2. 1. 3. 1. August Wilhelm Iffland

Avant de citer plus précisément les réponses d'Iffland nous voudrions revenir sur un point qui permet de saisir la perspective dans laquelle se placent les deux directeurs et qui implique une forme de réponse. Dans l'Almanach édité par A.W. Iffland en 1807 (p. 296-297) se trouve un témoignage intéressant sur les pratiques scéniques alors répandues en Allemagne. En effet, à la fin de l'Almanach, Iffland ou l'un de ses collaborateurs a dressé une liste mentionnant le personnel et l'activité de tous les théâtres de langue allemande. Les informations données pour le théâtre de la ville de Brême témoignent du fait que l'enrichissement du fonds de décors et leur embellissement est vu comme quelque chose de tout à fait naturel. Un événement théâtral particulier est signalé, une œuvre donnée avec "vérité et magnificence" (Pracht und Wahrheit) et ayant mobilisé une centaine de figurants, qui a suscité l'admiration du public. On voit dans cette note que la richesse de la scénographie est considérée par la critique et le public comme une qualité du spectacle et non comme un luxe. Pour les théâtres des villes moyennes, l'attention portée à une mise en scène soigneuse permet de mettre en valeur leur établissement.

Des réponses concrètes d'Iffland aux critiques qu'il a reçues apparaissent dans les différents articles des Almanachs, et plus spécialement celui de 1811, comme nous l'avons déjà signalé. Les titres des articles de cet Almanach, replacés dans le cadre d'une polémique, prennent un sens particulier. Il est vrai qu'Iffland répond ici plus globalement aux critiques qui lui sont faites, mais la réponse sur la question de la scénographie est implicite. La réponse d'Iffland est clairement fondée sur l'attitude du public.

Dans l'article "Sur la situation actuelle des directions des théâtres comparée à ce qu'elle était auparavant", 427 Iffland évoque l'évolution du répertoire qui a entraîné de grands bouleversements dans la gestion des théâtres, et notamment dans les choix effectués dans le domaine de la scénographie. Iffland évoque le répertoire des théâtres au milieu du XVIIIe siècle, puis s'intéresse à la redécouverte des œuvres de Shakespeare, ainsi qu'à la mode des drames de chevalerie.

‘Lorsque l'on introduisit les pièces de Shakespeare sur la scène, et que suivirent progressivement les drames de chevalerie Erwine de Steinheim, Agnès Bernauer, les Brigands, L'attaque de Boxberg, Just de Stromberg, Mathilde de Gießbach etc. ; la situation que connaissait les théâtres en fut radicalement transformée." 428

Et Iffland de poursuivre :

‘"Les auditeurs se transformèrent dans la plupart des lieux presque uniquement en spectateurs." 429

Plusieurs choses sont à souligner dans les citations qui précèdent. D'abord le fait qu'Iffland place les Brigands de Schiller parmi les drames de chevalerie. Iffland semble ici faire un amalgame entre certaines œuvres du Sturm und Drang et les drames de chevalerie. Ce nouveau répertoire exigeait une autre "mise en scène", avec une multiplication du nombre des acteurs et des figurants, une dépense plus importante pour les costumes (armures, costumes espagnols ou vieil-allemands), une diversification éventuelle des décors (si l'action se déroule dans des lieux différents, si elle se déroule au Moyen-Âge qui ne fait pas partie des décors "types") et des éléments du costume. Les problématiques de la vérité historique et de l'importance de la de scénographie sont ici liés. La désignation du spectateur comme "auditeur" doit être également relevée. Iffland semble dire que le goût pour le spectaculaire a été introduit par les drames de chevalerie. Il y a un sens polémique dans cette affirmation. Nous posons l'hypothèse qu'Iffland fait une sorte d'amalgame entre plusieurs phénomènes : Shakespeare, la mode des drames de chevalerie, l'admiration de ses adversaires pour Shakespeare et certaines œuvres du Sturm und Drang, voire l'opposition des Romantiques au style qui lui est le plus proche, le drame bourgeois, qui nécessite une scénographie sobre. Iffland répond que c'est l'autre camp, celui des admirateurs de Shakespeare, voire celui du Sturm und Drang qui est responsable de l'augmentation du spectaculaire. Iffland rappelle quasiment à ses adversaires, même s'il s'agit d'une simplification des faits, que ce n'est pas son propre camp (le drame bourgeois, lieu d'enseignement moral, fondé dans l'esprit d'une critique du théâtre de cour) qui est à l'origine de la forme de théâtre qu'ils critiquent. À ceux qui louent les tentures grises de Shakespeare, il répond que le théâtre de Shakespeare nécessite une scénographie importante (en raison des changements de lieux et de l'ancrage historique). Le raisonnement d'Iffland est juste, mais ce dernier se place bien du côté d'une scénographie réaliste. C'est écarter la réflexion esthétique des Romantiques qui émettent l'idée qu'une autre "mise en scène" de Shakespeare est possible.

La formulation d'Iffland ("auditeur"), ainsi que le jeu de mot autour du "spectacle" (Schauspiel) qu'est la représentation théâtrale, sont revenus par la suite dans les textes d'Hoffmann et de Ludwig Tieck, comme nous l'avons vu plus haut. Nous voyons que les deux camps opposés emploient parfois une formulation analogue pour défendre leur point de vue. L'arrière plan idéologique n'est pas le même dans les deux cas. Iffland semble certes regretter l'évolution vers le spectaculaire. La formule des "auditeurs" nous rappelle l'attitude calme des spectateurs dans une gravure que nous avons insérée plus haut représentant le "bon goût" (cf. p. 25) opposé au goût "régnant" des drames de chevalerie, où les spectateurs sont debout dans la salle en agitant les bras. Iffland se place ici du côté de la mesure, du côté d'une simplification de l'appareil scénique, mais il reste, comme nous le verrons, du côté d'une attention au visuel et ne met pas en cause l'importance de la scénographie.

Revenant encore sur l'évolution du répertoire et sur les attentes du public et des intellectuels envers les directions, il affirme, évoquant maintenant la situation du début du XIXe siècle :

‘"Parallèlement s'élève avec force la voix de personnes isolées qui réclament presque exclusivement des représentations fréquentes et rapprochées de tragédies de haut niveau. Le grand public cependant s'en éloigne, ce qui diminue les indispensables rentrées d'argent." 430

Nous avons choisi de retenir cette affirmation d'Iffland sur le répertoire parce qu'elle exprime très bien la situation dans laquelle se trouve le directeur, et parce qu'elle explique le choix d'une scénographie destinée à attirer le public. La voix de personnes isolées est sans doute celle des écrivains romantiques qui réclament effectivement un répertoire plus difficile. Il ne s'agit pas de porter de jugement sur les intentions d'Iffland, qui devait faire preuve de pragmatisme ; mais le renvoi aux attentes du public est aussi une manière de se dégager de sa responsabilité.

En consultant la suite de l'article, on comprend de nouveau qu'Iffland a voulu répondre à toutes les attaques qu'il a subies, et qu'il utilise clairement l'Almanach pour se défendre. Ainsi, aux critiques émises sur la mise en scène de la Pucelle d'Orléans, notamment sur l'importance accordée au défilé du couronnement du roi Charles VII, il répond qu'il n'a fait que respecter ce qu'exigeait le texte. Il adjoint alors une liste des figurants et des acteurs qui composent le défilé, en assurant que cet agencement n'a rien d'excessif. Il invoque aussi un minimum de crédibilité de la scène du point de vue esthétique et historique. (Un "défilé" avec quelques figurants isolés ne serait pas du meilleur effet et ne correspondrait pas aux exigences minimales de l'étiquette.) Plus loin, il loue encore le travail de son décorateur Bartolomeo Verona. Le ton de l'article laisse deviner qu'Iffland s'est laissé gagner par une certaine amertume.

Les réflexions exprimées par Iffland soulignent les difficultés réelles que fait naître la gestion d'un théâtre, institution à vocation artistique et en même temps entreprise, qui doit compter avec des facteurs très matériels. Iffland était conscient de cette situation. La difficulté d'émettre un jugement définitif sur son action se mesure au fait que cette problématique est toujours actuelle.

Notes
427.

"Ueber das Verhältnis der Directionen… Almanach fürs Theater, Berlin 1811.

428.

"Als aber die Shakespearschen Stücke auf die Bühne gebracht wurden und diesen allmählig die Ritterstücke folgten Erwine von Steinheim, Agnes Bernauerinn, die Räuber, der Sturm von Boxberg, Just von Stromberg, Mathilde von Gießbach u. s. w. ; so war das bisherige Verhältniß aller Directionen von Grund aus geändert." ibid., pp. 44-45.

429.

"Die Zuhörer verwandelten sich an den mehrsten Orten fast ganz in Zuschauer." ibid., p. 45.

430.

"Zugleich fordern laute Stimmen Einzelner, fast ausschließlich eine nahe und öftere Folge der Tragödie im höheren Style. Von diesen zieht indeß das große Publikum sich zurück und verringert damit die unentbehrliche Einnahme."