2. 1. 1. 4. Ludwig Tieck (1812) : rejet de la richesse de la décoration.

Ludwig Tieck est intervenu à nouveau dans le débat en 1812 à travers deux passages du Phantasus entièrement consacrés au théâtre de son temps. Les personnages du Phantasus, qui dissertent de sujets littéraires et artistiques entre deux lectures de leurs propres œuvres poétiques, en viennent à parler du théâtre. C'est la passion de Lothar (l'un des personnages) pour le théâtre, qui amène la conversation sur ce sujet. Tous dressent un bilan plutôt négatif de la situation théâtrale des années 1810. Dans ce bilan il est également question d'August Wilhelm Iffland et du théâtre de Berlin. Or, dans le discours des personnages, l'une des causes de la déchéance du théâtre en général (et à Berlin en particulier qui était concerné) est la richesse de la décoration et l'attention portée au spectaculaire, des tendances que Tieck avait déjà dénoncées en 1797-98. Nous verrons dans le Phantasus que la critique de la richesse de la décoration est exprimée avec une grande radicalité et que l'utilité même de la décoration est remise en question.

Dans le premier passage sur le théâtre situé après la pièce Le monde à l'envers, le personnage de Lothar revient d'une représentation et raconte son aventure au cercle d'amis. Il a rencontré une petite troupe de théâtre très pauvre qui désirait jouer la Flûte enchantée sans aucun moyen avec cinq acteurs… 357 Lothar leur a conseillé de changer de répertoire et de choisir des pièces populaires ou des farces. Les comédiens ont accepté de bon cœur et Lothar a pu les apprécier dans une représentation distrayante. Cette situation difficile de la petite troupe amène la conversation sur l'état décadent du théâtre. Cet état se manifeste, selon le personnage nommé Ernst, de deux manières différentes. D'un côté, il apparaît dans le développement d'un répertoire soi-disant "éclairé" (aufgeklärt) 358 , qui ne comprend en réalité que des "choses" (le jugement est sévère) "qui n'auraient jamais du paraître sur la scène". De l'autre côté, il se manifeste par "la splendeur des décors et l'étalage du spectaculaire". Deux phrases nous paraissent essentielles dans l'ensemble de ce passage :

‘De l'autre côté, dit Friedrich, la splendeur des décors et l'étalage du spectaculaire, ou des danses lascives qui excitent toujours plus les sens grossiers et l'étonnement des gens, qui transforment nos théâtres en véritables boîtes optiques pour enfants et vont bientôt effacer les dernières traces d'art. 359 ’ ‘Cette recherche d'effets minables s'est répandue dans tous les pays et évince de plus en plus le théâtre du théâtre. 360

Ce sont des propos très durs de la part de Tieck, comme nous en avons également trouvé chez Heinrich von Kleist. Le sens de la vue n'est guère valorisé : le lexème "Schau" est chargé négativement chez les auteurs romantiques, pas uniquement chez Tieck, mais aussi chez E. T. A. Hoffmann  une conception à contre courant à une époque où se développe le goût pour les spectacles visuels comme les panoramas et dioramas, ou dans un siècle qui a ensuite connu la naissance de la photographie. La boîte optique (Kuckkasten) 361 devient la réduction parodique du lieu théâtral qui autrement est qualifié de "temple d'Apollon" (par le personnage de Lothar) 362 , c'est à dire de temple de l'art, et même de lieu sacré. Comment comprendre le mépris des Romantiques pour une boîte à images? Le dispositif de la boîte optique qui permettait de voir des images en grand au moyen d'un système de lentilles, est caractéristique pour le plaisir d'illusion qu'il procure, pour l'effet merveilleux. Cette fabrique d'illusion facile est sans doute ce que rejetaient les Romantiques, pour la tromperie qu'elle représente et parce qu'elle cherche à reproduire mécaniquement le réel, comme une sorte de miroir, parce qu'elle ne sollicite pas l'imagination, une faculté essentielle pour les Romantiques (Tieck, E. T. A. Hoffmann). 363 On peut penser aussi que les images que la boîte donne à voir sont figées, mortes, alors que le théâtre est un art du mouvement qui se fait avec des êtres vivants. La boîte optique est désignée par Tieck comme un jeu pour enfants, ce que le théâtre ne doit pas (plus) être. Tieck semble dénoncer une attitude infantile du public qui réclame effet sur effet, alors qu'on attend de lui une attitude réfléchie et critique. Il faut rappeler encore que le terme de Guckkastenbühne désigne au XIXe siècle le type architectural des salles à l'italienne où le spectacle se déroule derrière un "quatrième mur" séparant radicalement la scène de la salle. Au travers de ce quatrième mur le spectateur a l'illusion de voir "en grand" (en vrai) ce qui est une image, une reproduction de la réalité. Mais cette reproduction de la réalité est rejetée par les écrivains romantiques qui réclament une autre manière de représenter le monde.

L'un des personnages fustige encore toutes ces "choses qui sont d'un tout autre domaine que celui du théâtre" 364  il s'agit d'effets spéciaux : éruptions de volcans, explosions et incendies, processions et cavalcades, soit le sommet des magnifiques possibilités de la machinerie au début du XIXe siècle et les "clous" de nombreux spectacles. Tieck semble dénier au théâtre la fonction de divertissement. Si la richesse de la décoration et les effets scéniques dénaturent le théâtre, comme cela est suggéré dans la deuxième citation, c'est qu'on ne les considère pas comme des éléments constitutifs du théâtre. Déjà transparaît la demande d'un théâtre dénué de décorations et d'effets visuels. Et l'alternative qu'il propose est radicale : créer une nouvelle forme de lieu de spectacle qui serait dédié à tous ces spectacles de magie, de transformation, etc.

‘Pourquoi chaque ville importante n'aurait-elle pas sa salle de panoramas, ses stands de trucs optiques, ses tours de prestidigitation qui ne font que séduire l'œil ? Alors le théâtre reprendrait ses esprits et ces choses devenues autonomes pourraient être travaillées avec plus de goût. 365

Tieck a développé l'idée dans l'essai "Décors" des Dramaturgische Blätter en 1826. 366 Il concède l'on puisse trouver du plaisir à contempler "perspectives, paysages, éclairages", "la magie d'un clair de lune" qui correspondent à des effets de lumière issus des nouvelles possibilités techniques apparues dans les années 1810-1820. Il indique que des prestations de ce type ont été réalisées en France depuis de longues années et précise "qu'un bâtiment a été spécialement construit à cette intention". Tieck pense sans doute à une forme particulière de spectacle qui s'est développée en France dans la première moitié du XIXe siècle : le Théâtre du Merveilleux, ou encore les Féeries qui, comme l'ont montré différentes études dont il a fait l'objet, 367 a constitué un genre tout à fait à part. Il ne rejette pas fondamentalement cette forme de spectacle, mais insiste alors sur la nécessité de la stricte séparation des genres :

‘La barbarie et l'absence de goût consistent seulement à vouloir mélanger tout et n'importe quoi comme des enfants qui détruisent leurs jouets en voulant les utiliser à des fins différentes. 368

Il nous faut alors déduire ce qui fait l'essence du théâtre pour les Romantiques au moyen de cette définition par la négative : ce n'est en aucun cas le spectaculaire, ni les effets visuels, ni les costumes ou la décoration, mais seul le texte et l'art de l'acteur.

Se représenter la scène des Romantiques allemands comme un "théâtre du merveilleux" serait donc une erreur, même si les éléments merveilleux et fantastiques interviennent dans leur production littéraire telle que les contes et les nouvelles. Le merveilleux dont rêvent les Romantiques est d'une autre qualité et vit surtout dans l'esprit des spectateurs. Il nous est possible de prolonger cette réflexion en prenant en compte d'autres passages du Phantasus. La suite de la deuxième discussion des amis sur le théâtre est intéressante à ce sujet. Les personnages y évoquent l'évolution du goût du public. "Nos ancêtres étaient transportés d'enthousiasme devant ces vieilles tragédies en alexandrins grâce à l'art et la déclamation de leurs acteurs", alors qu'aujourd'hui "le public n'en supporterait pas même un acte". 369 L'art de l'acteur est bien l'essentiel de l'art dramatique, mais c'est le mot de "déclamation" qui nous a intéressée. N'est-il pas question ici d'un tout autre théâtre ? Un théâtre de la parole, un théâtre dans lequel la force des mots touche, fascine, retient le spectateur.

Une évolution du jeu théâtral a réellement eu lieu entre ce théâtre du XVIIe / début du XVIIIe siècle qu'évoque Tieck et le théâtre réaliste de la fin du XVIIIe qu'il rejette. Pierre Frantz, dans son étude sur l'esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, montre qu'en France le théâtre a effectué un chemin particulier qui se produit sous l'impulsion de théoriciens comme Diderot. Contre un théâtre de "l'hypotypose" (le style rhétorique hérité du XVIIe siècle qui peint avec la force de la parole ce qui ne peut être représenté sur la scène) se développe un "théâtre de l'image" qui en son temps a revitalisé le théâtre classique mourant. Certes ce théâtre de l'image (dont l'esthétique du "tableau" défendue par Diderot est une constituante) ne se résume pas à la mise en valeur du sens de la vue, car il a de multiples fonctions : éduquer, toucher le spectateur. 370 Or on retrouve dans le théâtre de la Spätaufklärung en Allemagne qui s'est d'abord nourri de l'évolution du théâtre français et anglais, même s'il ne correspondait plus par la suite à ce qu'avait exigé Diderot, cette idée de l'importance accordée au visuel, dans une démarche tout à fait empirique d'étude et de reproduction de la réalité. C'est pourquoi il est intéressant de constater qu'au début du XIXe siècle en Allemagne ce théâtre de l'image est remis en question et que l'on voit chez les Romantiques un revirement, un cheminement dans la direction inverse. Le concept de l'hypotypose serait intéressant pour caractériser le théâtre dont rêvent les Romantiques, mais il est trop associé à l'esthétique particulière du théâtre "classique" français. Il nous semble alors qu'une autre expression serait plus appropriée, celle d'un théâtre de l'imagination. On voit bien que derrière le rejet du luxe de la décoration, des effets de théâtre se trouve une conception particulière du théâtre. Nous reviendrons encore sur ce point, car d'autres auteurs que Tieck, tel E. T. A. Hoffmann, apportent des précisions sur ce thème.

Tieck aborde à travers ces conversations fictives du Phantasus encore d'autres problèmes auxquels est confrontée la pratique du théâtre, des problèmes directement liés à la richesse exagérée de la décoration et des effets de spectacle, comme par exemple la dépense générée par la richesse de la scénographie, la dimension économique de la vie des théâtres (un sujet également évoqué par Schlegel et Kleist). Il fait parler les personnages sur les attentes du public. Tieck présente à plusieurs reprises un cercle vicieux dans lequel les directions de théâtres se sont enfermées : "La direction doit spéculer toujours plus sur le mauvais goût du public, voire l'éduquer dans ce sens afin de ne pouvoir exister que pour ces tours faciles (…)". 371 Il leur en attribue donc dans un premier temps la responsabilité. Remarquons qu'il formule une position plus nuancée dans la deuxième conversation sur le théâtre. Il concède, tout en le regrettant, que le théâtre de Berlin doive participer à toutes ces absurdités.

Une quinzaine d'années plus tard, Tieck a maintenu ses principales prises de position au sujet de la richesse de la décoration dans ses Dramaturgische Blätter. Même si l'on ne connaît pas la date exacte de la rédaction des textes, ces affirmations vigoureuses viennent nous confirmer que Tieck n'a pas varié sur ses positions fondamentales. Dans la critique dramatique rédigée au sujet de la pièce Preciosa (P. A. Wolff, K. M. von Weber), il regrette encore que la "pompe" des décors "évince de plus en plus le théâtre de la scène." 372 Dans le petit essai consacré aux décors, il s'interroge encore sur la nature de la toile de fond qui, selon lui, ne doit pas être une œuvre d'art. Il réaffirme alors : "Il n'y a pas de doute à avoir à ce sujet. Car le luxe de la peinture nuit au drame et l'évince de la scène." 373

Notes
357.

La description de Tieck est un peu caricaturale, mais elle donne un aperçu de la réalité et du vécu des petites troupes au début du XIXe siècle.

358.

"Dinge, welche niemals auf das Theater hätten kommen sollen, sind Ursach, daß die darstellenden Talente immer mehr verschwinden." Il s'agit des œuvres d'August von Kotzebue, des drames larmoyants (Rührstücke), des "scènes familiales" (Familiengemälde) d'August Wilhelm Iffland. Ce répertoire est décrié comme vide et fade, et le message "éclairé" ("aufklärerisch") qu'il veut véhiculer n'enthousiasme visiblement pas le poète. Tieck, Phantasus, Deutscher Klassiker Verlag, 1985. p. 681.

359.

"Auf der anderen Seite, sagte Friedrich, die Pracht der Dekorationen und Schaugepränge, oder wollüstige Tänze, welche immer mehr die staunende und grobe Sinnlichkeit des Menschen in Anspruch nehmen, unsre Theater in wahre kindische Kuckkasten verwandeln, und bald die letzte Spur von Kunst auslöschen werden." Phantasus, p. 681.

360.

"Diese Sucht nach Armseligkeiten hat sich in allen Ländern verbreitet, und verdrängt immer mehr das Theater vom Theater." ibid.

361.

Le terme de "Guckkasten" mériterait qu'on cherche l'origine et l'historique de son utilisation pour désigner le théâtre. Ne serait-ce pas Tieck qui serait à l'origine de cette expression? Le terme de "boîte optique" est aussi employé chez Hoffmann.

362.

Phantasus, op. cit., p. 662.

363.

Que la boîte optique suscite ou non le rêve est un autre débat. Nous parlons ici dans la perspective qui se dégage des textes de nos auteurs.

364.

"(…) Dinge, welche ganz außer dem Gebiet des Theaters liegen." Phantasus, op. cit., p. 682.

365.

"Warum hat nicht jeder große Ort sein Panorama, seine optischen Buden, seine Gaukeleien, die bloß den Sinn des Auges reizen? Dann käme das Theater wieder zur Besinnung und diese Dinge könnten als selbständige geschmackvoller ausgebildet werden." Phantasus, p. 682.

366.

Dramaturgische Blätter, "Dekorationen", 1826. pp. 297-301, en particulier pp. 299-301.

367.

Voir à ce sujet P. Ginisty, La féérie, Paris 1932 et surtout M.-H. Winter, Le Théâtre du Merveilleux, Paris 1962 ; M.-F. Christout, Le merveilleux et le théâtre du silence en France à partir du XVIIe siècle, Paris 1965 (surtout pour le ballet), l'article de C. Kovacs, "A history of the féérie in France", in Theater Quaterly, vol. VIII (29), 1978.

368.

"Barbarei und Geschmacklosigkeit besteht nur darin, daß man Alles in Alles hinein packen will; wie Kinder, die ihr Spielzeug zerstören, wenn sie es zu verschiedenen, entgegengesetzten Zwecken brauchen wollen." "Dekorationen", in Dramaturgische Blätter, op. cit. p. 301.

369.

"Unsre Vorfahren wurden von jenen alten Tragödien in Alexandrinern durch die Kunst und Deklamation ihrer Schauspieler hingerissen, von denen die unsrigen auch nicht einen Akt dem Publikum erträglich machen könnten […]." Phantasus, Deutscher Klassiker Verlag, p. 1127.

370.

Je renvoie pour plus de détails à l'étude très complète de P. Frantz, L'esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Presses universitaires de France, 1998.

371.

"die Direktion muß immer mehr auf die Geschmacklosigkeit des Publikums spekulieren, ja es dazu erziehen, um nur für diese albernen Kunststücke (…) bestehn zu können." Phantasus, p. 682.

372.

daß der Prunk der Dekorationen […] das Theater immer mehr vom Theater [verdrängt]. Dramaturgische Blätter, p. 224.

373.

"Ohne Zweifel. Denn der Luxus der Malerei schadet dem Schauspiel und verdrängt es von der Bühne." "Dekorationen", in Dramaturgische Blätter, 1826. p. 298.