2. 1. 3. 2. Karl von Brühl (1819, 1831)

Le comte Brühl consacre le dernier tiers de la préface des Nouveaux costumes à la question de l'éclat, de la beauté de la décoration et des costumes. La plupart des points qu'il développe sont en fait une réponse aux arguments des Romantiques et aux critiques qu'il a reçues dans les journaux. Les mêmes idées sont formulées avec plus de véhémence dans la préface qui accompagne les gravures de Décors de Karl Friedrich Schinkel.

Brühl cherche d'abord à justifier le soin apporté à la scénographie qui n'est pas seulement un droit, mais un devoir. Pour ce faire, il reprend à son compte la référence au théâtre antique et à la scène élisabéthaine que faisaient ses opposants. Il propose d'autres informations sur ces deux formes de théâtre. Sa justification se fonde finalement sur l'évolution récente du théâtre et la place du théâtre dans la société.

L'un des premiers arguments de Brühl est d'ordre stratégique et didactique. Le déploiement de la scénographie est un "moyen" (ein Mittel) de développer le goût du public pour les pièces plus difficiles. Selon le comte Brühl, il est doublement conseillé de donner les œuvres majeures de l'art dramatique avec l'aspect extérieur qui convienne. 431 "L'expérience a montré que ce moyen était très efficace", ajoute le comte. En effet :

‘"Au début, la foule ne vient que pour voir de beaux costumes et de beaux décors, petit à petit elle s'habitue aux pièces classiques, apprend à connaître l'auteur, et, petit à petit, on la conduit ainsi vers le meilleur." 432

Brühl constate avec plaisir que les pièces "sérieuses pour lesquelles on a soigné la scénographie sont beaucoup plus fréquentées que les comédies." Brühl était donc parfaitement conscient des enjeux d'une décoration élaborée. Les conséquences de cette pratique ne sont pas évoquées. Le public ne risque-t-il pas de s'habituer à une belle décoration et aux effets de scène, au point de ne plus pouvoir s'en passer ? Les Romantiques répondent par l'affirmative et dénoncent la perversion du goût du public. Pour le comte Brühl, cet argument est aussi une réponse à ceux qui demandent une amélioration du répertoire ; c'est la scénographie qui contribuera à cette amélioration.

Les Romantiques avaient fondé leurs attaques contre l'esthétique proposée par les deux directeurs en se référant et s'inspirant des pratiques du théâtre antique et plus particulièrement en se référant à Shakespeare. Or, Brühl a lui-même défendu ses propres principes en reprenant l'argument, mais en se fondant sur d'autres faits historiques que ceux avancés par les Romantiques. Brühl retourne même l'argument de l'imitation du théâtre élisabéthain contre ses opposants. Alors que des Romantiques comme Schlegel et Brentano soulignent la sobriété de la scénographie grecque et la nécessité des tréteaux nus, Brühl affirme :

‘Les Anciens qui furent nos maîtres en matière d'art dramatique, les Grecs et leurs élèves, les Romains, veillaient fort à la simplicité dans le développement de leurs œuvres dramatiques. En revanche, ils apportaient une attention très scrupuleuse à leurs décors et à leurs costumes qui étaient d'un grand éclat, dans un autre sens, il est vrai, que les nôtres.  433

Brühl cite encore la source dont il tire ces informations, un ouvrage sur le théâtre des grecs de l'architecte Hans Christian Genelli, qui venait de paraître en 1818. Il fonde donc son affirmation sur le savoir des spécialistes, dans une démarche scientifique. Mais il reste difficile de dire si Brühl est ici de bonne foi, s'il interprète le passé (de même que l'ont fait les Romantiques) de façon à trouver des arguments pour appuyer son propre point de vue. Cette réponse révèle aussi le manque d'effort de compréhension d'un parti envers l'autre (le dialogue de sourd).

‘Les opposants à tout éclat sur la scène apportent comme preuve de leurs dires qu'il n'existait presque pas de décors à l'époque de Shakespeare, et que ses pièces firent malgré cela le plus grand effet. Cette influence est facile à expliquer là où régnait l'esprit de Shakespeare. Son apparition était si immense en comparaison de tout ce qui existait avant lui, que ses œuvres devaient bouleverser et réjouir le spectateur même dans une baraque de planches, tendue de toile grise. 434

L'intérêt de la citation réside dans le fait que Brühl mentionne clairement ses opposants et résume leur pensée. Nous avons ici encore un témoignage du débat, et du fait que Brühl connaissait très bien la position de ses adversaires. Cependant, il tâche de trouver une formule pour pouvoir rejeter leur argument. La réponse de Brühl ne paraît pas convaincante, car la contrepartie de ce raisonnement est qu'une scénographie riche doit pallier à un manque de force des œuvres, avec le risque que l'on en déduise un manque de grandeur du théâtre contemporain, qui, lui, a besoin de décorations. Mais on pourra retenir que Brühl ne remet pas en cause la grandeur de Shakespeare. Dans la préface des Décors de Schinkel, Brühl émet un raisonnement analogue, mais le ton est ici beaucoup plus véhément :

‘Il n'est pas inutile de répéter […], que cela devient une mode de pousser de hauts cris contre les décors et de ne parler et de n'écrire que des théâtres shakespeariens, tendus de toiles grises. ’ ‘On prétend que l'acteur doué fait oublier tout ce qui l'entoure, le costume et les décors ! Mais où est-il donc, ce phénix ?  Et pourquoi un beau tableau d'histoire n'aurait-il pas un beau cadre, un arrière plan agréable et approprié? Pourquoi voulons-nous retourner à l'époque où l'on jouait sur des chariots et des tréteaux ? 435

Brühl, dont le style exprime un sentiment de colère, tente de tourner en dérision la position de ses adversaires. L'idée essentielle qui inspire Brühl et qui l'empêche de d'admettre la démarche des Romantiques est celle du progrès de la scénographie depuis le XVIIIe siècle. Cette idée est également défendue par les critiques de la Vossische Zeitung et par une partie du public. S'insérant dans le mouvement d'une reproduction mimétique du réel, il tente d'en achever la réalisation et est incapable de concevoir le point de vue adverse. La caractérisation de l'acteur comme "phénix" qui se relève de ses cendres se trouve aussi chez E. T. A. Hoffmann. 436 L'image est frappante et nous ne l'avons trouvée nulle part ailleurs. Brühl, qui connaissait le texte d'Hoffmann, lui a peut-être répondu ici. Dans la préface des Nouveaux costumes, Brühl exprime de façon plus nuancée ses doutes face à la fréquence du "phénomène". Le critique sévère des Berlinische Nachrichten, que nous évoquions plus haut, a très bien perçu la faiblesse de cet argument qui ne donne pas une bonne image des capacités des acteurs, et s'est empressé de le tourner en dérision, comme nous l'avons indiqué. Les assertions de Brühl soulèvent toutefois un problème que pose réellement l'esthétique choisie par les Romantiques. Elles posent la question d'une aspiration naturelle de l'homme au visible, et la difficulté de se mouvoir dans l'abstraction. Brühl rejette la forme du théâtre élisabéthain qu'il considère comme "dépassée", et persiste dans son choix d'une esthétique du visible. Dans le suite du texte, Brühl réfute également un autre argument : le fait qu'une lecture en public des œuvres dramatiques par un seul lecteur produise autant d'effet qu'une représentation, car elle suscite le travail de l'imagination. En guise de réponse, Brühl répond que les représentations de l'imagination restent indéniablement toujours les plus frappantes, quelque soit la qualité des décors. Il s'appuie sur cette tournure rhétorique pour mettre cet argument de côté. 437 Le texte de Brühl constitue pour nous un témoignage du fait que l'idée du "théâtre dans un fauteuil" était elle-même débattue. Quelque soit le point de vue adopté par les uns et les autres, nous voyons notamment à travers cet exemple que le débat a contribué à poser des problématiques, à faire connaître différents points de vue qui ont, sans aucun doute, trouvé un écho ultérieurement.

Le comte Brühl exprime finalement encore une autre justification de la richesse et de la beauté de la décoration : l'évolution du mode de vie et de la société en général, invoquant les progrès dans tous les domaines de la culture.

‘Toutes nos manières d'être et de faire, nos progrès dans bien des domaines de la culture, les changements de notre vie quotidienne et l'accroissement du luxe dans cette dernière ont exercé peu à peu une influence colossale sur notre théâtre. 438

Rappelant que le théâtre de foire donné sur des tréteaux, où selon Brühl, chaque spectateur trouvait certes son compte, appartient au passé, il poursuit :

‘De telles contradictions sont fort ridicules ! mais elles ne peuvent nous détourner du chemin que nous avons choisi une fois pour toutes.  439

La dimension sociologique de l'argument de Brühl est intéressante, parce que cette manière de concevoir les choses est nouvelle. Brühl introduit aussi sans le vouloir l'idée qu'une réforme de la scénographie (soit une transformation des pratiques scéniques en général) appelle une réforme du lieu théâtral. Les propos du comte soulèvent la question du théâtre dans la cité, de sa fonction représentative, du fait que le théâtre est un lieu ouvert, un lieu où le spectateur lui-même se donne en spectacle. Ce que Brühl ne dit pas : alors que le lieu théâtral (le bâtiment) est rempli de signes de cette représentation, est marqué par le pouvoir politique qui en a la charge, la scène elle-même est le lieu de cette représentation qui rend si difficile la mise en place d'une autre esthétique. La condition d'un changement serait que la nation et que le pouvoir s'identifient à cette nouvelle esthétique et la considèrent comme représentative d'eux-mêmes. Un pas a été franchi dans cette direction avec la représentation du Freischütz. Brühl voulait que la scénographie de cette oeuvre nationale soit la plus sobre possible. Ici, la simplicité avait donc, comme nous l'avons déjà évoqué, une dimension nationale et a pu être réalisée sur la scène.

Ces réflexions de Brühl sont intéressantes parce qu'elles montrent bien quelle est la situation des Théâtres Royaux et leur fonction. Elles jettent une lumière particulière sur les conditions dans lesquelles pratiques scéniques de ce temps. Une quinzaine d'années plus tard, le roi de Prusse Frédéric Guillaume IV engagera Ludwig Tieck comme dramaturge à Berlin, lui permettant de réaliser de nouvelles expériences théâtrales et de proposer une esthétique différente. Mais ce monarque, on le sait, se sentait proche des Romantiques et voulu les rassembler autour de lui. Cette situation confirme plutôt le propos de Brühl de la difficulté d'imposer une esthétique contre l'aspiration du public (et du pouvoir en place).

Pour conclure sur les réponses du comte Brühl, nous voulons toutefois mentionner que, dans ses paroles de conclusion, il rejoint partiellement le point de vue des écrivains cités plus haut :

‘Le directeur de théâtre ignorant ou maladroit croit avoir satisfait au goût de son époque lorsqu'il a déployé des trésors de luxe et de couleur. Par contre, celui qui aime véritablement l'art cherchera seulement à donner à chaque chose sa juste place, tant à la simplicité qu'au luxe, et qui va chercher la beauté des costumes et des décors uniquement dans une accumulation inutile et inadéquate du faste, prouve qu'il ne connaît pas son affaire. 440

Deux attitudes sont opposées ici: le travail maladroit (Brühl ne peut être trop sévère: ce texte est destiné à être lu par tous les autres directeurs de théâtre d'Allemagne, qui, fort probablement, sont justement dans cette situation.) et le choix intelligent d'une scénographie appropriée. Bien évidemment Brühl s'identifie au directeur qui donne à chaque chose sa juste place.

Notes
431.

"mit dem nöthigen und passenden Anstande". Neue Kostüme, préface, 3ème page.

432.

"Anfänglich strömt die Menge nur hinzu, um schöne Anzüge und Decorationen zu sehen, nach und nach gewöhnt sich dieselbe an die klassischen Schauspiele, lernt so den Dichter kennen, und wird allmälig dem besseren näher gebracht." ibid.

433.

"Unsere Altmeister in der dramatischen Kunst, die Griechen und ihre Schüler die Römer, hielten sehr auf Einfachheit in dem Gange ihrer dramatischen Werke. Ihr Decorations– und Kostüm- wesen hingegen war sehr sorgfältig beachtet und sehr glänzend, wenngleich in anderer Art als das unsrige." ibid., 4ème page.

434.

"Die Gegner alles szenischen Glanzes führen zum Beweise ihrer Behauptung an, daß es zu Shakespear's Zeiten, fast keine Decorationen gegeben, und dessen Stücke dennoch große Wirkung hervorgebracht haben. Diese Wirkung ist aber leicht zu erklären, wo Shakespear's Geist waltete. Seine poetische Erscheinung war so riesengroß im Vergleich mit allem dem, was man vorher kannte, daß seine Werke auch in einer Bretter-Bude mit grauer Leinwand behangen, erschüttern und erfreuen mussten." ibid.

435.

"[es wird] nicht unnütz seyn, nochmals zu wiederholen […], daß es nämlich zur Mode wird, auf eine lächerliche Art gegen die Decorationen überhaupt zu schreien und nur von Shakspears Theatern, mit grauer Leinwand behangen, zu sprechen und zu schreiben.

Man will, der kunstgeschickte Schaupieler soll alles vergessen machen, was um ihn herum ist, Costume und Decoration ! Wo ist er aber, dieser Phönix ?  Und warum soll ein schönes Historien-Bild nicht auch einen schönen Rahmen, einen schönen, einen passenden Hintergrund haben ? Warum wollen wir in die Zeit zurückgehen, wo man auf Karren und Gerüsten spielte ?" Dekorationen, op. cit., préface.

436.

Hoffmann, Werke, hrsg. von G. Ellinger. p. 72.

437.

Comment ne pas voir ici encore une réponse aux Romantiques, si l'on songe aux lectures célèbres effectuées par Tieck, auxquelles se rendaient de nombreux artistes et intellectuels.

438.

"Unser ganzes Walten und Thun, unser Fortschreiten in manchen Zweigen der Cultur, unser verändertes bürgerliches Leben, und selbst der immer zunehmende Luxus in demselben, haben nach und nach und unwillkürlich einen mächtigen Einfluß auf unsere Bühne geäußert." Neue Kostüme, préface, 4ème page

439.

"Dergleichen Widersprüche sind höchst lächerlich ! wenn sie uns auch auf dem einmal eingeschlagenen Wege nicht irre machen können. " ibid.

440.

"Der unwissende oder ungeschickte Theater-Director glaubt dem Zeitgeschmack Genüge gethan zu haben, wenn er Glanz auf Glanz, Farbe auf Farbe häuft. Der wahre Kunstfreund dagegen, wird nur alles auf seinen rechten Platz zu bringen suchen, sowohl Einfachheit als Glanz, und wer die Schönheit der Kostüme und Decorationen nur in einer unnützen, unzweckmäßigen Anhäufung von Pracht suchen will, zeigt, daß er sein Geschäft nicht versteht. —" ibid.