Les Berliner Abendblätter. Heinrich von Kleist et ses collaborateurs

Heinrich von Kleist intervient dans cette étude surtout comme éditeur d'articles sur le théâtre insérés dans son journal Berliner Abendblätter qui parut du 1er octobre 1810 au 30 mars 1811. Ces articles ne sont pas tous issus de sa plume, c'est pourquoi ce chapitre s'intitule "Kleist et ses collaborateurs". Dans plusieurs cas, le véritable auteur de l'article est resté inconnu, malgré les recherches très pointues effectuées par la suite. 277 Parmi ces articles, l'un d'entre eux, qui traite de scénographie et d'illusion théâtrale, nous a plus particulièrement intéressée. Cependant, l'ensemble de la parution d'articles sur le théâtre dans les Abendblätter fait sens dans le cadre de notre étude, car il s'agit d'une attaque "sans règles" contre le directeur du Théâtre National et Royal A. W. Iffland.

Plusieurs biographies récentes de Kleist consacrent un chapitre aux Abendblätter, en mentionnant leur dimension polémique. 278 Le grand auteur dramatique que nous connaissons (né en 1777 à Frankfort sur l'Oder) ne connut pas le succès de son vivant. Il fut l'auteur d'un théâtre très novateur dans sa forme et dans son contenu, et le fait que son œuvre n'ait pas été reconnue a sans doute contribué à sa fin tragique. Les relations de Kleist avec Iffland avaient déjà dérivé en attaques personnelles, depuis que le directeur avait refusé de monter La petite Catherine de Heilbronn. En 1808, Kleist avait fait paraître avec Adam Müller à Dresde le journal Phöbus, ein Journal für die Kunst. Mais les divers projets de Dresde avaient échoué et c'est ainsi que Kleist se tourna vers Berlin. Tout en continuant son activité littéraire, il se lança encore une fois dans une tentative d'agir sur les hommes et la société de son temps par les Berliner Abendblätter. Le journal constitua l'une des dernières activités littéraires de Kleist avant qu'il ne mette fin à ses jours près de Wannsee en novembre 1811.

Les articles sur le théâtre sont anonymes ou signés de quelques lettres. Ils commentent le répertoire, les prestations des comédiens, évoquent rapidement le costume. Plusieurs de ces articles contiennent des allusions, des remarques, des bouts rimés qui fustigent les pratiques du Théâtre National. La critique est à peine dissimulée sous la forme de questions naïves, elle est parfois cachée derrière de faux éloges. Un article aborde les questions de scénographie, celui du 20 octobre 1810, signé W…t et intitulé : "Ce qu'il est possible de représenter sur la scène" (Ueber Darstellbarkeit auf der Bühne). 279 Nous consacrerons un chapitre à cet article intéressant qui aborde les décors dans la perspective de la réalisation de l'illusion théâtrale.

Toutefois, il faut garder à l'esprit que si l'oeuvre de Kleist n'a guère été reconnue de son vivant, son engagement dans le cadre du journal a justement trouvé un certain retentissement. La portée des articles sur le théâtre fut grande, et Kleist contribua indirectement à donner un nouvel élan au débat sur les pratiques scéniques par l'esprit de polémique qui anime sa publication. Il nous semble intéressant de replacer les articles des Abendblätter dans leur contexte : L'ouvrage de Reinhold Steig, Kleists Berliner Kämpfe (1901) 280 , que le Kleistarchiv (KA) a eu l'excellente idée de publier en ligne sur le WEB 281 reste intéressant pour cet aspect là. Fondé essentiellement sur des archives et des documents très ciblés, il constitue une mine de renseignements sur la parution du journal et son impact, mais aussi les évènements quotidiens, les relations amicales ou conflictuelles, les auteurs des Abendblätter. De cet ouvrage, il ressort le grand écho qu'a trouvé le journal, il ressort aussi combien les débats pouvaient être virulents, combien le combat entre les parties (les Berliner Abendblätter, le directeur Iffland, les autres journaux berlinois) était violent, avec des attaques descendant parfois à un niveau très bas.

Ainsi Steig écrit :

‘(…) Iffland a du avoir le sentiment que l'on ne l'avait jamais autant traîné dans la boue que ne le faisait maintenant Heinrich von Kleist.’ ‘Par ces critiques théâtrales, les Abendblätter, récemment publiés, firent très grande impression. Tout Berlin parlait d'eux, et qui n'était pas un philistin pur et dur, les soutenait. Ils furent beaucoup remarqués aussi en dehors de Berlin. Le correspondant "H" des Zschokke'schen Miscellen (1810, p. 356) attira l'attention (des lecteurs) sur "plusieurs essais d'excellente qualité, concernant plus particulièrement le théâtre d'ici" dans une correspondance du 20 octobre. 282

Cette citation nous indique le grand rayonnement des Berliner Abendblätter, leur écho, notamment dans leurs prises de position sur le théâtre. Kleist et ses collaborateurs tiennent certes un rôle moins important dans le débat sur les pratiques scéniques que d'autres auteurs. Mais il est intéressant de voir qu'à l'occasion d'une querelle plus personnelle contre Iffland, les Berliner Abendblätter sont venus soutenir la critique effectuée par les Romantiques. Soulignons encore une fois que plusieurs événements littéraires coïncident ici : la publication des Cours sur l'art dramatique de Schlegel entre 1809 et 1811, la polémique des Abendblätter fin 1810, la réponse d'Iffland à plusieurs critiques reçues dans l'Almanach de 1811 (nous y reviendrons) et la parution du Phantasus en 1812. Si l'on ajoute la candidature de Schinkel au poste de décorateur en 1813, nous émettons l'hypothèse qu'il s'agit dans ces années, d'un moment fort du débat.

Notes
277.

Les Berliner Abendblätter ont fait l'objet d'une édition historique et critique par R. Reuß et P. Staengle (reconnaissable à son grand format), in : Sämmtliche Werke. Brandenburger Ausgabe. Hrsg. von R. Reuß und P. Staengle, Basel u. a., Stroemfeld (Roter Stern), Band II/7 und II/8, 1997. Rappelons par ailleurs qu'il existe une édition des Abendblätter en fac-similé : Berliner Abendblätter, hrsg. von H. von Kleist, Nachwort und Quellenregister von H. Sembdner, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1973. Cette édition reproduit elle-même le fac-similé édité à Leipzig en 1925 (Klinkhardt & Biermann) avec une postface de Georg Minde-Pouet (épuisé).

278.

Joachim Maaß, 1988. Joël Schmidt, 1996.

279.

Selon R. Steig, l'auteur, qui signe W…t serait Johann Wolfart, médecin, auteur de quelques productions dramatiques écrites dans un esprit national, et proche des Romantiques. Pour H. Sembdner, il s'agit d'un autre auteur dénommé Wetzel.

280.

Reinhold Steig, Heinrich von Kleist ’s Berliner Kämpfe, Berlin, Stuttgart: Spemann 1901

281.

Adresse: http://www.textkritik.de/bka/index.htm

282.

"(…) Iffland mußte die Empfindung haben, daß ihm nie in seinem Leben öffentlich so übel mitgespielt worden sei, wie jetzt von Heinrich von Kleist.

Mit diesen Theaterkritiken übten die noch neuen Abendblätter den größten Eindruck aus. Ganz Berlin sprach von ihnen, und wer kein eingefleischter Philister war, billigte sie. Auch außerhalb Berlins wurden sie sehr beachtet. Der den Kreisen Kleist’s gewogene H-Correspondent der Zschokke’schen Miscellen (1810, S. 356) machte in einer Correspondenz vom 20. October auf „mehrere vorzügliche Aufsätze, die besonders das hiesige Theater beträfen“ in den Abendblättern aufmerksam." Steig, op. cit. p. xxx.