August Wilhelm Schlegel

August Wilhelm Schlegel s'est exprimé à plusieurs reprises sur la question de la scénographie, dans des comptes-rendus de représentation (1802-1803) et surtout dans ses cours sur la littérature : en 1801-1804 dans les Cours sur la littérature et les beaux-arts 266 donnés à Berlin ; en 1808-1811 dans les Cours sur l'art et la littérature dramatiques 267 donnés à Vienne. Avant de présenter plus en détail les sources retenues, nous voulons énoncer les faits qui prouvent l'intervention de Schlegel dans le débat et expliquer quelle fut sa relation aux théâtres de Berlin.

Dans la perspective restreinte de notre étude, nous retiendrons de la vie de Schlegel (né à Hanovre en 1767 et décédé à Bonn en 1845) surtout les trois années de vie à Berlin, qui vont de l'année 1801 à l'année 1804, c'est à dire après que le groupe des premiers Romantiques eut été fondé.

Le désir plus général de Schlegel de s'exprimer, voire d'intervenir sur le théâtre de son temps est visible au travers des faits suivants. Tout d'abord, la démarche de Schlegel de publier des critiques de représentations dans les journaux prouve son intérêt pour les réalisations scéniques actuelles et son désir d'intervenir dans la vie théâtrale, ne serait-ce que par le biais de la presse. Une expérience théâtrale concrète de Schlegel, malheureusement restée unique, doit être signalée. En 1802, Schlegel s'est fait "dramaturge" (au sens allemand d' "assistant à la mise en scène") car il a proposé son drame Ion à Goethe et à Iffland, a correspondu avec les deux directeurs de théâtre et réglé avec eux un certain nombre de points et plus particulièrement la scénographie. Georg Reichard a consacré une étude comparée systématique et très documentée à ces deux "mises en scène" d'Ion à Weimar et à Berlin 268 , une étude intéressante pour notre recherche. Nous y apprenons que Schlegel fit appel à d'autres artistes comme le sculpteur Friedrich Tieck, frère de l'écrivain, pour dessiner les costumes, et l'architecte Hans Christian Genelli pour créer le décor des représentations de Berlin. Il se concerta longuement avec eux, désirant que décors et costumes transmettent eux aussi le message inscrit dans l'œuvre dramatique. À travers les réalisations de ses collaborateurs, Schlegel proposait une scénographie différente de celle qui se faisait à Berlin. Cette expérience (1802) fut un échec en raison du peu de succès de la pièce, mais elle témoigne du désir de Schlegel de pratiquer le théâtre, de proposer une esthétique nouvelle. Il faut croire que la scène de Berlin lui paraissait appropriée pour cette expérience.

Précisons aussi que tout au long de ses cours, notamment dans celui sur l'art dramatique, Schlegel revient régulièrement sur son époque dans de nombreuses digressions en effectuant des comparaisons avec l'artiste (les Grecs, Shakespeare) ou la période qu'il est en train d'analyser. Le ton polémique qui caractérise certaines des comparaisons nous rappelle que les cours n'eurent pas seulement une fonction didactique, mais qu'ils étaient conçus comme un manifeste des positions romantiques. Certaines de ces digressions sont directement consacrées aux pratiques scéniques et la scénographie y tient une place non négligeable. En regardant de plus près les remarques sur la scénographie, on constate par ailleurs que les concepts, les expressions employées, les thèmes abordés par Schlegel sont les mêmes que chez d'autres auteurs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. C'est bien le signe que Schlegel participe à un débat sur la scénographie déjà commencé et plus largement répandu.

Qu'en est-il alors de la place du théâtre de Berlin dans la réflexion de Schlegel ? Les Cours sur la littérature dramatique, sans parler des Cours sur la littérature et les beaux-arts, ont bien sûr une portée plus large que celle du petit monde théâtral berlinois. Ces réflexions sont valables pour le théâtre allemand en général, voire le théâtre européen, et non pas seulement pour Berlin. De surcroît, les cours sur l'art dramatique (le texte le plus riche pour notre étude) furent prononcés à Vienne en 1808. On pourrait donc penser que Schlegel n'a pas participé au débat dans les limites du cadre donné par Berlin.

Or, les années 1801-1804, où il vit à Berlin, sont aussi une époque importante de la direction d'Iffland. Schlegel a pu assister aux représentations de nombreuses pièces de Schiller dans une "mise en scène" déterminée par Iffland. Il a pu observer ce qui se faisait sur la scène des Théâtres Royaux (répertoire, jeu, scénographie), et les critiques théâtrales citées ci-dessus commentent justement des spectacles donnés à Berlin. Il faut rappeler aussi le contact direct qu'il eut avec le théâtre à l'occasion de la représentation de son drame Ion.

Pour la série de conférences données à Vienne, Schlegel réutilisa des notes et des idées qu'il avait déjà formulées ou, du moins élaborées, pour les cours de Berlin quelques années plus tôt. C'est le cas de toute la première partie sur le théâtre des Grecs, auquel est déjà consacré un chapitre des cours sur l'Histoire de la littérature classique qui furent donnés à Berlin entre fin 1801 et 1803. Dans les Cours sur les beaux-arts (Kunstlehre) donnés en automne 1801, il évoque la question du costume historique dans une œuvre d'art. Il est intéressant de voir que le même thème est repris plus tard dans le cours sur l'art dramatique et surtout formulé dans les mêmes termes. Sans entrer en détail dans des questions de datation, nous pouvons affirmer que Schlegel élabora une réflexion théorique sur la scénographie dès 1802, alors qu'il vivait à Berlin et participait à la vie culturelle de la capitale prussienne. Le théâtre et la ville de Berlin jouèrent donc un rôle important dans l'élaboration des réflexions sur la scénographie.

Certes, Schlegel a eu une connaissance de la vie théâtrale de son temps beaucoup plus large. Ainsi Schlegel a pu comparer ce qu'il a vu à Berlin avec ce qu'il a vu à Vienne, car même quelques semaines de résidence suffisent, surtout à un œil critique tel que Schlegel, pour se faire une opinion des pratiques scéniques locales. Et il faut y ajouter encore les expériences dramatiques tentées par Mme de Staël, auxquelles Schlegel a consacré un essai Sur quelques rôles tragiques joués par Madame de Staël 269 .

Il faut préciser indiquer encore un point essentiel de la rencontre de Schlegel avec le théâtre, qui est son intérêt pour Shakespeare, surtout pour les oeuvres originales  car les drames étaient alors fortement remaniés dans leurs quelques traductions existantes et dans la version employée sur les scènes allemandes. La "mise en scène" inhérente aux textes shakespeariens (nombreux changements de lieu, appel à l'imagination du spectateur) ressemblait peu aux pratiques du début du XIXe siècle. Or, ces drames devinrent pour Schlegel une sorte de paradigme à partir duquel tout le reste fut mesuré.

La question de la réception des idées de Schlegel est plus complexe. Les idées formulées dans les critiques théâtrales connurent une bonne diffusion, même en dehors de Berlin, puisque la Zeitung für die elegante Welt dans laquelle ces critiques étaient publiées, paraissait à Leipzig. Un problème de datation se pose pour les idées formulées dans les cours sur la littérature. Il n'est pas certain que les cours sur le théâtre des Grecs de 1803 ont effectivement été prononcés, mais selon Lohner, qui cite Schlegel, ils auraient bien été donnés à Berlin. 270 Nous n'en possédons toutefois que des notes. Cette partie du cours n'a en tout cas pas été imprimée tout de suite. Un doute subsiste donc sur la diffusion de ces idées de Schlegel à Berlin et avant 1808 (date des conférences de Vienne). L'écho des réflexions de Schlegel dans leur ensemble fut considérable 271  ; mais c'était la première fois que des réflexions sur la scénographie, à plus forte raison des réflexions critiques, étaient présentées avec autant d'assurance, et connaissaient une aussi large diffusion.

Quelques points restent néanmoins certains : à la suite des conférences de Vienne, le directeur A. W. Iffland devait forcément se sentir visé par les propos de Schlegel, plus que d'autres scènes ayant un plus petit budget et un moindre rayonnement. Et, il faut, pour conclure sur ce point, mentionner autre chose encore : Schlegel a été cité et repris ultérieurement par d'autres auteurs qui prennent place dans notre recherche, notamment par le critique de théâtre anonyme que nous citions au tout début de cette étude.

Les sources retenues.

On peut regretter qu'il n'existe à ce jour toujours pas de véritable édition historique et critique des œuvres d'August Wilhelm Schlegel. Un premier tome des cours donnés à Berlin (comprenant le chapitre sur le théâtre des Grecs) a été édité en 1989 par Ernst Behler dans une perspective critique, mais cette entreprise n'a pas été menée à son terme. 272 L'édition d'Edgar Lohner de 1967 comprenant les œuvres les plus importantes a d'abord le mérite d'être facilement abordable (car bien diffusée) et de permettre à tous d'accéder à ces grands textes, ce qui était son but. De plus, une introduction donne des informations (parfois confuses) sur les conditions de publication ; des notes commentent le texte. Pour chaque œuvre, Lohner s'est ensuite fondé sur l'édition ancienne qui lui paraissait la plus appropriée : l'édition critique de J. Minor (1884) pour le Cours sur les beaux-arts et l'Histoire de la littérature classique ; l'édition des Œuvres complètes de Schlegel par Eduard Böcking en 1846 pour les Cours sur l'art et la littérature dramatique. Or, l'édition de 1846 est déjà une réédition comprenant plusieurs modifications dans le texte  heureusement annotées en bas de page chez Böcking (non chez Lohner). 273 Il faut dire à la décharge de Lohner qu'il n'a pas voulu produire une édition historique et critique, qu'il s'en est défendu et appelait déjà en 1965 une édition critique de ses vœux. 274

Nous avons donc retenu une série de critiques théâtrales qui parurent toutes dans le même journal déjà cité plus haut, la Zeitung für die elegante Welt. Ces critiques ont heureusement été publiées à nouveau dans l'édition complète des œuvres de Schlegel par Eduard Böcking, dans les tomes consacrés à ses écrits critiques. 275 On voit que plusieurs genres sont représentés, Schlegel fit également le compte-rendu de Singspiele. Les critiques des pièces Regulus de H. J. von Collin, Nathan der Weise de G. E. Lessing, Turandot d'après C. Gozzi, Rodogüne d'après P. Corneille nous ont plus particulièrement intéressée. Schlegel commente en général d'abord le jeu des acteurs, puis la scénographie, parfois le costume d'un acteur individuellement, notamment s'il est en lien avec l'action, s'il fut utilisé plus spécialement dans le jeu. 276

La deuxième source retenue, la plus importante, les Cours sur l'art et la littérature dramatique, ouvrage tiré des conférences que Schlegel a tenues à Vienne au printemps 1808, définit des concepts fondamentaux pour la vision romantique de l'histoire de l'art et de la littérature, et constitue une analyse et une critique des œuvres majeures (aux yeux de Schlegel) de l'histoire du théâtre. Comme nous l'avons déjà évoqué un peu plus haut, Schlegel s'y intéresse également aux pratiques scéniques : jeu, lieu scénique, décoration, éclairage et cela chez les Grecs, dans le théâtre classique français (dans une moindre mesure), et dans le théâtre élisabéthain. L'enseignement apporté sur les grandes époques du théâtre l'amène presque systématiquement à comparer avec le théâtre de son temps. Des formules comme "Aujourd'hui (Heute)", "de nos jours ("unserer Tage") reviennent régulièrement, suivies de son commentaire, de son point de vue. Plusieurs longs passages sont donc intéressants.

Des extraits du Cours sur les beaux-arts (Kunstlehre) et de l'Histoire de la littérature classique viendront compléter utilement l'analyse de cette source. D'un point de vue simplement quantitatif, mais aussi de par le rayonnement de ses idées, August Wilhelm Schlegel constitue donc l'un des auteurs les plus importants de cette recherche et prend une large place dans notre seconde partie.

Notes
266.

Vorlesungen über schöne Kunst und Literatur, qui comprennent en fait, dans l'édition d'Edgar Lohner chez Kohlhammer Die Kunstlehre (Cours sur les beaux-arts), Geschichte der klassischen Literatur (Histoire de la littérature classique) et Geschichte der romantischen Literatur (Histoire de la littérature romantique).

267.

Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur.

268.

Georg Reichard, August Wilhelm Schlegels "Ion" : das Schauspiel und die Aufführungen unter der Leitung von Goethe und Iffland, Bonn, Bouvier, 1987

269.

Ueber einige tragische Rollen von Frau von Stael dargestellt, 1806.

270.

Lohner, op. cit., Band IV, 1966. p. 6. ; Schlegel, ibid., p. 178 : "Depuis que j'ai présenté les réflexions précédentes sur la Poésie dramatique des Grecs d'abord à Berlin, puis à Vienne […]" (Seit ich die vorstehenden Betrachtungen über die dramatische Poesie der Griechen zuerst in Berlin, dann in Wien vorgetragen habe […])

271.

Schlegel l'évoque déjà lui-même en 1803 dans des remarques préliminaires qu'il ajouta à la publication de plusieurs extraits de ses cours dans la revue Europe, revue éditée à Francfort sur le Main par son frère Friedrich Schlegel. A. W. Schlegel indique "qu'il a été beaucoup question de mes cours sur la belle littérature tenus à Berlin durant les deux hivers derniers" (1801-2) ; bien des choses en auraient été "rapportées devant le grand public en étant déformées, puis corrigées" et reprises "avec bienveillance". ("Es ist von meinen, die beiden letzten Winter hindurch, in Berlin gehaltenen Vorlesungen über schöne Literatur so viel die Rede gewesen, es ist so manches daraus in entstellenden Berichten und dann wieder auf berichtigende Weise vor das größere Publikum gebracht worden […].") Cette situation a incité Schlegel à publier des extraits de ses cours. Cf. Schlegel, Kritische Schriften und Briefe, hrsg. von E. Lohner, 1964, Band III. p. 6. Lohner évoque aussi le succès des cours de Schlegel dans la préface au Cours sur les beaux-arts édité par lui en 1963, p. 7.

272.

A. W. Schlegel, Kritische Ausgabe der Vorlesungen, hrsg. von Ernst Behler. 1. Vorlesungen über Ästhetik ; 1. (1798-1803), Paderborn, Schöningh, 1989. VIII, 781 p., ill.

273.

Voici un exemple de problème rencontré : Le chapitrage, les intitulés, la taille des Cours sur la littérature dramatique ont été modifiés, ainsi que les surtitres, qui justement ne manquent pas d'intérêt. Dans le cadre de notre recherche qui s'intéresse à un "dialogue" et prend en compte l'intertextualité, cette situation oblige à se reporter à l'édition originale de 1809-1811, dont les exemplaires sont évidemment peu nombreux. Il est vrai qu'il n'y avait finalement que peu de modifications à constater par rapport au texte original ce qui confirme le mérite de l'édition Lohner, mais une édition historique et critique aurait ici permis de gagner du temps.

274.

Cf. le tome IV, Geschichte der romantischen Literatur, Kohlhammer, 1965. p. 5.

275.

Cette édition des Œuvres complètes a fait l'objet d'une reproduction en fac-similé en xxx, Georg Olms Verlag que nous avons utilisée.

276.

Ces critiques donnent par ailleurs des indications sur certains détails des pratiques scéniques à Berlin à cette même époque qui peuvent intéresser l'historien de théâtre.