Les critiques de la Vossische Zeitung et de la Spenersche Zeitung

Nous avons tenu à consacrer une partie de notre recherche à deux journaux berlinois importants, la Königlich privilegierte Berlinische Zeitung von Staats- und gelehrten Sachen (Vossische Zeitung) et les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen (Spenersche Zeitung), afin de connaître la réaction du public aux réformes proposées par les directeurs des Théâtres berlinois. Nous avons étudié plus particulièrement les années 1815 à 1819 qui sont les premières années de l'administration Brühl. Durant ces années importantes, beaucoup d'œuvres de qualité furent montées sur scène, auxquelles le comte Brühl appliqua sa réforme de la scénographie.

La Vossische Zeitung, dont les origines remontent au XVIIe siècle, et qui parut depuis 1721 sous le titre de Königlich privilegierte Berlinische Zeitung für Staats und gelehrten Sachen (Journal Berlinois d'affaires d'état et d'affaires savantes avec privilège royal), fut reprise et éditée à partir de 1751 par Ch. F. Voss (1724-1795), de qui elle tient son nom. 316 Le deuxième journal Spenersche Zeitung ou Berlinische Nachrichten, dont le titre complet est Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen (Nouvelles berlinoises d'affaires d'état et d'affaires savantes) a été fondé par les éditeurs Haude und Spener à Berlin en 1740, c'est pourquoi on le trouve mentionnée souvent comme "Haude und Spenersche Zeitung" ou encore comme "Spenersche Zeitung". 317

Les auteurs des articles des deux journaux sont peu connus, car les textes sont souvent anonymes ou signé uniquement par des initiales ou même un chiffre inconnu. Certaines initiales reviennent, comme l'initiale "C." qui est celle du principal critique dramatique de la Vossische Zeitung, Samuel Heinrich Catel. Les articles les plus polémiques de la Spenersche Zeitung semblent cependant avoir été rédigés par la même personne. Les textes qui nous ont intéressée ne sont d'ailleurs pas uniquement des articles rédigés par les rédacteurs officiels de la rubrique, mais aussi des essais, lettres, bouts rimés envoyés par des lecteurs. On constate ainsi que ce débat, cet échange, a même dû intéresser des franges beaucoup plus larges du public. Une opposition entre les deux journaux existe, et elle ne se limite pas au domaine du théâtre, ce qu'indiquent bien les insertions à propos de sujets divers. Le journal Vossische Zeitung est clairement du côté du pouvoir dans ses prises de position.

Les critiques dramatiques mentionnent régulièrement les décors et les costumes. On constate que ce sont souvent des représentations qui génèrent une recension élogieuse ou négative, et cette recension provoque à son tour d'autres prises de positions, parfois plusieurs semaines plus tard. Déjà en 1816, la représentation de la Flûte enchantée avec les nouveaux décors de Schinkel, puis la première de l'opéra Ondine d'E. T. A. Hoffmann, avaient suscité plusieurs publications, plusieurs articles qui louaient, analysaient la scénographie ou au contraire jugeaient les éloges exagérés. Il s'agit notamment de plusieurs articles de l'architecte Louis Catel parus dans la Vossische Zeitung. Une véritable querelle entre les deux journaux apparaît toutefois entre 1818 et 1819 sur des questions théâtrales et plus spécialement sur la question de la scénographie. Parmi les thèmes débattus, il faut noter celui de la vérité historique et luxe des décors. À l'origine de cette querelle se trouve la nouvelle "mise en scène" de la Pucelle d'Orléans de Schiller, avec des décors de Schinkel et des costumes très authentiques déterminés par le comte Brühl, avec un nouvel agencement du défilé du couronnement, pour lequel sont effectuées de grandes dépenses. Alors que le critique Samuel H. Catel avait dressé dans un article de la Vossische Zeitung une liste des figurants du défilé, avec une description minutieuse des vêtements, armoiries, accessoires, couleurs des personnages (les nouveaux costumes du comte Brühl), le critique de la Spenersche Zeitung réagit par un très long essai sur les costumes et les décors de théâtre.

Ce sont les critiques de la Spenersche Zeitung qui nous ont le plus intéressée. Si on regarde l'ensemble des critiques de plus près, on remarque qu'elles sont plus riches de la fin de l'année 1817 au début de l'année 1819. Un collaborateur (ou plusieurs) semble alors avoir rejoint la rédaction du journal et il fait paraître régulièrement des commentaires sur les représentations, ainsi que sur certains sujets plus pointus, comme les mérites d'un auteur ou d'un acteur, le bilan de l'année écoulée, les costumes et les décors. En ce qui concerne le débat sur la décoration, un auteur anonyme a rédigé plusieurs articles particulièrement intéressants dans la première moitié de l'année 1818, et au début de l'année 1819. Le rédacteur anonyme, dont les articles se font de plus en plus ironiques et provocants, se voit à son tour la cible des hostilités de rédacteurs anonymes dans la Vossische Zeitung. Mais le 24 avril 1819 (N° 49) une note indique que la "rédaction" de la rubrique "théâtre" des Berlinische Nachrichten quitte cette activité ("die bisherige Redaction des Theater-Artikels dieser Zeitung legt ihr Geschäft hiermit nieder."). Il quitte donc la partie, peut-être par lassitude ou pour des raisons de censure. 318 A partir d'avril 1819, les articles sont un peu moins fréquents; ils sont signés "F." ou encore " X " ou "O".

On peut poser la question de l'identité de l'auteur ou des auteurs. Certains détails permettent d'en cerner la personnalité. Il semble disposer d'un certain savoir et emploie volontiers des termes latins. Il semble avoir connu la direction d'Iffland, ou avoir vu jouer l'acteur Friedrich Ferdinand Fleck Il cite Tieck, Hoffmann Schlegel, Lessing. Il exècre l'œuvre de Kotzebue. Il réclame un répertoire plus exigeant, la représentation de Shakespeare, Goethe et Schiller, Grillparzer, mais aussi à plusieurs reprises Müllner. Il loue ou prend la défense de A. Müllner, apprécie Grillparzer et Calderon. Il est possible que toutes les critiques ne soient pas de la même personne, mais les critiques les plus ironiques semblent issues de la même plume, celle d'un personnage mystérieux qui se déclare "champion d'une phalange anti-spectaculaire" ("da ich nun Vorfechter der anti-spektakuleusen Phalanx bin"). Le fait que le critique cite d'autres auteurs que nous étudions également nous semble important : cela signifie que leur réflexion était connue, et qu'elle fut, sous une forme parfois simplifiée, encore plus diffusée par la suite. Il est difficile de dire s'il existait un lien personnel entre ce critique et les écrivains romantiques qu'il cite pour donner du poids à ses propres arguments. Nous avons d'abord émis l'hypothèse qu'A. Müllner, que nous présentions plus haut, a été l'un des auteurs de ces articles sévères. Un indice : le critique anonyme cite le nom d'un homme de théâtre (peu connu) de la fin du XVIIIe siècle ayant vécu à Weißenfels  la ville où réside Müllner. Se posait alors la question des distances entre Berlin et Weißenfels. Il est possible que Müllner ait eu plusieurs amis à Berlin qui lui décrivaient la vie théâtrale berlinoise de façon détaillée. 319 Notons encore que Müllner n'a sans doute pas été le seul rédacteur, et que d'autres critiques sont rédigées dans un ton beaucoup plus posé. Une tout autre piste nous est toutefois donnée par Georg von Maaßen dans ses notes critiques sur les Etranges souffrances d'un directeur de théâtre d'E. T. A. Hoffmann. Maaßen 320 signale l'existence d'un texte de Friedrich de la Motte-Fouqué, qui aborde les questions de scénographie : or, ce texte est un dialogue entre deux personnages nommés "Manhoff" et le "Professeur Leopoldi, un célèbre philologue". Pour Maaßen, on reconnaît aisément Hoffmann dans l'un des personnages par l'inversion des syllabes. Quant au personnage du Professeur Leopoldi, il s'agirait de Ferdinand Bernhardi, le beau-frère de Ludwig Tieck, proviseur, éditeur, qui, selon Maaßen, aurait été l'auteur de critiques théâtrales mordantes. Maaßen signale encore que sur un dessin de Hoffmann représentant le centre de Berlin et les personnages qui le peuplent, on voit Bernhardi, Tieck et Brentano se rencontrer dans la Markgrafenstraße. Si Bernhardi est l'auteur des critiques, le lien avec les Romantiques est beaucoup plus resserré, et l'affirmation du mystérieux critique confirmerait l'existence d'un front anti-spectaculaire (pas uniquement composé de Romantiques, mais dans lequel ils auraient été largement représentés), qui se voulait consciemment comme tel.

Si nous considérons l'ensemble des éléments factuels du débat et l'évolution des pratiques scéniques dans les trois premières décennies du XIXe siècle, nous pouvons en dégager plusieurs informations importantes. Un débat sur les questions de scénographie apparaît au début du XIXe siècle, à la suite d'un intérêt nouveau du public pour la scénographie, qui se manifeste à la fin du XVIIIe siècle dans les critiques théâtrales. Ce débat s'inscrit d'abord dans le cadre beaucoup plus large d'une discussion sur le théâtre, ses formes, sa fonction, initiée au XVIIIe siècle par nombre d'intellectuels et d'artistes soucieux d'augmenter sa qualité ou de l'employer comme tribune. La diffusion des projets de réforme de l'espace scénique et de la décoration théâtrale par des architectes et décorateurs de théâtre d'une part, l'émergence du mouvement romantique qui critique les pratiques scéniques de son temps, notamment les réalisations des grands centres de théâtre comme Berlin d'autre part, lance clairement le "débat", c'est-à-dire un échange parfois virulent de points de vue opposés. La réflexion sur le sujet se développe dans les quinze premières années du XIXe siècle. Les prises de positions de Ludwig Tieck ou d'August Wilhelm Schlegel trouvent une vraie résonance, et les interventions plus tardives, comme nous le verrons, en conservent des traces. Le rayonnement du théâtre de Berlin (suite au travail d'Iffland) et de la ville elle-même (suite à la montée en puissance de la Prusse) ont contribué à ce que le débat trouve une localisation géographique plus précise dans ce lieu (plus tard l'un des centres du second Romantisme). Des interventions comme celles de Schlegel dans les Cours sur l'art et la littérature dramatique ou encore l'attaque d'Heinrich von Kleist contre August Wilhelm Iffland constituent un ensemble de facteurs qui donnent une publicité au débat (dans tous les sens du terme). Parallèlement, le directeur de théâtre Iffland expose et défend son travail et ses choix esthétiques dans une série de publications. Dans un deuxième temps, avec la mise en place d'une réforme de la scénographie par le comte Karl von Brühl, arrivé en 1815 à la tête des Théâtres berlinois, le débat prend la forme concrète d'un échange de textes qui s'inspirent les uns des autres, se répondent même à quelques semaines d'intervalle, allant jusqu'à s'étendre aux critiques théâtrales dans les journaux officiels, cependant que l'initiateur des réformes, le comte Brühl, défend à son tour sa conception de la scénographie et répond à certaines critiques. Le débat sur la scénographie acquiert une sorte d'autonomie, en ce sens que costumes et décors font l'objet d'articles spécialisés.

Concernant les pratiques scéniques, il faut donc souligner les efforts d'Iffland et du comte Brühl pour améliorer la qualité des costumes et des décors, et rappeler l'intransigeance du comte Brühl dans son application de la vérité historique sur la scène, tant dans les costumes que pour les décors. Le respect de la vérité historique s'applique autant aux drames qu'aux œuvres lyriques et les deux genres sont traités selon une même esthétique. L'éclat de la scénographie augmente, et, sur ce plan, la tendance à un rapprochement entre l'art dramatique et l'opéra se confirme. (Nous n'incluons pas ici le répertoire comique, le drame bourgeois ou le théâtre populaire, les farces, les parodies, encore qu'il faudrait noter le soin accordé à un costume réaliste et expressif, même s'il tend vers la caricature.) Il n'est pas anodin que le décorateur B. Verona soit venu de l'opéra, avant de réaliser les décors des pièces de Schiller. Et K. F. Schinkel est engagé indistinctement pour créer les décors des deux types d'œuvres (même s'il tâche de s'adapter à l'œuvre et d'en retranscrire le sens, la beauté et le caractère abouti de ses décors font qu'il ne s'agit pas de simples toiles de fond). Notre deuxième partie nous permettra d'évoquer la critique qui s'exprime sur cette situation, et justement, de la part de certains auteurs romantiques, la demande d'une distinction entre les genres dans le traitement de la scénographie. Les deux directeurs se trouvent parfois dans une situation paradoxale, pris entre le pragmatisme qu'exige la gestion d'un théâtre, l'aspiration à créer un théâtre de qualité, leur propre conception de la scénographie, les obligations d'une institution dépendante du pouvoir royal, voire une situation historique difficile (pour A. W. Iffland).

Les écrivains romantiques ont donc constitué un front contre l'évolution des pratiques scéniques. Cependant, à part des cas particuliers comme E. T. A. Hoffmann, qui exerça véritablement une activité pratique au sein d'un théâtre, qui se fit même scénographe à Bamberg, l'expérience pratique des Romantiques est restreinte, et leurs propres œuvres n'ont guère été représentées. En énonçant les éléments biographiques, nous avons néanmoins voulu faire apparaître leur intérêt pour les pratiques scéniques (et non seulement pour le genre dramatique) et leur désir de réformer le théâtre, qui se manifeste à travers la publication d'essais, de critiques dramatiques, à travers l'engagement (même court) dans des théâtres (Tieck à Dresde, Brentano à Vienne, Hoffmann à Bamberg et Berlin). Dans notre deuxième partie, nous analyserons donc ce qu'ils ont voulu transmettre à travers leur intervention dans le débat, les arguments auxquels ils ont eu recours, et nous nous efforcerons de dégager les grandes lignes de l'esthétique de la scénographie qu'ils proposent, au-delà des sensibilités individuelles.

Le débat sur les pratiques scéniques que nous avons étudié sur les trois premières décennies du XIXe siècle a trouvé une fin en ce sens que ses principaux participants sont soit décédés (Iffland, Hoffmann) ou encore ont pris leur distances par rapport au monde du théâtre (Brentano en se tournant vers la religion, Schlegel en se passionnant pour la philologie). La fin de la direction du comte Brühl signifia aussi, dans un premier temps, la fin d'une application rigoureuse de la vérité historique, et les critiques théâtrales dans les journaux trouvèrent d'autres centres d'intérêt. Au même moment, d'autres centres de la vie théâtrale apparaissent dans les territoires de langue allemande, ainsi que d'autres projets de réformes qui suscitent à leur tour commentaires et débats. Certes, il faut rappeler encore les expériences théâtrales menées par Ludwig Tieck vers 1840. Une nouvelle génération d'hommes de théâtre (Eduard Devrient, Heinrich Laube) vient reprendre le flambeau et propose des pratiques et des conceptions nouvelles.

Notes
316.

A partir de 1911, le journal parut sous le titre V. Z., fut la propriété à partir de 1914 à l'éditeur Ullstein et s'éteignit en 1934.

317.

Au sein des articles des deux journaux respectifs, Vossische Zeitung et Spenersche Zeitung sont les titres employés par les différents auteurs, qui permettent d'ailleurs une bonne distinction, si bien qu'ils sont utilisés aussi par la critique. (Quant aux magasiniers de la Humboldt Universität, ils demanderont au lecteur s'il désire se rendre chez Tante Voss ou Onkel Spener.)

318.

Pour indiquer l'ampleur du débat et sa virulence : au printemps 1819, les rédacteurs en chef de la Vossische Zeitung insèrent une note pour expliquer que les nombreux articles et textes envoyés par les lecteurs, et prenant position sur "la querelle théâtrale" (Theaterfehde) récemment apparue, ne seront plus acceptés par la direction, afin de ne pas étendre infiniment la discussion.

319.

Il ne faut pas oublier qu'un personnage qui signe "M." (= Müllner pour U. Harten) dans la Zeitung für die elegante Welt paraissant à Leipzig (dont Weißenfels n'est pas trop éloigné) et qui rédige l'article "théâtre", évoque les nouvelles qu'il reçoit de ses divers correspondants à Berlin. Les idées de Müllner et celles de certaines critiques sont proches.

320.

Hoffmann, Seltsame Leiden, hrsg. von G. von Maaßen. Introduction, p. LXXVIII-LXXIX.