Le regard critique de Ludwig Tieck sur la scénographie dans les spectacles de son temps transparaît dans ses écrits dès le début des années 1790. On trouve déjà une remarque sur la décoration théâtrale et les effets merveilleux dans son essai "Le traitement du merveilleux par Shakespeare" ("Shakespeares Behandlung des Wunderbaren") rédigé en 1793. Mais la critique des pratiques scénographiques a surtout été développée dans les deux petites pièces Le chat botté (Der gestiefelte Kater 1797) et Le monde à l'envers (Die verkehrte Welt 1798), où elle s'inscrit dans un cadre plus large : celui d'une satire amusée des goûts du public de l'époque, des vedettes, des spectacles et des effets à la mode. Robert Minder, en se fondant sur une analyse très complète de l'œuvre de Tieck et plusieurs études allemandes qui l'ont précédé, a exprimé de façon très succincte ce que nous voulons développer ci-dessous. "Le public vient au théâtre pour les décors ; la complication de la machinerie le séduit plus que l'intelligence de l'acteur". 322 Dans ses drames de jeunesse, Tieck a voulu décrire l'attitude et la responsabilité du public devant l'évolution des pratiques scéniques. Les multiples pointes visent en effet le goût exagéré du public pour les belles décorations et les effets spectaculaires. L'autre question soulevée par Minder, celle de l'importance du jeu de l'acteur a été développée par Tieck plutôt dans le Phantasus.
L'influence décisive de Shakespeare chez L. Tieck, non seulement dans l'écriture dramatique, mais dans la pratique du théâtre a déjà été signalée et commentée à maintes reprises par la critique littéraire 323 on peut rappeler ici l'activité de Tieck, plus tard, comme dramaturge à Dresde, mieux encore ses expériences de "mise en scène" à Berlin vers 1843-1844 qui constituent un retour à la scène élisabéthaine telle qu'on la concevait à l'époque. Cette profonde admiration pour Shakespeare influença bien sûr également sa réflexion théorique sur la scénographie et, par conséquent, l'ensemble des critiques de Tieck au sujet des costumes et des décors, ses arguments, les propositions qu'il a pu faire en découlent et il faut les lire dans cette perspective.
L'essai "Le traitement du merveilleux par Shakespeare" date d'une époque où le jeune Tieck, selon son propre témoignage, "vivait et évoluait" dans l'œuvre de l'auteur dramatique. 324 Il s'y interroge sur ce qui différentie le merveilleux chez Shakespeare d'autres apparitions scéniques du merveilleux. Selon lui, le merveilleux est inhérent au texte lui-même et n'est surtout pas dû à des facteurs extérieurs comme l'intervention de la machinerie et les effets de théâtre. Au cours de sa réflexion, Tieck fait la constatation suivante :
‘On ne peut concevoir un spectacle intéressant dans lequel le spectateur trouverait sa satisfaction uniquement dans les décors, les apparitions et les effets merveilleux. 325 ’On voit bien que s'amorce ici, inspirée par la dramaturgie shakespearienne, une remise en question de l'importance de la décoration et des effets spectaculaires signalés par l'adverbe "uniquement" (bloß) comme secondaires. Un peu plus bas dans le texte, Tieck affirme que l'illusion théâtrale est détruite lorsque le poète ne répartit pas assez le merveilleux sur toute la pièce, mais qu'il le fait surgir avec une force nouvelle après un temps de pause. Tieck fait sans aucun doute allusion ici à tous les spectacles à machines hérités de la tradition du théâtre de cour baroque, avec interventions des dieux, chars, astres et nuages, dont il reste évidemment des traces à la fin du XVIIIe siècle notamment dans les opéras. C'est la recherche d'une autre forme de merveilleux, derrière laquelle se trouve en réalité la recherche d'une autre forme d'illusion théâtrale, qui inspire ici le poète. Même si l'illusion produite par la machinerie est "réalisée avec beaucoup d'art" ("so künstlich"), 326 "l'œil est occupé mais non pas l'âme." On peut voir plusieurs choses dans cette affirmation de Tieck. Tout d'abord se trouve déjà en filigrane la distinction entre l'intérieur (âme) et l'extérieur (œil) au profit de l'intérieur bien sûr que l'on retrouve dans les textes sur le théâtre d'autres auteurs romantiques (comme August Wilhelm Schlegel). Et il semble qu'il y ait aussi ici une distinction entre le cœur (âme) et les sens (le regard, par exemple), que l'on peut interpréter comme une distinction entre ce qui est plus profond, plus sérieux et ce qui est plus superficiel, plus futile. La question sous-jacente est alors celle du rôle du théâtre : est-ce que le théâtre peut être le lieu du plaisir des sens, un lieu de distraction (un rôle que des écrivains romantiques comme Tieck ou Brentano rejettent) ou a-t-il un autre rôle différent, qui serait chez les Romantiques d'élever l'âme par exemple, de transporter le spectateur dans un monde poétique, cependant que pour d'autres auteurs le théâtre aurait plutôt un rôle pédagogique (Brühl) ou moralisateur (Iffland). L'essai sur le merveilleux nous indique donc que Tieck a commencé à élaborer dès le début des années 1790, sous l'influence d'une rencontre capitale avec l'œuvre de Shakespeare, la position qui sera la sienne dans le débat sur les pratiques scéniques, le rejet de l'esthétique du spectaculaire.
Dans le Chat botté et le Monde à l'envers, publiés respectivement en 1797 et 1798, l'attaque de Tieck devint plus claire et prit un tour plus officiel, comme nous l'avons déjà évoqué précédemment. Plus généralement, les deux pièces constituent avant tout une satire des goûts du public avant de proposer une véritable réflexion théorique qui sera développée par la suite dans le Phantasus. Une bonne part des critiques contenues dans les deux petites pièces visent l'attention (exagérée) portée aux décors et aux costumes. Cette attention est tournée en ridicule au moyen des personnages des "spectateurs" puisque les deux pièces sont construites sur le principe de la "mise en abyme", le principe du théâtre dans le théâtre. Cependant, rien n'est dit explicitement ; ce sont le ridicule et l'absurdité des situations qui font comprendre qu'il faut lire la pièce "à l'envers". Tieck procède beaucoup par petites piques et allusions une remarque naïve placée dans la bouche d'un spectateur, un court échange, une didascalie. La pièce entière est ironie.
Voici quelques exemples des charges ironiques de Tieck à propos de la décoration. "Silence", demande le spectateur Leutner dans le Chat botté, "on change les décors !" 327 Il s'agit donc d'un moment du spectacle à ne pas manquer. Le changement de décor impose un silence, une attention particulière, presque un recueillement. Au troisième acte, le Poète (der Dichter), désespéré de l'échec de sa pièce, supplie "à genoux" le Machiniste de faire jouer toutes les machines, mécanismes et effets de théâtre pour la sauver, ce qui n'est flatteur ni pour sa pièce ni pour la scénographie. Dans le Monde à l'envers, c'est le public qui réclame et obtient un orage 328 sur scène à un moment où la variation climatique n'a absolument rien à voir avec l'action ; les "illuminations" (effets d'éclairage) sont faites pour le public, elles sont de mauvais goût ou sans rapport avec le texte. Tieck décrit véritablement un monde à l'envers où le public détermine le déroulement du spectacle. Au-delà de la satire, l'écrivain montre donc une certaine responsabilité du public dans les pratiques théâtrales de l'époque. Mais la satire culmine dans les scènes finales des deux pièces. Là, Tieck se moque encore de la fascination qu'exercent les décors grandioses ou fantastiques sur le public : les dernières scènes de la Flûte enchantée (passage du jeune couple Tamino et Pamina dans l'eau et dans le feu, apparition du temple solaire), sont parodiées au moyen d'un décor absurde dans le Chat botté : le décor en question est un incroyable pot-pourri de Flûte enchantée, d'antiquité grecque, de personnages grotesques. Notons que l'éclairage participe à cette débauche : "beaucoup de lumières" (viel Lichter) dit ironiquement l'indication scénique. Cette situation renvoie à la réutilisation de décors et surtout de décors qui connurent le succès une pratique que Tieck dénonce ici comme une pratique commerciale défiant tout honneur. Historiquement, l'anecdote renvoie au succès extraordinaire de la Flûte enchantée donnée pour la première fois en 1794 à Berlin 329 , mais en propose une explication teintée d'amertume : le succès de l'opéra est bien dû aux effets de machinerie. Pourtant, le sommet ou plutôt le point abyssal de ce théâtre à l'envers n'est pas encore atteint : à la fin du spectacle le public réclame comme "bis", avec un enthousiasme débordant, non pas l'auteur ou les acteurs, mais la décoration finale, et Arlequin (Hanswurst) vient saluer et remercier au nom des décors, touchant certains jusqu'aux larmes… Dans le Monde à l'envers, également construit selon le principe de la "mise en abyme" et où il est question d'une lutte entre Apollon et un Scaramouche (Skaramuz) plutôt dépravé qui aimerait prendre sa place, l'action se clôt sur une véritable bataille entre les armées de Scaramouche et d'Apollon. L'armée d'Apollon est constituée entre autre de l'Écrivain, du Poète, du Directeur, et l'armée de Scaramouche du Trésorier 330 , du Maître des écuries 331 , du Machiniste, d'Arlequin. Le Machiniste et le Poète, pour Ludwig Tieck les représentants de conceptions antagonistes, 332 finissent par se retrouver en combat singulier, et l'on assiste alors à l'échange suivant :
‘Poète : Rends-toi, pitoyable Machiniste qui ne travaille qu'en vue de l'effet (de théâtre) le plus minable.’ ‘Machiniste : Rends toi, Poète qui a l'insolence d'exiger que les hommes trouvent du plaisir à la Poésie.’ ‘Poète : Oui, c'est ce que je veux ; qu'ils goûtent ce plaisir.’ ‘Machiniste : Ah non, qu'ils donnent la préférence aux décors ! 333 ’Si à la lecture de l'ensemble de la pièce des doutes peuvent subsister sur le sérieux du personnage du Poète, il nous semble pourtant que le personnage devient ici un instant le porte-parole de Tieck. L'aspiration à plus de poésie sur la scène renvoie à quelque chose de plus profond que Tieck expliquera au fur et à mesure dans ses écrits sur le théâtre, l'aspiration à un théâtre qui mette l'accent sur le texte, un théâtre littéraire dont Tieck est peut-être le plus ardent défenseur.
Nous retiendrons donc que Ludwig Tieck, fasciné par Shakespeare, fut le premier des Romantiques à critiquer les pratiques en matière de scénographie, qu'il le fit ouvertement, et ce dans ses différents textes de jeunesse. Dans les deux petites pièces de théâtre, Tieck dénonce beaucoup de choses, mais cela reste encore du domaine de la farce, et les critiques même féroces sont plutôt faites avec un regard amusé. Dans les textes ultérieurs, la position de Tieck s'exprima avec une plus grande virulence, voire un réel dénigrement des conceptions du théâtre auxquelles il s'opposait.
Il nous faut signaler en cet endroit l'existence d'un autre texte de jeunesse dans lequel Tieck aurait exprimé une réflexion sur la scénographie. Ce texte et son contenu nous sont présentés par Edgar Gross, auteur d'une étude sur les Romantiques et le théâtre 334 : il s'agit des Lettres sur Shakespeare, parues en 1800. Selon Gross, Tieck a exprimé dans ce texte une remise en question de l'existence même des décors, remise en question fondée sur l'exemple du théâtre élisabéthain et inspirée par un problème très pratique : la multiplication des lieux dans les pièces de Shakespeare et la rapidité des changements de scène. Cette diversité des lieux posait problème dans la réalisation des décors, surtout dans la perspective d'une représentation réaliste du lieu de l'action. Les hommes de théâtre de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle résolurent le problème que posait ce théâtre en modifiant les indications de lieu, en regroupant les scènes situées dans un même endroit, bref en transformant et coupant le texte, l'adaptant à leur propre conception du théâtre. Tieck proposa de revenir à la scène élisabéthaine, réclama l'utilisation de simples toiles ou rideaux derrières lesquelles se seraient trouvés des espaces pour permettre aux acteurs de rester hors de scène. Le moyen proposé par Tieck de pallier l'absence ou la réduction des décors est le recours à l'imagination du spectateur. Cet appel à l'imagination du spectateur se trouve dans l'œuvre de Shakespeare elle-même, par exemple dans les paroles que le chœur adresse aux spectateurs dans le prologue de l'acte I d'Henry V. Cet appel à l'imagination est l'un des éléments essentiels de la conception du théâtre que développent les Romantiques. Il est lié à la question capitale de l'illusion théâtrale. Rejeter la décoration et faire appel à l'imagination suppose une conception particulière de l'illusion théâtrale, qui n'est alors plus fondée sur la règle de la mimésis, de la reproduction visible du réel sur la scène. Si l'on se fie au résumé des Lettres sur Shakespeare donné par E. Gross, on constate que Tieck a déjà énoncé ou du moins préparé dans ce texte les éléments essentiels de sa conception du théâtre et de la scénographie.
Dans la perspective de l'émergence d'un débat sur la scénographie, c'est la date de ces lettres qui est intéressante. Elle montre que Tieck a manifesté cette position révolutionnaire assez tôt, dans ses premières réflexions sur le théâtre. Il prend la parole au début des succès d'Iffland, c'est-à-dire au moment où Iffland montait les plus grands drames de Schiller avec un grand soin accordé aux costumes et aux décors. Ainsi, ces idées de Tieck sont exprimées au début d'une évolution qui a conduit les grandes scènes de théâtre à développer toujours plus les moyens et l'attention accordés à la scénographie. 1800, c'est aussi un an avant qu'August Wilhelm Schlegel ne commence ses cours sur l'art et la littérature à Berlin, faisant connaître à un plus large public la civilisation grecque, mais aussi un certain nombre d'idées romantiques. Sans encore développer les thèmes de la richesse excessive des décors, du respect de la vérité historique, Schlegel mentionne l'importance de Shakespeare, remet en question le respect du "costume" (au sens étymologique) dans l'art, commente l'exemple du théâtre antique.
L'idée d'une possible renonciation à la décoration, qui transparaît à travers les textes évoqués ci-dessus, a été renouvelée, expliquée, justifiée dans les textes ultérieurs de Tieck et mérite donc que nous y revenions. L'importance de la place de Tieck dans le débat est indéniable. La comparaison avec les positions des autres auteurs doit nous permettre de montrer son influence, ainsi que la cohérence qui se dégage dans la réflexion du groupe romantique.
Robert Minder, Un poète romantique allemand : Ludwig Tieck, Paris 1936. p. 356.
Pour ne citer que les auteurs les plus importants : E. Drach, Ludwig Tiecks Bühnenreformen, Berlin 1909 ; H. Lüdecke, L. Tieck und das alte englische Theater, 1922 ; R. Minder, op. cit. ; H. M. Kemme, Ludwig Tiecks Bühnenreformpläne und ihre Wirkung auf die Entwicklung des deutschen Theaters im 19. und 20. Jh., Berlin 1971 ; R. Paulin, Ludwig Tieck, Stuttgart 1987.
Lettre à W. H. Wackenroder du 30 novembre 1792 reproduite in : Dichter über ihre Dichtungen. L. Tieck, 1971. "Ich lebe und webe jetzt im Shakespeare."
"Es läßt sich aber kein interessantes Schauspiel denken, in welchem der Zuschauer bloß durch Dekorationen, Erscheinungen und Wunderwerke befriedigt würde." "Shakespeares Behandlung des Wunderbaren", in : L. TieckSchriften in 6. Teilen, 1908. 6. Teil : Kritische Schriften, p. 76.
Le sens du terme, qui d'ordinaire signifie "artificiel", est ici à comprendre dans le sens ancien "d'artistique". Citation in Kritische Schriften, op. cit, p. 76.
"Still, es wird verwandelt !" Der gestiefelte Kater, Reclam, Stuttgart, 1964. p. 16 ; Phantasus, Deutscher Klassiker Verlag 1985, p. 504.
Autres effets appréciés : batailles navales (plutôt un emprunt à l'opéra baroque) ou véritables batailles avec armes et nombreux figurants (un emprunt aux drames de chevalerie).
Les décors étaient de Bartolomeo Verona. Cf. U. Harten, Schinkel . Bühnenentwürfe, 2000. p. 143, 167. Tieck a pu voir ce décor en revenant à Berlin en automne 1794. Je pense que ce qui se passait à Berlin a bien inspiré la critique de Tieck. Le lecteur de 1796 devait sans doute comprendre l'allusion à cette décoration.
Allusion aux grandes dépenses effectuées pour la décoration.
La présence de ce personnage est une critique d'un autre phénomène, la mode de faire monter des chevaux sur la scène, donc une forme d'effet spectaculaire.
Il en sera de même pour Johannes Kreisler, chez E. T. A. Hoffmann.
Die verkehrte Welt, Reclam, p. 112.
E. Gross, Die ältere Romantik und das Theater, Verlag von L. Voss, Hamburg und Leipzig 1910. Les auteurs étudiés sont L. Tieck et A. W. Schlegel. (Sur les Lettres sur Shakespeare, cf. Gross, p. 76, p. 81-82.)