-1799) sont ultérieures. La démarche de Tieck est encore une démarche isolée. L'opposition des Romantiques au théâtre de leur époque apparut nettement quelques années plus tard à travers les cours d'A. W. Schlegel.

Une quinzaine d'années plus tard, Ludwig Tieck s'est exprimé de nouveau au sujet de la scénographie dans le Phantasus qui parut en plusieurs tomes en 1812 et 1816. L'œuvre recueille en elle-même plusieurs œuvres de Tieck intégrées dans un récit-cadre, présentées, séparées par des dialogues entre les différents personnages du récit. Les textes de la première partie (Erste Abteilung) du Phantasus sont des contes et nouvelles. La seconde partie (Zweite Abteilung) en revanche regroupe les pièces de théâtre. La passion de l'un des personnages (Lothar) pour l'art dramatique engage la conversation sur ce sujet. Bien sûr différents thèmes sont alors abordés dans cette conversation sur le théâtre, que ce soit le jeu des acteurs, l'illusion théâtrale, le lieu théâtral, mais également la tendance vers le spectaculaire au théâtre, la décoration et les costumes. On remarque dans ces extraits que tous les personnages parlent dans une même direction, et que les mêmes idées reviennent variées, nuancées, développées. Dans l'ensemble, le groupe des personnages est d'accord sur les questions de fond, même si il y a des nuances ou des versions différentes, ou des arguments différents. C'est pourquoi nous avons voulu lire ici la pensée de Tieck lui-même. La cohérence des propos, et d'une certaine façon aussi leur virulence, conforte le lecteur dans cette direction. Au-delà de la critique, l'échange entre les personnages nous témoigne d'une certaine conception de la scénographie et du théâtre en général que nous voulons expliciter dans notre deuxième partie.

L'intérêt des réflexions sur la scénographie dans le Phantasus réside aussi dans le fait qu'elles s'inspirent de la situation réelle des pratiques scéniques de l'époque, comme on peut le voir à travers des allusions précises ou tout simplement par la mention du nom de praticiens célèbres (surtout des acteurs). Un doute subsiste sur la date de rédaction et de parution des dialogues. 263 Le contenu même de la réflexion 264 semble indiquer que la critique de la scénographie vaut encore pour l'intendance d'Iffland. 265

Le dernier ouvrage de Ludwig Tieck que nous avons inclus dans notre corpus, les Dramaturgische Blätter, rassemble pour nous l'ensemble de textes et d'extraits le plus riche sur la question de la scénographie. Préface, critiques dramatiques, essais, contiennent des réflexions sur le sujet. L'ouvrage de Tieck a eu un grand écho ; E. Devrient indique dans son Histoire de l'art dramatique allemand qu'on l'a comparé à la Dramaturgie de Hambourg de Lessing. Il faut souligner particulièrement la présence de deux essais, qui ont déjà retenu l'attention de la critique à plusieurs reprises, un long essai sur le "costume" (Kostüme) et un autre, plus court, sur les "décors" (Decorationen). Sous une forme parfois polémique, Tieck y exprime sa réflexion sur la fonction de la scénographie dans la représentation. Dans les Dramaturgische Blätter se reflètent aussi les observations que Tieck a collectées au cours de ses nombreux déplacements. La comparaison avec le théâtre en Angleterre et en France joue également un rôle, ainsi que l'expérience nouvelle de Tieck comme dramaturge et conseiller au théâtre de Dresde. Sa tentative de réformer les pratiques du théâtre de Dresde s'est avérée être une tâche difficile. Tieck a pu influencer le choix du répertoire, mais n'a pas pu imposer de changements majeurs dans la pratique du jeu, dans le choix des décors et des costumes. Cette situation signifie que le débat n'a pas débouché, dans l'immédiat, sur une mise en place sérieuse des changements demandés par les Romantiques. Elle témoigne aussi de la résistance du personnel des théâtres à leurs idées novatrices. Comme on le sait, Tieck eut l'occasion plus tardive, à Berlin dans les années 1840, de réaliser certaines de ses aspirations à une scène nouvelle, en reproduisant sur scène, par exemple à l'occasion de la "mise en scène" du Songe d'une nuit d'été, certains aspects du théâtre élisabéthain. Cette période se situe déjà en dehors des dates qui encadrent le sujet de notre étude ; ce qui explique pourquoi, tout en tenant compte de la conception du théâtre que révélaient ces expériences théâtrales, nous ne commentons pas plus ce travail de Ludwig Tieck. Ses "mises en scène" constituent néanmoins une forme de réalisation tardive de certaines idées développées à l'occasion du débat sur les pratiques scéniques. Il faut signaler encore que les Dramaturgische Blätter constituent la dernière prise de position d'un écrivain romantique dans le débat. La présence de Tieck tout au long du débat, ses interventions renouvelées font de lui un combattant essentiel du front romantique.

Notes
259.

Sur la différence entre Tieck et Fleck, cf. encore le chapitre consacré à la direction d'Iffland. Plus tard, dans le Phantasus, Tieck a également reconnu les qualités d'acteur d'Iffland.

260.

K. A. Bötticher, Entwicklung des Ifflandschen Spiels in 14 Darstellungen auf dem Weimarer Hoftheater im April 1796, 1796.

261.

Nous renvoyons aux informations données par le "commentaire" dans l'édition du Deutsche Klassiker Verlag : Ludwig Tieck, Phantasus, hrsg. von Manfred Frank, Frankfurt am Main, 1985, p. 1388. Au même endroit (pp. 1388-1390) on trouvera le texte de Tieck.

262.

Il faut signaler que Ludwig Tieck a ensuite intégré le Chat botté et Le monde à l'envers au Phantasus dont les deux premiers tomes parurent en 1812.

263.

Le commentaire de l'édition critique du Deutsche Klassiker Verlag n'est pas extrêmement clair à ce sujet.

264.

Il est effectivement fait mention d'Iffland et du "Théâtre de Berlin" à la tête duquel se trouve "un grand acteur".

265.

Si L. Tieck a pu voir le tout début de l'administration Brühl en 1815-1816, il n'a pas intégré ses réactions aux dialogues du Phantasus. Tieck s'exprimera sur l'administration Brühl ainsi que sur d'autres scènes allemandes dans les Dramaturgische Blätter (1825).