La position d'E. T. A. Hoffmann au sujet de la richesse de la décoration et de l'importance à accorder à la scénographie apparaît principalement dans les Etranges souffrances d'un directeur de théâtre, œuvre datée de 1819, mais parue déjà fin 1818. La forme particulière de cette nouvelle, un dialogue entre deux personnages, tous deux directeurs d'une troupe, permet d'aborder directement des questions de théâtre. A la différence de ses prédécesseurs, Hoffmann aborde dans ce texte le monde du théâtre de façon très pratique. Un homme en costume gris (der Graue), directeur du théâtre local, a trouvé refuge dans une auberge où il tente d'oublier les affres de son métier en avalant quelques huîtres et autres verres de champagne. Ses soupirs et son comportement étrange attirent l'attention d'un voyageur en habit brun (der Braune) qui s'avère avoir été lui-même directeur de troupe. L'homme en habit brun prête une oreille attentive et amicale à son collègue, et ce dernier, après avoir surmonté sa méfiance, laisse déborder le trop plein de "souffrances" théâtrales qu'il a dans le cœur. Des épisodes cocasses survenus autour de la mise en scène d'un opéra Gusmann le Lion sont narrés et témoignent, entre autres, du regard ironique qu'Hoffmann porte sur la pratique du costume et du décor à son époque ; puis suivent des passages plus sérieux dans lesquels les deux personnages échangent sur le jeu de l'acteur, la dramaturgie de Shakespeare et de Gozzi (élevés par Hoffmann au dessus de tous les autres auteurs), ou plus particulièrement sur la scénographie. Hoffmann, plus spécialement par l'intermédiaire de l'Homme en brun qui semble être son porte-parole, (car qu'il donne la réponse aux questions posées et défend Shakespeare et Gozzi) critique la trop grande importance prise par la scénographie et les effets spectaculaires qui constituent désormais les spectacles. Il faut rappeler qu'une véritable polémique sur la scénographie avait été engagée en février - mars 1818 entre les deux importants journaux berlinois, la Vossische et la Spenersche Zeitung, et nous pensons qu'elle a incité Hoffmann à prendre position à son tour. 392
On retrouve chez Hoffmann, qui arrive chronologiquement dans les derniers parmi les auteurs romantiques que nous étudions, beaucoup d'idées que nous avons déjà vues chez d'autres auteurs. Un lecteur attentif constate par ailleurs la multiplication des références intertextuelles au Phantasus de Ludwig Tieck. En mettant ces idées et références en lumière, nous avons l'occasion de montrer l'existence du débat par "l'intérieur" des textes, par le jeu des réponses, par le dialogue entre les textes. De même que chez Tieck, Schlegel ou Brentano, le théâtre de Shakespeare est posé en contre-exemple. Mais Hoffmann, à la différence des autres auteurs, semble dire qu'il n'est plus possible de revenir "en arrière".
La description joyeuse du petit monde du théâtre faite par les deux personnages mérite que nous nous y attardions, car il y est question de décors et de costumes. Il ressort des épisodes racontés qu'il sera bien difficile de renoncer aux fastes de la décoration. En effet, qui est intéressé par les riches costumes et les belles décorations ? Tout le monde ! Voici donc le point de vue des différentes parties tel qu'il ressort (ironiquement) de la discussion entre les deux directeurs.
Les deux directeurs de théâtre dressent un bilan général du théâtre, et ce bilan est très négatif. Or, la richesse des décors et des costumes est présentée justement comme le signe de la mauvaise qualité du théâtre actuel, et le goût pour le spectaculaire en est l'une des causes. Certaines explications données par Hoffmann rappellent les propos de Tieck ou de Brentano ; d'autres lui sont propres. Une première constatation importante, qui se trouve dans les deux versions du texte, est la suivante : les spectateurs viennent désormais "au spectacle (Schauspiel) proprement dit que constituent les décors et les costumes qui coûtent beaucoup d'argent." 394 L'homme en gris fait un jeu de mot significatif avec le mot "spectacle". Dans les Etranges souffrances, le mot entier est en italique, mais dans Les Frères dans l'art (la première version du dialogue entre les deux directeurs de théâtre) seule la première syllabe du mot est imprimée en italique : "das Schauspiel" un jeu qui se montre, un jeu à regarder. La typographie souligne encore plus le problème fondamental évoqué par l'homme en gris. L'art dramatique effectivement est un art visuel en même temps qu'un art de la parole, et l'étymologie même indique l'importance du sens de la vue. Ici le jeu de mots veut dénoncer l'abus qui est fait du sens de la vue. La critique vise ce qui est présenté sur scène autant que l'attitude du public. Le théâtre ne doit pas, pour Hoffmann et pour les Romantiques en général, devenir le lieu du spectaculaire. Le verbe schauen, "regarder", définit ce que l'on n'attend pas en priorité du spectateur. Tieck l'exprime encore en 1827 dans l'essai Das deutsche Drama :
‘"[…] car ce sera le commencement de temps meilleurs, quand nos acteurs et artistes apprendront de nouveau à jouer et nos auditeurs [sic !] à écouter et à voir, et se déshabitueront progressivement un peu plus du simple acte de regarder (Schauen)." 395 ’Le spectateur ne doit donc pas se contenter de regarder passivement. On voit que les costumes et décors jouent ici un rôle négatif puisqu'ils ont quasiment remplacé l'acteur. Voilà que l'action dramatique, qui sans nul doute constitue aux yeux d'Hoffmann l'essentiel de l'art dramatique, a disparu de la scène. Les deux personnages sont d'accord sur ce point et on peut supposer qu'ils expriment ce que pense leur créateur. On peut signaler encore, au sujet de la "dépense" générée par la scénographie, qu'Hoffmann aborde la question d'un point de vue pratique, et livre encore un autre argument tout à fait prosaïque contre une décoration trop luxueuse.
L'homme en brun explique sa position sur la bonne fréquentation des théâtres, non due à l'intérêt pour le jeu, mais pour le spectaculaire :
‘Qu'on ne dise surtout pas que l'affluence plus grande ces temps-ci prouve [l'intérêt du public pour le véritable théâtre]. Nos théâtres sont maintenant devenus des panoramas, des stands de trucs optiques, où l'on fait des tours de toute sorte, danse, escrime, équitation, pyrotechnie, jets d'eau, et la foule, que le jeu dramatique n'attire plus, accourt pour voir tout cela. 396 ’Le choix des termes est intéressant. Dans le Phantasus en 1812, Tieck déplorait les effets spectaculaires réalisés avec la décoration en termes analogues ; qu'on nous permette rappeler sa formulation en manière de comparaison, avant de commenter les deux citations.
‘Pourquoi chaque ville importante n'aurait-elle pas sa salle de panoramas, ses stands de trucs optiques, ses tours de prestidigitation qui ne font que séduire l'œil ? Alors le théâtre reprendrait ses esprits […]. Mais nous verrons encore que des feux d'artifice, des tours de funambule et des prouesses équestres, tous ensemble présentés dans un drame de chevalerie ou un drame merveilleux, seront produits sur la scène. 397 ’Comme on l'a vu, les panoramas sont des peintures de lieux et paysages célèbres présentés avec un éclairage, une invention nouvelle qui rencontra beaucoup de succès. La notion de "panorama" et l'expression "stand de trucs optiques" paraissent être directement empruntées à Tieck. Mais ce qui pour Tieck n'était qu'une sombre prédiction semble pour Hoffmann s'être réalisé depuis. La description est volontairement caricaturale, même si le regain du spectaculaire sur la scène au début du XIXe siècle est, comme nous avons déjà eu l'occasion de l'indiquer, un phénomène réel lié aux progrès de la machinerie et de l'éclairage. Des feux d'artifices (plutôt dans les grands spectacles de type opéra) et des animaux paraissent effectivement sur la scène ; les ballets entrecoupent l'action, même dans des pièces où ils ne sont pas prévus à l'origine. La qualité purement matérielle des décors et des costumes a fortement progressé depuis une cinquantaine d'années. En effet, les théâtres comme celui de Berlin sont financés par le pouvoir royal et disposent de beaucoup plus de moyens que ce n'était le cas encore à la fin du XVIIIe siècle où nombre de troupes n'avaient pas d'attache fixe. Parallèlement au thème de l'hypertrophie du visuel apparaît celui de la dénonciation d'un théâtre "illusionniste" qui est prononcée avec la même virulence. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point.
Comment expliquer encore cette dégradation de l'art dramatique ? Tout d'abord les directeurs avancent l'argument du mauvais goût du public. L'homme en gris ne se fait aucune illusion, ce qu'il exprime par une métaphore culinaire :
‘Lorsque les gens exigent comme dans le Chat Botté du bon goût […], ce qui s'exprime ainsi, c'est uniquement la sensation de gens repus qui réclament un mets idéal et inconnu qui comble leur vide intérieur. 398 ’Le public semble pris dans un cercle vicieux : habitué au luxe de la décoration, trop gâté, il le réclame et ne peut s'en passer. Ce public-là qui vient au théâtre pour trouver une satisfaction immédiate semble être uniquement constitué de philistins qui croient pouvoir émettre un jugement esthétique alors qu'ils n'ont pas de sens pour les choses supérieures, pour la profondeur de l'art. Ce jugement de l'homme en gris est en partie justifié, mais extrêmement sévère. Il faut rappeler ici le contexte historique et social, c'est-à-dire que le théâtre est le principal lieu de divertissement dans la société du début du XIXe siècle. Il y a effectivement une demande de divertissement de la part du public, aussi une demande d'évasion dans ces plaisirs visuels et auditifs, qui s'explique peut-être par le fait que la société, en pleine période de "restauration", reste elle-même très fermée.
Hoffmann propose par l'intermédiaire de l'homme en brun une autre explication de la situation. Cette fois-ci il inverse les rôles, et prend la défense du public, en quoi il se distingue des autres auteurs du corpus. Dans leur dialogue, les deux directeurs évoquent la formation que reçoivent les jeunes actrices qui s'avèrent incapables de jouer un peu plus important en dépit de leur charme. L'une des causes en est le style de jeu qu'on leur enseigne qui est devenu à la mode : ce "ton académique" devenu "tonnerre académique" (tuono academico) dans la bouche de l'homme en brun. A cause de cette manière de déclamer, les paroles prononcées sur la scène restent, comme dans la fable de Turandot, des "énigmes". L'homme en brun fait le lien entre ce "ton académique" insupportable et le fait que seul l'aspect visuel incite le public à se rendre au théâtre. C'est donc une autre interprétation du phénomène, où la faute incombe au jeu dramatique lui-même qui s'est dégradé et qui rebute les spectateurs. Ici Hoffmann règle ses comptes avec le style de Goethe représenté à Berlin par ses élèves, le couple de comédiens Pius Alexander et Amalie Wolff. Il s'agit d'un aspect de l'œuvre d'Hoffmann qui a été démontré par Heide Eilert dans une étude 399 sur les fictions d'Hoffmann ayant pour thème le théâtre. Mais ce jugement vient d'un parti pris. Les témoignages dans les journaux et les études critiques sur l'intendance Brühl prouvent que P. A. Wolff était l'un des meilleurs acteurs de l'époque. 400 En fait, Hoffmann était lié d'amitié avec Ludwig Devrient, idole des Romantiques et représentant d'un tout autre style de jeu, plus improvisé, plus tourmenté. Devrient avait un caractère difficile et Brühl, admirateur de Goethe, l'a peut-être un peu écarté des responsabilités. 401 Ces indications biographiques montrent que les jugements esthétiques ont parfois une origine très humaine.
Après avoir défendu en partie le public, Hoffmann prend aussi la défense des poètes face au bilan négatif sur le théâtre dressé au début de la conversation, et nous constatons que la réflexion sur la scénographie conduit aussi à une réflexion très pragmatique sur les impératifs de la création théâtrale. La citation insérée ci-dessous est ironique, mais l'écrivain compositeur est en fait du côté des auteurs. Il dénonce le mépris que l'on affiche à leur égard, ainsi que la pratique commerciale qu'est devenue la production de textes (peut-être une allusion à A. von Kotzebue, réputé pour sa plume intarissable et la grande quantité d'œuvres qu'il livra pour la scène de langue allemande). La rémunération des auteurs, sauf s'ils publient leur pièce, ce qui se faisait en général ultérieurement, est d'abord une somme attribuée par la direction lorsqu'elle acquiert le manuscrit. L'auteur touche aussi des droits pour toute nouvelle "mise en scène" dans un autre théâtre.
‘Dramaturges et compositeurs ont peu d'importance pour la scène actuelle ; on les considère seulement comme des auxiliaires et on les paye le moins possible pour que d'une part cette gent irritable n'aille pas devenir présomptueuse et jouer de mauvais tours, d'autre part, parce qu'ils ne font que donner lieu au spectacle proprement dit, que constituent les décors et les costumes qui coûtent beaucoup d'argent. 402 ’Hoffmann formule sous une forme plutôt ironique l'idée que la scène actuelle manque de textes de qualité, qu'il faut revaloriser le texte par rapport aux éléments extérieurs de la représentation. Ici on reconnaît tout à fait une cohérence avec les autres auteurs romantiques. L'idée qu'il faut encourager les poètes, revaloriser leur travail (ce qui dans l'esprit des auteurs signifie aussi un soutien financier…) 403 afin de retrouver un théâtre de qualité, n'a, en effet, pas été abordée uniquement par Hoffmann. Brentano, dans son article sur l'opéra Achille de Paër paru en novembre 1815 se plaint de l'absence de reconnaissance des auteurs dans le processus de création d'un spectacle. Aucun intérêt pour l'œuvre poétique sur la scène actuelle ; le poète lui-même est considéré "dans l'âme des directeurs" comme un personnage de comédie, comme un "pauvre poète famélique". Même s'il sacrifie son inspiration poétique au profit de modèles dramatiques plus rentables, surmonte toute les épreuves de la collaboration avec les gens de théâtre, il verra son œuvre mal représentée et ne touchera qu'un salaire (plutôt au sens figuré dans ce contexte) misérable. 404 Trop d'argent est dépensé pour le décor, dit Brentano, alors qu'il faudrait investir dans les textes, la troupe (ou la musique) :
‘[…] avec le coût qu'exige la représentation, la rémunération de l'auteur, déjà quasiment oubliée, et l'œuvre poétique vont disparaître ; les acteurs aussi deviendront de plus en plus mauvais et l'art du théâtre évoluera tout à fait vers une belle histoire de la boîte optique. 405 ’Un peu après Hoffmann, le critique dramatique anonyme des Berlinische Nachrichten (Spenersche Zeitung) tient un discours analogue et encore plus sarcastique dans un article daté du 13 février 1819. Les plaintes des auteurs sont justifiées. H. A. Frenzel indique dans Geschichte des Theaters plusieurs sommes reçues par des écrivains au début du XIXe siècle et précise qu'il fallait exercer le métier de dramaturge comme activité secondaire. Il signale encore que la réglementation des relations entre théâtres et dramaturges fut mise en œuvre en Prusse à partir de 1815. 406 Brentano, Hoffmann font peut-être allusion à ce fait. On peut se demander si les propos d'Hoffmann visaient l'administration du comte Brühl. Hoffmann a cherché sans aucun doute à mettre en garde le comte et à l'inciter à rechercher des contacts avec des auteurs de qualité. Il faut dire à la décharge du comte Brühl qu'il essayait de bien rémunérer ses collaborateurs, qu'il s'agisse des acteurs, compositeurs ou écrivains, sollicitant de ses supérieurs l'attribution de gages plus élevés, de cadeaux en numéraire. 407 Brühl était conscient des difficultés financières rencontrées par les artistes, mais aussi que le mécénat était une chose nécessaire. Evidemment, on peut reprocher à Brühl, qui fit de grandes dépenses pour réaliser le théâtre de ses rêves, d'avoir accordé une trop large part du budget à la scénographie. C'est peut-être en ce sens qu'Hoffmann la caricature et l'ironie étant un moyen détourné de se faire entendre se manifeste ici. (Qui sait si dans ce conseil il n'y a pas aussi un peu d'intérêt personnel de la part d'Hoffmann, appelé à plusieurs reprises à travailler avec les Théâtres Royaux ?)
A la recherche d'une explication pour cette influence néfaste d'une décoration trop envahissante, les deux directeurs de théâtre élargissent leur regard à des temps plus anciens. La situation présente n'est pas la seule possible, puisque les pratiques étaient différentes au temps de Shakespeare, affirme l'homme en brun :
‘A l'époque de Shakespeare on ne connaissait pas l'éclat des décors et des habits avec lequel on éclipse aujourd'hui l'action dramatique elle-même, mais celle-ci se déroulait, bien vivante, et pour produire l'accessoire on mettait à contribution l'imagination du spectateur, laquelle remplissait son rôle de bon gré. 408 ’On retrouve le thème de la vie (lebendig) et de la mort que Brentano emploie pour caractériser sa vision des choses, la vie étant créée par l'acteur sur la scène et la mort inscrite dans l'accessoire, la surabondance de toile, de papier, de tissus et de fausses pierres. Les choses accessoires évoquées chez Hoffmann (Beiwerke) sont les décors. Même désignation chez August Wilhelm Schlegel. Hoffmann a très bien pu lire les Cours sur l'art dramatique et en tirer les informations nécessaires sur le théâtre élisabéthain, qui devient comme chez Tieck ou Schlegel la référence, le modèle. Encore une fois la richesse de la décoration est remise en question. Les propos de l'homme en brun débouchent sur une réflexion sur l'illusion théâtrale. Le concept de l'imagination est essentiel, car c'est elle qui doit permettre une nouvelle manière de créer l'illusion théâtrale. Le thème de l'illusion théâtrale est développé plus longuement par la suite dans la conversation entre les deux personnages, justement en lien avec la scénographie. Hoffmann en réfléchissant sur les moyens de produire l'illusion théâtrale, propose alors un aménagement de la scène plus complexe que l'esthétique de l'espace vide qui semble ressurgir ici.
Or, pour conclure sur E. T. A. Hoffmann et la critique de l'importance de la scénographie, il faut s'arrêter encore sur une réponse de l'homme en brun à une question pertinente de son jeune collègue.
‘L'homme en gris : Mais comment serait-il possible aujourd'hui de se passer des décors ?’ ‘L'homme en brun : Nous sommes des enfants gâtés, le paradis est perdu, nous ne pouvons plus revenir en arrière, nous avons maintenant autant besoin de décors que de costumes, mais notre scène ne doit pas pour autant ressembler à une boîte optique. On passe généralement à côté de l'objectif véritable de l'art de la décoration. Rien n'est plus ridicule que de vouloir conduire le spectateur à croire aux palais, arbres, rochers peints, avec leur grandeur et hauteur incongrue, sans qu'il ait besoin de la moindre d'imagination. 409 ’L'homme en brun reconnaît, à regret, puisque le paradis (c'est à dire le théâtre de Shakespeare) est perdu, la nécessité de la scénographie sur la scène au début du XIXe siècle qu'il attribue à un manque de maturité du public, dans lequel il s'inclut d'ailleurs lui-même. Hoffmann ne rejette pas le décor en soi, ni l'importance des costumes (il est possible qu'Hoffmann entende même le mot "costume" dans le sens de "costume historique", une acception toujours répandue à cette date). Il tente d'accorder à la scénographie la place qu'elle mérite. Il s'agit donc d'éviter certains défauts : celui de la boîte optique, c'est-à-dire un moyen de créer une illusion facile. On retrouve à travers le terme de la "boîte optique" une nouvelle référence à Tieck et au Phantasus, et la reprise de la même critique. Le déploiement de moyens techniques n'a pas de sens car l'imitation du réel est impossible, l'illusion doit être soutenue par l'imagination.
À lire l'échange cité ci-dessus, on peut penser qu'Hoffmann, tout en faisant preuve d'une grande exigence, n'est pas aussi radical que d'autres Romantiques comme Tieck ou Brentano. Les Étranges souffrances contiennent une allusion aux décors de Karl Friedrich Schinkel, dont la création la plus intense se situe dans ces années 1816-1820. Alors que la richesse de la décoration et l'allusion aux "panoramas" évoque immanquablement certains décors de Schinkel, 410 qui ne devraient pas trouver grâce aux yeux de nos deux personnages, il faut croire qu'Hoffmann ne juge pas ces décors de cette façon, puisqu'il fait l'éloge du travail de Schinkel un peu plus loin dans la conversation, en affirmant qu'on a depuis quelque temps, à Berlin, travaillé dans le sens d'une "illusion supérieure" (höhere Illusion). L'éloge de Schinkel permet de relativiser la sévérité des propos d'Hoffmann et indique une possibilité de réaliser l'idéal des Romantiques, mais, comme nous l'avons vu à travers la présentation du travail du comte Brühl et de la dimension politique du débat, trop de facteurs contraires jouèrent à Berlin dans ces années 1815 et en empêchèrent la réalisation. On peut légitimement se demander si les deux personnages sont une allusion à des personnes réelles. La réponse est multiple. Pour Georg von Maaßen et pour le commentateur de l'édition du Deutsche Klassiker Verlag, la mise en garde d'Hoffmann dans sa préface contre toute identification n'est pas à prendre au sérieux et le texte contient des allusions au monde théâtral berlinois. Les deux personnages présentent l'un et l'autre le questionnement d'Hoffmann ; dans l'abattement de l'homme habillé en gris et dans sa fierté au sujet de son théâtre, on retrouve aussi des traits du comte Brühl ; l'attitude à la fois critique et pédagogique de l'homme en brun et l'esthétique qu'il propose lui confère le statut de représentant de l'opposition romantique (obligée d'utiliser la littérature pour se faire entendre d'un Karl von Brühl enfermé dans ses principes), en même temps qu'il exprime certaines idées personnelles d'Hoffmann (en dehors du domaine de la scénographie) comme l'analyse du jeu de l'acteur Devrient ou la fascination pour Gozzi.
Je rappelle que dans la première version de ce texte, les Frères dans l'art (trad. A. Béguin), parue en 1817 dans le Dramaturgisches Wochenblatt, les questions de décoration ne sont presque pas évoquées.
Nous pouvons rappeler ici l'existence d'un autre texte satirique sur les pratiques scéniques : "Le complet machiniste" (Der vollkommene Machinist) qui fait partie des Kreisleriana. Ce texte, à lire "à l'envers" comme le Chat botté de Tieck, est en fait une satire du mauvais fonctionnement de l'appareil scénique sur les scènes de théâtre, provoquant des situations cocasses. Contrairement à ce que demande le narrateur naïf, le texte est en réalité un appel d'Hoffmann à mieux réaliser l'illusion théâtrale.
["das] eigentliche Schauspiel, das in Dekorationen und Kleidern besteht, die viel Geld kosten." Hoffmann, Die Kunstverwandten, in Hoffmann, Sämtliche Werke in sechs Bänden, Deutscher Klassiker Verlag, Franfurt am Main, 1985. p. 356. La même citation in : Seltsame Leiden eines Theaterdirektors, ibid., p. 476.
"[…] denn es ist der Anfang einer besseren Zeit, wenn unsere Darsteller und Künstler wieder spielen und unsere Zuhörer wieder hören und sehen lernen, und sich des bloßen Schauens nach und nach etwas entwöhnen." Tieck, Dramaturgische Blätter, Band III, 1852. p. 47.
"Man sage ja nicht, daß der größere Zulauf in neuerer Zeit von [dem Interesse des Publikums an dem eigentlichen Schauspiele] zeuge. Unsere Theater sind jetzt zu Panoramen, optischen Buden geworden, in denen mit Tanzen, Fechten, Reiten, Feuer= und Wasserkünsten allerlei Gaukelei getrieben wird, und das alles zu schauen, rennt der Haufe, den man durch dramatisches Spiel nicht mehr anzuziehen vermag." Seltsame Leiden (…), op. cit., p. 476.
"Warum hat nicht jeder große Ort sein Panorama, seine optischen Buden, seine Gaukeleien, die bloß den Sinn des Auges reizen? Dann käme das Theater wieder zur Besinnung […]. Aber wir erleben es noch, das Feuerwerk, Luftfahrt, Seiltänzerei und Reiterkünste alles in einem Ritter- oder Zauberstücke auf dem Theater produziert wird". Phantasus, Deutscher Klassiker Verlag, 1985. p. 682.
"Rufen die Leute wie im gestiefelten Kater, wir wollen guten Geschmack […], so drückt sich darin nur das Gefühl des Übersättigten aus, der nach einer fremden idealen Speise verlangt, die die öde Lehre im Innern vertreiben soll." Die Kunstverwandten, op. cit., p. 356.
Heide Eilert, Theater in der Erzählkunst. Eine Studie zum Werk E.T.A. Hoffmanns, Tübingen, Niemeyer, 1977.
Cf. l'étude de M.-L. Huebscher, Die königlichen Schauspiele zu Berlin unter der Intendanz des Grafen von Brühl, Berlin 1960.
C'est la position de E. Devrient dans Geschichte der deutschen Schauspielkunst.
"Dichter und Komponisten gelten bei der jetzigen Bühne wenig, sie werden nur als Handlanger betrachtet, und so schlecht als möglich bezahlt, einmal damit das irritabile Genus nicht etwas übermütig werde und tolle Streiche mache, zweitens weil sie nur den Anlaß sind zum eigentlichen Schauspiel, das in Dekorationen und Kleidern besteht, die viel Geld kosten." Die Kunstverwandten, op. cit., p. 356.
Un débat toujours actuel…
"[…] in der Seele der Direktoren […] als armer hungrichter Poet." Brentano, "Über die Aufführung des Achilles (…)" in : Werke (remettre les réf. dans ce nouveau chap. ? ou op. cit.), p. 1130.
"[…] bei den Kosten der Aufführung wird der bereits so ziemlich vergessene Dichterlohn und das Gedicht ganz ausbleiben, die Schauspieler werden auch immer mehr sinken, und die Kunstgattung des Theaters wird ganz in eine schöne Guckkastengeschichte übergehen […]." Brentano, ibid., p. 1133.
H. A. Frenzel, Geschichte des Theaters, Daten und Dokumente (1470-1840), Kiepenheuer & Witsch, München, s.d. (1984?). p. 346.
Je renvoie encore une fois ici à l'exposé très détaillé de la question donné par M. L. Huebscher, Die königlichen Theater zu Berlin unter der Intendanz des Grafen Brühl, op. cit.
"Zu Shakespeares Zeit kannte man nicht den Glanz der Dekorationen und Kleider, womit man jetzt die dramatische Handlung selbst überstrahlt, aber diese ging lebendig hervor, und zum Schaffen der Beiwerke wurde die Fantasie des Zuschauers in Anspruch genommen, die billig das ihrige tat." Seltsame Leiden (…), op. cit., p. 476.
"Der Graue : Aber wie würd'es möglich sein, jetzt der Dekorationen zu entbehren ?
Der Braune : Wir sind verwöhnte Kinder, das Paradies ist verloren, wir können nicht mehr zurück. Wir bedürfen jetzt ebensosehr der Dekorationen als des Kostüms. Aber deshalb darf unsere Bühne doch nicht dem Guckkasten gleichen. Die wahre Tendenz des Dekorationswesens wird gemeinhin verfehlt. Nichts ist lächerlicher als den Zuschauer dahin bringen zu wollen, daß er, ohne seinerseits etwas Phantasie zu bedürfen, an die gemalten Paläste, Bäume und Felsen in ihrer unziemlichen Größe und Höhe wirklich glaube." Seltsame Leiden, op. cit., p. 477.
Maaßen voit dans l'évocation de la richesse des décors une allusion aux représentations de la Pucelle d'Orléans. Or, la plus grande partie des décors de la Pucelle ont été crées par Schinkel. Peut-être Hoffmann n'appréciait-il pas tous les décors de son collaborateur, surtout quand il s'agissait de d'architectures grandioses. Il est vrai aussi que le décorateur principal des Théâtres Royaux, Karl Wilhelm Gropius, qui livrait tous les autres décors nouveaux et les décors du fonds travaillait dans un style beaucoup plus imposant et moins imaginatif que Schinkel.