2. 1. 2. 2. Les critiques dans les journaux berlinois.

Parmi les critiques théâtrales parues entre 1815 et 1819 dans les deux journaux berlinois, la Vossische Zeitung et les Berlinische Nachrichten (Spenersche Zeitung), ce sont plus particulièrement les critiques des Berlinische Nachrichten qui nous ont intéressée pour le regard critique qu'elles portent sur les réalisations du comte Brühl et l'évolution des pratiques scéniques à leur époque. Les critiques de la Vossische Zeitung, en ce qui concerne les questions de scénographie, louent dans l'ensemble le travail du comte Brühl. Toutefois, il faut signaler que les critiques de la Vossische Zeitung ne font pas uniquement l'apologie de la direction des Théâtres berlinois, et qu'elles signalent aussi les problèmes techniques, le manque de qualité d'un décor ou son traitement inapproprié. Dans la querelle qui les opposait aux critiques des Berlinische Nachrichten, les rédacteurs de la Vossische Zeitung ont insisté sur la beauté des représentations, sur les progrès de la scénographie.

Les critiques théâtrales des Berlinische Nachrichten (Spenersche Zeitung) sont, quant à elles, particulièrement intéressantes durant l'année 1818 et le premier quart de l'année 1819. Elles sont de nature diverse : certains articles, plus virulents, prennent à plusieurs reprises nettement position contre "la splendeur […] des décors au théâtre", et "la richesse, le goût […] des costumes" qui augmentent tous les jours. 418 Ils semblent être issus de la même plume. Ils alternent avec d'autres articles d'un ton plus mesuré qui analysent la qualité littéraire des œuvres représentées. Il est possible qu'ils aient été rédigés par un autre auteur. Tous les articles ne sont pas entièrement négatifs dans leur jugement, et certains font aussi l'éloge de certains décors et costumes considérés comme "beaux" et "appropriés" (passend). Hermann Schaffner, dans son étude sur la réforme des costumes effectuée par le comte Brühl présente déjà de façon synthétique le point de vue critique qui s'est manifesté dans ces articles, sans les commenter. U. Harten cite les extraits de ces articles des Berlinische Nachrichten lorsqu'ils se rapportent aux décors de K. F. Schinkel. Elle signale que les critiques sont plutôt négatives, mais les utilise surtout pour dresser un bilan de la réception des œuvres de Schinkel. Nous avons voulu mettre l'accent sur plusieurs articles consacrés uniquement aux questions de scénographie.

L’auteur de ces articles présente des arguments analogues à ceux des Romantiques, tout en proposant sa propre vision des choses. Il se réfère plusieurs fois à d'autres auteurs plus célèbres pour étayer sa démonstration, et ce point fait aussi l'intérêt de ces articles. Nous nous intéresserons prioritairement à un très long essai publié en février 1818. Il est publié en plusieurs volets et s'intitule : "Au sujet des costumes et décors de théâtre" (Ueber Theater-Dekorazionen und Kostüme). Le ton de l'article est tout à fait sérieux, et l'auteur exprime un réel désir de contribuer à une amélioration des pratiques scéniques par son discours et ses conseils. Dans les premières lignes de son essai, l'auteur anonyme commence par donner une définition de la fonction des décors et des costumes.

‘La fonction indéniable des décors et des costumes est : de rendre concret un fait frappant ou lyrique sur la scène au moyen d'un environnement approprié. Mais la première question qui se pose est : quels environnements sont appropriés pour la réalisation de cet objectif ? 419

Dans les premiers volets de son essai, l'auteur aborde plutôt la question de la beauté et de l'exactitude des costumes. Nous reviendrons sur le principe de la beauté, qui se trouve en contradiction avec le strict respect de la vérité historique. Toutefois, en abordant la question des costumes, l'auteur note l'un des défauts qui les caractérise : une ornementation trop riche.

‘"[…] tout ornement, enjolivure, etc. qui attire l'attention de l'observateur plus sur soi que sur ce qui fait l'objet de l'ornement est  condamnable." 420

La proposition est entièrement soulignée dans le texte, et ressort du milieu de la page. L'auteur a mis tous les moyens en action pour se faire comprendre, même ceux de la typographie. L'argument lui-même rappelle un argument principal des Romantiques : l'idée qu'une scénographie trop riche, trop luxueuse détourne l'attention du spectateur du texte qu'il considèrent comme essentiel. Ici, l'auteur anonyme pense plutôt au jeu de l'acteur, mais ses propos vont dans la même direction.

Après s'être intéressé aux costumes, l'auteur traite plus longuement la question des décors, et donne des arguments analogues. Il défend l'idée que l'on s'éloigne de plus en plus de leur fonction originelle.

‘Les décors commencent à jouer un rôle essentiel, leur exécution est si soignée, si impressionnante, si brillante, qu'ils occupent et séduisent en permanence le regard, et, de ce fait, distraient et perturbent l'âme et l'imagination. 421

L'auteur évoque l'influence néfaste de décors trop brillants sur l'imagination : ils l'empêchent de se développer. Le fait de présenter l'imagination comme une faculté précieuse ramène l'auteur encore une fois dans les rangs des Romantiques. L. Tieck et Schlegel justifient leurs attaques contre une décoration trop riche par le frein qu'elle constitue pour l'imagination du spectateur. Hoffmann, quand à lui, demande que l'âme, le cœur (das Gemüth) trouve son compte à travers le spectacle. Pour cela, il propose une forme de décoration toute différente, plus sobre, fondée sur la lumière et créant une atmosphère. Elle touchera bien mieux le cœur du spectateur, laissé froid par une décoration chargée et brillante. Hoffmann exprime ce point de vue un peu plus tard, après la publication de l'article des Berlinische Nachrichten, à la fin de l'année 1818 dans les Etranges souffrances. L'auteur anonyme conclut le paragraphe en demandant que le fond de scène reste neutre, qu'il ne s'impose pas. Il concède pourtant que le décor peut contribuer à faire surgir la "dimension poétique" (der poetische Werth) de la représentation. Cette expression en revanche, dont le sens exact est difficile à définir, semble le différencier de certains Romantiques (Brentano), qui n'accordent qu'une fonction minimale au décor. Un exemple qui apparaît un peu plus loin dans le texte peut nous permettre de clarifier ce point. Justement, dans la suite de l'article, l'auteur fait l'éloge d'un décor créé par Schinkel, l'entrée de l'Enfer dans l'Alceste de Gluck. Il apprécie que Schinkel n'ait pas peint toute l'horreur de l'Enfer, mais qu'elle soit seulement suggérée par l'ouverture noire et béante dans les rochers.

K. F. Schinkel, IVe décor pour
K. F. Schinkel, IVe décor pour Alceste.

Illustration tirée de U. Harten, K. F. Schinkel […], 2000.

Mais il loue également le symbolisme du décor de Schinkel (sans dire que c'est de cela qu'il s'agit), qui exprime le combat de la vie et de la mort. Le dessin originel de Schinkel existe encore, et l'on y retrouve effectivement, à travers le contraste des parties claires et sombres le sens indiqué par le critique. La demande de simplicité ouvre le chemin vers un décor symbolique. C'est en ce sens que Schinkel entendait la notion de symbole déjà en 1813.

L'auteur de l'article en tire néanmoins la conséquence que la toile de fond ne doit être rien d'autre qu'un "arrière plan" (Hintergrund), qu'une "toile de fond", donc ne doit pas prendre le caractère d'un "tableau" (Gemälde), 422 d'une œuvre d'art indépendante. L'auteur attaque ici une tendance qui caractérise les décors des théâtres berlinois et à laquelle Schinkel lui-même n'a pas échappé. C'est aussi une façon de s'opposer aux principes de Brühl qui s'efforce, par l'attention donnée au décor, d'en faire une œuvre d'art, dans le but de faire de la représentation une œuvre d'art.

C'est alors que l'auteur anonyme introduit un argument de poids, la référence à l'Antiquité et à Shakespeare, qui le conduit pourtant vers une position nuancée.

‘Nous savons combien l'effet des décorations est minime, car nous avons connaissance de l'effet que firent les pièces des Anciens, avec une décoration fixe extrêmement simple, et les pièces de Shakespeare jouées entre quatre murs devant des tentures grossières de sacs de toile. Nous ne voulons pas dire par cela que nous méprisons des décorations plus belles, mais nous voulons donner des limites aux décors. 423

L'auteur ici se place encore une fois du côté des Romantiques en reprenant un de leurs arguments principaux. Lessing, comme on l'a vu, s'était appuyé sur l'idée que la simplicité de la scène élisabéthaine n'enlevait rien à la force dramatique d'une pièce. Après Lessing, celui qui transmit cette idée fut A. W. Schlegel, de qui l'auteur, qui a lu les Cours sur l'art dramatique, reprend l'idée. L'analyse des articles de la Vossische Zeitung permet de constater que cette admiration pour la scène élisabéthaine était loin d'être partagée. Mais il est intéressant que l'auteur reprenne cet argument en lui conférant par là un plus large écho dans le public. Un an plus tard, dans un article publié en février 1819, un auteur (sans aucun doute la même personne) reprendra et défendra encore une fois cet argument de la scène élisabéthaine comme modèle d'une autre manière d'assister au spectacle et de le regarder.

Un dernier point intéressant dans l'essai "sur les décors et les costumes" est la différence que le critique fait entre les pièces "tragiques" (Tragödie) et les pièces "romantiques ou lyriques." (romantische und lyrische Darstellungen.) Les deux types d'œuvres n'exigent pas la même scénographie.

‘Les décors sont en règle générale partie intégrante des spectacles lyriques et romantiques, car ce n'est pas la réflexion qui règne ici, mais ce sont les sentiments et l'imagination. 424

L'auteur demande que les décors soient établis

‘en lien permanent avec l'action ; car c'est là que réside le vrai secret du décorateur. 425

Cette exigence est importante : nous avons déjà souligné que l'unité entre les différents éléments d'une représentation apparaît comme un signe avant-coureur de la pratique ultérieure de la "mise en scène" dans son sens moderne.

Pour les tragédies en revanche, il recommande vivement de choisir un décor fixe, le plus simple possible et imposant ("die stehende, möglichst einfache, aber imposante, Dekoration"). Cette forme de décor est plutôt une allusion au théâtre de l'Antiquité.

Là où la pensée est primordiale, car tel est le cas pour la tragédie, toute perturbation et tout dérangement doivent être évités ; il est nécessaire de donner à l'environnement de l'œuvre la même forme noble, simple et solide, qui constitue la loi de l'œuvre tragique elle-même. 426

L'auteur de l'article conclut en appelant à ce que ses idées soient prises en compte. Il formule le souhait légèrement ironique que les étincelles qui jailliront du débat autour de ses idées éclairent la pratique du théâtre.

Notes
418.

Dans ces mêmes articles, l'auteur prend position sur l'authenticité des costumes ; nous traiterons cet aspect en même temps que les prises de position des autres auteurs.

419.

"Die unleugbare Bestimmung der Dekorazionen und Kostüme ist : einen drastischen [sic!] oder lyrischen Vorgang auf der Bühne durch angemessene Umgebungen zu versinnlichen. Es fragt sich aber zuerst : welche Umgebungen sind jenem Zwecke angemessen." Berlinische Nachrichten, 5. février 1818. C'est l'auteur de l'article qui souligne. Des expressions, des formules frappantes sautent immédiatement aux yeux du lecteur, qui saisit rapidement la démarche critique de l'auteur.

420.

"daß jeder Schmuck, Zierrath, u.s.w., welcher die Aufmerksamkeit des Beschauers mehr auf sich als auf das Geschmückte lenkt – verwerflich sei." ibid., 10 février 1818.

421.

"Die Dekorazionen fangen an eine Hauptrolle zu spielen, sie werden so sorgsam, so effektvoll, so glänzend ausgeführt, daß sie das Auge fortwährend reizen und beschäftigen und so auf Fantasie und Gemüth ablenkend und störend wirken." ibid., 14 février 1818.

422.

die Dekorazion kann [für den poetischen Werth] nachteilig wirken, sobald sie den Charakter eines Hintergrunds zu einem Gemälde überschreitet." ibid.

423.

"Wie wenig die Umgebungen des Theatres thun, wissen wir, denn es ist uns bekannt, welche Wirkung die Stücke der Alten, mit stehender höchst einfacher Szene und die Shakespeares, zwischen vier Wänden mit grobem Sack-Vorhang, gemacht haben. Damit soll nicht gesagt sein, daß wir schönere Umgebungen verschmähten, aber wir wollen den Dekorazionen Schranken anweisen."

424.

In romantischen und lyrischen Vorstellungen machen die Dekorazionen in der Regel einen integrierenden Theil derselben aus, denn hier hersscht nicht die Reflexion sondern Empfindung und Fantasie vor.

425.

"es muß aber eine dauernde Wechsel-Beziehung zwischen der Handlung und der Dekoration obwalten und hierin liegt das Wahre Geheimnis des Dekorateurs."

426.

"Wo der Gedanke, so verherrscht wie in der Tragödie, da muß jede auch noch so kleine Ablenkung und Störung vermieden und der Umgebung des Stücks die edle einfache und feste Grundhaltung gegeben werden, welche für das tragische Dichterwerk selbst gebietendes Gesetz ist." ibid.