Clemens Brentano et Achim von Arnim

Nous devons indiquer d'emblée que Clemens Brentano tient une place beaucoup plus importante dans cette étude que son ami Achim von Arnim, et que ce chapitre lui est principalement consacré. Mais les deux écrivains entrent ici en scène ensemble parce qu'ils collaborèrent tous deux à l'une des sources que nous avons retenue.

La vie des deux écrivains, surtout celle de Clemens Brentano, témoigne de leur intérêt pour le théâtre  un intérêt profond, qui reste moins bien connu que dans le cas de Ludwig Tieck, A. W. Schlegel, pour ne pas parler d'E. T. A. Hoffmann. Rappelons tout d'abord que les deux auteurs, surtout célèbres pour Le c or enchanté de l'enfant (Des Knaben Wunderhorn), se sont aussi essayés comme écrivains dramatiques, même s'ils n'ont pas connu le succès dans ce domaine. De plus, la rédaction par Brentano de critiques de représentations témoigne de son intérêt pour la pratique du théâtre. La place du théâtre dans la vie de Clemens Brentano, et surtout son désir de réforme des pratiques scéniques ont déjà été évoqués par Erika Tunner dans son ouvrage sur l'auteur, 283 et développés dans l'intéressante biographie de Hartwig Schulz. 284 Les propres paroles de Brentano témoignent avec un certain pathos de la blessure que représenta pour lui l'impossibilité d'influer sur le théâtre de son temps, mais aussi de l'énergie qu'il a voulu y investir. Ainsi écrit-il à Arnim de Vienne, le 5 avril 1814 :

‘[…] Mon malheur et ma résignation sont bien plus responsables de mon long silence. Je suis maintenant au bout de tous mes efforts pour le théâtre, c'était de la folie douce de vouloir faire quelque chose pour lui, j'ai travaillé comme jamais, l'on s'est servi de moi comme d'un pauvre poète, j'ai fait mille démarches […], et ne suis arrivé à rien, seulement à du dépit, de la contrariété, un travail excessif […]. 285

L'intérêt pour le théâtre a conduit Brentano à s'intéresser aux questions de scénographie : la scénographie lui paraissait, en effet, être l'élément le plus révélateur de l'état moribond, de l'état catastrophique dans lequel se trouvait selon lui le théâtre de son temps. Si le jugement négatif de Brentano sur le théâtre dans son ensemble a déjà été souligné par la critique, les idées sur les costumes et la décoration n'ont été que peu abordées et méritaient d'être mises en valeur. 286 Brentano est en effet l'un des auteurs les plus profonds sur ce sujet.

Les éléments biographiques qui témoignent du rapport de Clemens Brentano (né en 1778 et décédé en 1842) au monde du théâtre peuvent être résumés comme suit. On peut noter la publication de la pièce de théâtre Ponce de Leon en 1804. Cette œuvre était née deux ans auparavant de la volonté de Brentano de participer à un concours organisé par Goethe et Schiller. Les deux écrivains classiques n'ont pas accordé de valeur à cette œuvre, mais l'épisode, qui en lui-même témoigne de l'intérêt de Brentano pour le genre dramatique, provoqua chez lui une réflexion sur le théâtre en général. On peut signaler encore le lien avec E. T. A. Hoffmann qui en 1804 mit en musique la pièce de Brentano Les joyeux musiciens (Die lustigen Musikanten). Brentano séjourna à Berlin (1810-12 ; 1815-16) et à Vienne (1813-1814)  il connut donc les plus importantes scènes de langue allemande à des périodes importantes de leur histoire. A Berlin, il fréquenta Kleist, Eichendorff, F. Schlegel. Sollicité pour participer aux Berliner Abendblätter, il a forcément été informé de la polémique entre Kleist et Iffland, et des critiques faites au Théâtre de Berlin. Il fit également la connaissance de K. F. Schinkel, avec lequel il se lia d'amitié et pour lequel il éprouva une profonde admiration qui s'exprime dans une lettre à son frère (fin 1815). 287 Ce lien nous parait précieux dans la perspective de notre recherche. Même si l'analyse détaillée de leurs écrits sur le théâtre montre des points de vue différents, comment ne pas imaginer que les deux amis ne se soient avec d'autres entretenus d'art, d'esthétique, de théâtre et de réformes nécessaires. A Vienne, Brentano se manifesta par une nouvelle tentative dramatique qui connut un succès relatif, et par des critiques théâtrales. Il prit ces critiques très au sérieux et les employa pour dispenser des conseils. Il fit parler de lui, il brigua même un poste de dramaturge. Pourtant rien n'aboutit de ses projets et Brentano dut une fois de plus se nourrir de désillusions. C'est alors qu'il retourna à Berlin en 1815 où il reprit espoir d'agir sur le théâtre, notamment par la fondation d'une revue critique. Encore une fois son projet ne se sera pas réalisé. Depuis longtemps déjà Brentano avait ressenti un attrait pour des sentiments religieux ou pour le mysticisme, notamment lorsqu'il connaissait des périodes de crise. Après sa confession générale en l'année 1817, Brentano rejeta la partie de son œuvre qui était profane et se tourna vers la religion.

De la vie d'Achim von Arnim, né en 1781 à Berlin et décédé en 1831 dans son domaine de Wiepersdorf (situé également dans les alentours de Berlin), nous retiendrons, dans le cadre de cette étude, surtout sa présence dans la vie artistique et sociale berlinoise. On pourra noter encore la fondation de la Christlich-deutsche Tischgesellschaft, sorte de société littéraire et politique d'orientation patriotique et conservatrice. Aux yeux des membres de cette société, Iffland, en dépit de son statut d'artiste, faisait partie des "philistins" qui n'avaient pas compris le sens profond de l'art. Arnim lui-même porta un regard critique sur le travail d'Iffland, mais conserva des rapports courtois avec le directeur de théâtre, ce qui ne fût pas le cas de tous les membres de la Tischgesellschaft. 288

Deux sources entrent en compte dans le cas de Brentano et d'Arnim. 289

L'article "Au sujet de l'Achille de Paer […]" dans les Berlinische Nachrichten.

En ce qui concerne l'article de C. Brentano, le contexte biographique est intéressant et mérite d'être rendu ici avec précision. Avec l'arrivée du Comte Brühl au début de l'année 1815, Brentano a vu l'arrivée de la nouvelle administration du théâtre comme une chance pour lui, comme l'occasion de s'engager concrètement au service la vie théâtrale et en d'en améliorer la qualité. Il rechercha le contact avec le comte Brühl et le Théâtre Royal.

C'est ainsi que dans une lettre au Comte Carl von Brühl, datée de fin juillet 1815 293 (donc environ cinq mois et demi après l'arrivée du Comte à la tête des Théâtres berlinois), Brentano expose son désir de fonder une revue de critique théâtrale. Brentano met beaucoup d'espoir dans le projet, qui devait aider à guérir ce grand malade qu'est le théâtre, comme en témoignent ses propres mots :

‘Une chose pourtant est évidente, est tout à fait évidente qui pourrait le plus efficacement et le plus sûrement lancer un mouvement vers une foncière amélioration : c'est une critique vivante, libre, juste, pleine d'esprit, dont la fonction la plus haute serait de présenter constamment aux artistes et au spectateurs la haute fonction de cet art. 294

Par cette démarche, Brentano s'inscrit directement dans une forme de débat. Brentano veut le promouvoir ; ici le "débat" est élevé à une fonction noble : il doit permettre de rehausser le niveau du théâtre, il doit permettre de le guérir.

Par l'idée d'une nécessaire critique journalistique, il est proche d'autres personnalités, notamment de d'E. T. A. Hoffmann. Dans les Etranges souffrances d'un directeur de théâtre (Hoffmann, 1818), le directeur de théâtre habillé en brun, tente de persuader son collègue habillé en gris, qui fait tout pour fuir la critique ou la ranger de son côté, des bienfaits opérés par une critique de qualité ; et l'homme en brun pour ce faire, invoque sa propre expérience. Mais l'idée de Brentano rejoint également celle du rédacteur anonyme des sévères critiques des Berlinische Nachrichten, qui affirme ne rien vouloir d'autre que servir la cause du théâtre, de la scène de Berlin. Comme Tieck ou Hoffmann, Brentano déplorait la mauvaise qualité des critiques théâtrales habituelles qui n'attaquaient pas véritablement les problèmes et le mauvais travail des acteurs, mais qui prenaient parfois plus la forme d'une chronique scandaleuse que celle d'un jugement sérieux sur la qualité des spectacles.

Cependant, Brühl qui soutenait la parution d'un autre journal édité par le Professeur Lewezov, le Dramaturgisches Wochenblatt, sorte de journal officiel des Théâtres Royaux, opposa à Brentano un refus courtois. Brühl a sans doute pressenti que la critique de Brentano serait sévère, et n'a pas voulu s'y exposer. Brentano fut profondément déçu. Cette déception se reflète peut-être dans le ton profondément sarcastique des articles que Brentano fit paraître en octobre-novembre 1815 dans les Berlinische Nachrichten. 295 Brühl ferma ici doucement une porte qui ne sera pas rouverte.

Les Lettres sur le nouveau théâtre.

Quelque temps plus tard, fin 1815 début 1816, Arnim et Brentano formèrent un projet littéraire : une correspondance fictive entre plusieurs personnages, en réalité des types tels que le Directeur de Théâtre, le Poète, la Diva, le Chef d'Orchestre. Le titre "Lettres sur le nouveau théâtre" fait allusion à la construction d'un nouveau théâtre dont il fut effectivement question à Berlin. Le comte Brühl voulait obtenir une nouvelle salle sous sa direction pour faire jouer des farces, opérettes et pièces légères, mais n'acceptait guère l'idée d'un théâtre privé. Brühl était réellement préoccupé de la qualité du répertoire, mais il voulut garder la mainmise sur le monde des spectacles. L'idée de la construction d'un nouveau théâtre fit grand bruit et anima les discussions des Romantiques. Arnim voulu saisir l'occasion, traiter le sujet sous une forme littéraire pour en faire une satire des pratiques théâtrales contemporaines. C'est Arnim qui dirigea avec enthousiasme ce projet de "Lettres" qui aiguisait son esprit ; Brentano considéra le projet avec plus de sérieux, il prit l'idée à cœur et se refusa à le transformer en farce, il posa des conditions pour sa collaboration. Ainsi à côté de la figure du Poète hautement ridicule, il voulait faire apparaître une autre figure d'écrivain qui aurait représenté ses convictions et celles d'Arnim. Le principe choisi par les deux écrivains était le suivant : les personnages devaient être des caricatures, leurs propos pleins de verve, de pointes, d'allusions masquées. Tout en suscitant la moquerie, l'exagération devait permettre la liberté de parole pour dénoncer tel ou tel abus. Arnim espérait que cet ouvrage aurait un grand succès. C'est le signe d'une volonté de débattre et de critiquer le théâtre de son temps, mais sous une forme moins noble et plus polémique. Nous pensons que le texte publié en 1818 a été rédigé déjà en 1816, au moment de l'échange entre les deux auteurs. Cette date a une certaine importance, car elle replace les propos du "Poète" Brentano dans le contexte du théâtre de Berlin (où Brentano a résidé jusque 1817), donc du débat sur le théâtre en général et de la scénographie en particulier.

A la lecture de la lettre du "Poète" rédigée par Brentano, on sent bien que tous les passages n'ont pas la même valeur, ne conservent pas le même ton. Le Poète ridicule et l'Ecrivain sérieux que Brentano avait d'abord voulu dissocier se confondent pour transmettre le jugement amer de Brentano sur l'art dramatique. L'entreprise, à laquelle d'autres (Bettina von Arnim, E. T. A. Hoffmann) devaient éventuellement se rallier, semble finalement ne pas avoir abouti. Mais il reste les trois lettres, suffisamment riches pour nous faire comprendre les conceptions des deux hommes. Ce qui nous a donc intéressée ici, même si le projet d'Achim von Arnim n'a pas pu être réalisé sous la forme qu'il avait prévue, c'est ce désir d'un groupe d'auteurs, d'intellectuels de faire entendre leur jugement sur le théâtre.

Notes
283.

Erika Tunner, Clemens Brentano (1778-1842). Imagination et sentiment religieux, Paris, Campion, 1977.

284.

Hartwig Schulz, Schwarzer Schmetterling. Zwölf Kapitel aus dem Leben des romantischen Dichters Clemens Brentano, Berlin, Berlin Verlag, 2000.

285.

"An meinem langen Schweigen ist […] vielmehr mein Unglück und meine Resignation [schuldig]. Ich bin nun am Rande aller meiner Bemühungen für das Theater, es war die gutmüthigste Thorheit dafür etwas zu thun, ich habe gearbeitet, wie nie, man hat sich meiner bedient wie eines armen Poeten, ich habe tausend Gänge gemacht […], und bin zu nichts gekommen als zu Verdruß, Aerger, unsäglicher Arbeit […]." La lettre de Brentano à Achim von Arnim du 5 avril 1814 (date supposée) est publiée dans l'édition historique et critique des œuvres du poète par le Freies deutsches Hochstift  non encore achevée à l'heure actuelle  Tome 32 de l'édition complète: Briefe V. 1813-1818, éd. S. Oehring, Stuttgart, Kohlhammer, 2000, p. 121.

286.

Peter Schmidt cite le jugement dévastateur de Brentano sur le théâtre de son temps dans "Romantisches Theater. Zur Theorie eines Paradoxons" in : Deutsche Dramentheorien (…),hrsg. von R. Grimm, Bd. 1, Frankfurt, 1971. p. 239 ; dans le grand ouvrage de M. Brauneck, Die Welt als Bühne (1999) on trouve une citation de Brentano employée dans le titre d'un chapitre sur le répertoire à l'époque du Romantisme "'Das Theater ist eine einbalsamierte Leiche' : die Theaterverhältnisse aus der Sicht der Romantiker".

287.

Lettre non datée, écrite entre octobre 1815 et janvier 1816. Briefe V (1813-1818), op. cit., p. 170-171.

288.

De nombreux membres de cette société portaient un regard peu favorable sur le travail d'Iffland alors directeur des théâtres berlinois, qui trouva donc (aussi pour des raisons politiques ou extérieures au domaine culturel) dans la Tischgesellschaft un parti plutôt hostile. On peut relever encore des liens entre les Berliner Abendblätter d'Heinrich von Kleist, opposés à Iffland, dont certains collaborateurs étaient membres de la Tischgesellschaft. Ce fait témoigne de la constitution de partis opposés dans les débats sur le théâtre à Berlin au début du XIXe siècle.

289.

Notre édition pour l'ensemble des textes est : Clemens Brentano, Theaterrezensionen / Briefe über das neue Theater (Beiträge aus Zeitungen und Zeitschriften) in Werke, Band 2, hrsg. von Friedhelm Kemp, Hanser Verlag, München, 1963. pp. 1055-1143 und pp. 1154-1171.

290.

"Über das moderne Theaterwesen im größten Teile von Europa, vielleicht überall. Bei Gelegenheit des Achilles von Paer."Theaterrezensionen, op. cit., pp. 1127-1139.

291.

"Über die auf der modernen europäischen Schaubühne zur Hauptsache gewordenen Nebensachen Kostüm und Dekoration in Gegenwirkung mit Poesie und Schauspielkunst."

292.

"Über Anforderungen an die moderne Bühne, Theaterkritik und die Art, eine Oper zu behandeln" ; "Wie kann allein Achills und Agamemnons Streit um die schöne Briseis als Oper behandelt werden, wenn die Täuschung wirklich Aufgabe der Bühne ist ?" ; "Wie kann diese Fabel als Oper nicht behandelt und dargestellt werden, wenn Täuschung die Aufgabe der Bühne ist ?"

293.

Brentano au comte Brühlin Brentano, Briefe V, op. cit., p. 153-157.

294.

"Dennoch aber liegt eines nah, ja am nächsten, was den kräftigsten und sichersten Schritt zu einer gründlichen Beßerung einleiten könnte, und dieses wäre, eine geistreiche, treffende, freie, lebendige Kritick, deren höchste Aufgabe sein müste [sic], die hohe Aufgabe dieser Kunst beständig dem Künstler und Zuschauer vor Augen zu stellen." ibid., p.155.

295.

Sur un tout autre plan, signalons que cette parution est le signe d'une évolution des Berlinische Nachrichten vers (un peu) plus de distance face au Théâtre Royal, et face au pouvoir en général.