2. 1. 1. 3. Heinrich von Kleist dans les Berliner Abendblätter (1810) : la responsabilité des directions

Dans un article intitulé "Humble remarque" ("Unmaßgebliche Bemerkung") paru le 17 octobre 1810 dans les Berliner Abendblätter, Kleist aborde un point important qu'avait déjà évoqué A. W. Schlegel dans sa critique de la richesse de la scénographie. Kleist n'aborde pas directement la question des costumes et des décors, mais il existe un lien réel avec le thème qui nous intéresse. Le sujet de l'article est celui du répertoire et de la gestion financière des théâtres, soit le problème de leur solvabilité. Cela renvoie à une situation concrète qu'a connue le théâtre de Berlin et dont les directeurs Iffland et Brühl ont témoigné, la difficulté réelle de monter des pièces moins accessibles à l'ensemble du public. 353 L'attention portée à la scénographie et le recours à des effets scéniques peut alors devenir le moyen de valoriser le spectacle et d'inciter le public à venir au théâtre.

Les grandes dépenses en matière d'effets scéniques et le cercle vicieux dans lequel se trouvent enfermées les directions sont un sujet, qui, comme nous l'avons vu plus haut chez August Wilhelm Schlegel et nous le retrouverons chez L. Tieck ou Brentano, a intéressé les Romantiques. On retrouve chez les uns et les autres les mêmes notions, les formules semblables. Heinrich von Kleist semble être le plus radical de tous sur ce sujet. L'article expose d'abord le problème, propose l'idée d'une nécessaire concurrence entre plusieurs scènes dans une ville. Pour Kleist, "l'art dramatique" peut vraiment "se dénaturer par l'entreprise bornée d'attirer de l'argent dans les caisses" ; il pourrait "s'acheminer vers sa disparition pure et simple". 354 Les termes sont durs. L'article se termine sur une série de conseils et de réflexions plus ironiques les uns que les autres.

‘Et si effectivement, dans un théâtre comme celui de Berlin, la règle suprême était, à l'exclusion de toute autre considération, de remplir les caisses : alors il faudrait immédiatement abandonner la scène aux cavaliers espagnols, aux prestidigitateurs et aux autres bouffons : un spectacle qui remplirait bien mieux les caisses, cela ne fait aucun doute, que les pièces de Goethe. 355

La remarque tourne en dérision tous les efforts d'Iffland de produire du spectaculaire, rejette l'argument qui consiste à dire que les effets scéniques permettent de rendre accessible des pièces plus difficiles. L'effort d'Iffland (qu'il soit louable ou condamnable) de créer une sorte de théâtre populaire et national autour des pièces de Schiller en soignant la scénographie est ici dénigré. Bien sûr, en dehors des effets scéniques, la remarque de Kleist vise le travail d'Iffland comme acteur, qui ne semble guère avoir suffisamment de qualité et de prestance pour attirer le public, puisqu'il faut recourir à des prestidigitateurs… La remarque tient presque de l'insulte. Kleist propose encore à Iffland de faire jouer les personnages féminins dans les pièces de Goethe par des hommes et les personnages masculins par des femmes : "si le soin apporté aux costumes et à la caricature est suffisant", parie-t-il, "l'on se battra pour avoir des billets". Cette idée absurde se comprend toutefois dans un contexte théâtral où l'on voyait sans cesse de nouveaux effets sur scène, comme par exemple l'apparition de chiens, de chevaux, ou la prestation de jeunes enfants. 356 La dernière citation est aussi l'une des deux seules remarques des Abendblätter sur les costumes. On retrouve la critique de l'argent et du temps dépensé pour les costumes  critique caractéristique de l'ensemble du groupe des Romantiques dont Kleist était très proche à cette époque.

L'article dans son ensemble pose encore la question de la responsabilité de la mauvaise qualité du répertoire et du manque de profondeur des représentations ; il place cette responsabilité du côté de la direction. En réalité, Kleist attendait beaucoup d'Iffland, et notamment qu'il accepte ses propres œuvres, qui certes étaient d'une facture toute nouvelle, absolument différentes des produits que le public voyait quotidiennement. Il semble défendre la thèse qu'un directeur doit véritablement se détacher des préoccupations financières pour ne servir que l'art. Art et finances ne font ici pas bon ménage. Pourtant, il faut reconnaître que les deux directeurs, Iffland et Brühl, essayèrent de réconcilier ces deux sphères, mais leurs choix ne recueillirent pas l'approbation de leur contemporains artistes ou intellectuels.

Les interventions de Kleist et nul doute qu'elles étaient suivies et commentées par une partie du public  laissent voir aussi la virulence qu'ont pu avoir les débats autour de ce phénomène social majeur qu'était le théâtre au début du XIXe siècle, particulièrement à Berlin. Deux points de vue s'affrontent ici dans un dialogue de sourds. Alors que les directeurs doivent rendre des comptes sur la gestion de leur théâtre, et sont à la recherche de spectacles qui "marchent" (Brühl se plaint de cette situation avec amertume encore en 1831), les intellectuels réclament un autre répertoire et d'autres manières de le représenter.

Notes
353.

Goethe lui-même, dont le désir était de réformer le goût du public en collaboration avec Schiller, a intégré avec beaucoup de pragmatisme nombre de produits dramatiques éphémères dans le programme du théâtre de Weimar.

354.

"(…) [sollte] durch das einseitige Bestreben, Geld in die Kasse zu locken, das Schauspiel entarten (…)" ; "da könnte uns (…) das Schauspiel ganz und gar abhanden kommen." Kleist, Sämmtliche Werke und Briefe in 4. Bänden. Deutscher Klassiker Verlag, Frankfurt am Main, 1990. Band 3. Erzählungen. Anekdoten. Gedichte. Hrsg. von Klaus Müller-Salget. pp. 573, 574.

355.

"Und in der Tat, wenn auf einem Theater, wie das Berliner, mit Vernachlässigung aller anderen Rücksichten, das höchste Gesetz, die Füllung der Kasse wäre : so wäre die Szene unmittelbar, den spanischen Reutern, Taschenspielern und Faxenmachern einzuräumen : ein Spektakel, bei welchem die Kasse, ohne Zweifel, bei weitem erwünschtere Rechnung finden wird, als bei den göthischen Stücken." Kleist, ibid. p. 574. Traduction d'après Pierre Deshusses : H. v. Kleist, Petits écrits (Oeuvres complètes, tome 1) Essais, chroniques, anecdotes et poèmes. Traduction et notes de P. Deshusses. Poèmes traduits par Jean-Yves Masson et P. Deshusses, Gallimard 1999. p. 242.

356.

Tieck témoigne de ces nouvelles inventions et les énumère dans le Phantasus à travers une conversation que les personnages tiennent sur le théâtre. Cf. Phantasus, Deutsche Klassiker Verlag, 1985. pp. 682-684.