2. 2. Le débat sur le réalisme et la vérité historique dans la scénographie.

2. 2. 1. Les Romantiques : contre la reproduction mimétique du réel

2. 2. 1. 1. Ludwig Tieck (dès 1797) : le réalisme tourné en dérision

Ludwig Tieck est l'auteur le plus riche sur la question du respect de la vérité historique, un thème qu'il a pris le temps de développer dans des essais plus tardifs. Or, le fondement de la critique du trop grand intérêt accordé à la vérité historique est une attitude profondément sceptique face au réalisme dans la scénographie, et cette attitude est manifeste dès les écrits de jeunesse. En effet la petite pièce satirique du Chat botté constitue, à travers quelques scènes ou morceaux de dialogues bien précis, un témoignage humoristique de la pensée de Tieck sur cette question.

Pour comprendre comment Le chat botté reflète la position de Tieck sur le réalisme dans les costumes et les décors, il faut se remémorer le contexte dans lequel la pièce fut écrite. August Wilhelm Iffland venait de prendre la direction du Théâtre National et Royal en 1796. L'acteur vedette, comme nous l'avons vu dans la première partie de cette étude, avait développé depuis plusieurs années un style et une théorie du jeu particuliers, très réfléchi et plutôt naturaliste. Tieck considéra l'arrivée Iffland avec beaucoup de scepticisme ; et le Chat botté publié en 1797 contient une critique du travail d'Iffland à plusieurs points de vue. La critique littéraire a pu mettre en évidence des passages précis du Chat botté qui ont pour but de dévaloriser son style de jeu ; ce sont notamment les commentaires enthousiastes et ridicules d'un personnage nommé Bötticher au sujet de l'acteur qui joue le rôle du Chat Botté. Le conseiller Karl August Böttiger (1760-1835) était un spécialiste de l'antiquité, rédacteur, critique de théâtre, et témoin de son temps, car lié avec maintes personnalités célèbres. Il est l'auteur d'une analyse du jeu d'Iffland, Entwicklung des Ifflandischen Spiels in 14 Darstellungen auf dem weimarischen Hoftheater im Aprilmonat 1796 (1796), dans laquelle il accorde d'ailleurs un peu d'intérêt aux costumes choisis par Iffland dans ses différents rôles. "J'ai encore en tête le jeu formidable de l'homme qui joue le Chat" affirme le personnage Bötticher dans la pièce. Cet "homme" est August W. Iffland, et les propos du personnage Bötticher sont une reprise parodique de critiques théâtrales que K. A. Böttiger a rédigées à la louange d'Iffland. Or, ce qui n'a peut-être pas été assez souligné jusqu'ici, c'est qu'une bonne partie des commentaires du personnage Bötticher concernent l'aspect extérieur (costume) de l'acteur qui joue le rôle du chat, et nous voulons montrer qu'on peut en déduire aussi la position de Tieck par rapport au travail qu'Iffland effectuait sur le costume. Il existe encore un ou deux autres passages du Chat botté qui permettent de comprendre la position de Tieck sur le réalisme dans la scénographie. Nous avons choisi de prendre deux exemples de nature différente qui nous paraissaient significatifs.

Le premier exemple est un extrait d'une conversation des spectateurs qui apparaissent dans la pièce. En effet, grâce à la structure de la "mise en abyme", des spectateurs deviennent des personnages et commentent en direct le spectacle du Chat botté qu'ils voient devant eux sur la scène. Les spectateurs sont de braves gens qui ne comprennent pas grand-chose au théâtre et leurs propos naïfs, qu'il faut lire à l'envers comme nous l'avons déjà vu plus haut, constituent donc une satire mordante d'un style de jeu, du goût du public berlinois. Dans la pièce de Tieck, les personnages-spectateurs sont d'abord un peu perturbés par la pièce étrange qu'on leur propose, où peu de choses sont rationnelles, où l'on voit, joué par un acteur, un chat sur la scène. Après les scènes d'exposition avec le héros Gottlieb et son chat, le "Roi" et sa fille "la Princesse" font leur première apparition sur la scène. Dans un dialogue à la fois burlesque et pathétique, le Roi se soucie de voir que sa fille n'est pas encore mariée. Commentaire des spectateurs :

‘Fischer. Voici enfin une scène dans laquelle on rencontre du bon sens.’ ‘Schlosser. Je suis ému moi aussi.’ ‘Müller. Voilà un excellent prince.’ ‘Fischer. Tout de même il n'avait pas besoin de paraître sur scène avec sa couronne. ’ ‘Schlosser. Cela perturbe complètement notre sympathie pour lui comme tendre père de famille. 441

On voit ici, à travers l'exemple de cet accessoire du costume qu'est la couronne, que le costume a une fonction dans le spectacle et doit être choisi selon certains règles : de même que le mélange des genres et l'invraisemblance de l'action (un chat qui parle) perturbe les spectateurs, de même le costume, pour ce type de public, doit être vraisemblable par rapport au contenu de la scène, ce qui revient ici à une esthétique réaliste, parce que les spectateurs ne supportent pas le décalage, la farce, l'intrusion de l'absurde. Le contexte culturel est aussi le goût du public pour les comédies larmoyantes (Rührstücke) ou scènes familiales (Familiengemälde) alors très répandus. Le Roi, s'il s'agit d'une scène de famille, ne doit pas paraître avec les insignes du pouvoir, mais en tenue privée, si l'acteur veut respecter les règles de la bienséance. Le costume détruit l'illusion théâtrale s'il n'est pas réaliste. Mal choisi, il perturbe le spectateur et l'empêche de ressentir des émotions, ce qui est présenté par le spectateur Schlosser comme l'une des fonctions principales du théâtre. Si on lit ce raisonnement à l'envers, on comprend que Tieck demande au spectateur de ne pas s'attacher à ce genre de détails réalistes notamment au niveau du costume, d'accepter aussi un décalage par rapport au réel (et on peut supposer que ce principe vaut pour l'ensemble de la scénographie) ; cet exemple nous confirme que Tieck est à la recherche d'une autre forme de théâtre, dans laquelle la scénographie n'a pas besoin d'être réaliste pour que naisse l'illusion théâtrale, car la force de conviction de l'œuvre est ailleurs.

Le deuxième exemple sont des propos tenus par le personnage Bötticher au sujet de l'acteur qui joue de rôle du Chat. "Quel travail ! Quelle finesse ! Quel talent d'observation ! Quel habillement !" s'exclame Bötticher. Mais la réponse très prosaïque de son voisin indique déjà que Tieck ne suit pas cette exaltation : "C'est vrai," dit Schlosser, "il a l'air naturel, comme un gros chat". 442 Bötticher de reprendre :

‘ Avez-vous remarqué qu'il ne s'agit pas d'un chat noir ? Non, au contraire, il est presque tout blanc et n'a que quelques taches noires, cela exprime parfaitement sa bonhomie, de même on voit déjà à l'avance le déroulement de la pièce et tous les sentiments qu'elle doit générer dans ce pelage. 443

Les lignes ci-dessus sont d'abord un persiflage très réussi du style du critique K. A. Böttiger. Ensuite, le fait que le pelage d'un chat, c'est-à-dire l'habit d'un acteur, permette d'exprimer le caractère du personnage, spécialement par tel ou tel détail (les taches), est une allusion aux théories d'Iffland sur le costume, dont la mise en pratique la plus célèbre a été l'interprétation du rôle de l'avare (Molière). Il est vrai que dans un certain nombre de cas, Iffland avait soigné tel ou tel détail de son costume ou maquillage, désirant en faire le témoin d'un trait psychologique du personnage, à la recherche de la plus grande vérité possible. Tieck remet en question l'intérêt de la démarche d'Iffland ; il se moque des efforts réalisés pour traduire la vérité psychologique dans le costume. Au même moment, Tieck tourne aussi en dérision les efforts de Böttiger lui-même, qui présente comme une réflexion théorique approfondie ce qui n'est peut-être, aux yeux de Tieck, qu'une simple imitation du réel dans le travail de l'acteur, sans que celui-ci n'atteigne ce qui est profond dans le personnage. L'idée formulée par le personnage Bötticher que le costume puisse exprimer à l'avance le déroulement de la pièce est bien sûr tout à fait exagérée, mais elle trouve en fait sa source dans une autre exigence du théâtre réaliste de la Spätaufklärung : le costume doit dès le premier instant permettre au spectateur d'identifier le personnage, même d'en connaître le caractère, voire sa fonction dans l'action dramatique. 444 Tieck semble donc rejeter la nécessité d'un tel réalisme. On peut même supposer qu'il n'attribue pas au costume prioritairement la fonction de transmettre un message sur le personnage ou sur la pièce. On pourrait préciser : ce que Tieck ne comprend pas, c'est que l'on puisse dépenser du temps, de l'énergie, de la réflexion sur le costume qui ne le mérite pas. On retrouve donc à ce sujet la position de Tieck face à la richesse du costume et des décors : ils considérés comme des éléments tout à fait secondaires par rapport au texte et au jeu de l'acteur et qui ne nécessitent pas d'investissement.

Encore une fois, le costume, tout comme le décor, semble avoir une fonction minimale, peut-être uniquement celle de vêtir l'acteur, et c'est en ce sens qu'il faut comprendre le rejet d'une esthétique réaliste. Cette proposition constitue une libération par rapport aux contraintes du réalisme, mais elle signifie aussi que la scénographie ne sera pas "symbolique" : nous voulons dire par là qu'elle ne contiendra pas de symboles ou d'interprétation de l'œuvre. Tieck a donné encore quelques précisions sur sa conception du costume de théâtre dans les Dramaturgische Blätter en 1826 que nous analysons un peu plus bas.

Notes
441.

"Fischer : Das ist doch einmal eine Szene, in der gesunder Menschenverstand anzutreffen ist. Schlosser : Ich bin auch gerührt. Müller : Es ist ein trefflicher Fürst. Fischer : Mit der Krone brauchte er nun grade nicht aufzutreten. Schlosser : Es stört die Teilnahme ganz, die man für ihn als zärtlichen Vater hat." Der gestiefelte Kater, Reclam, Stuttgart, 1964. p. 17. Phantasus, Deutscher Klassiker Verlag, Frankfurt am Main, 1985. p. 506.

442.

"Welches Studium ! welche Feinheit ! welche Beobachtung ! welcher Anzug !" ; "Schlosser : Das ist wahr, er sieht natürlich aus, wie ein großer Kater." Der gestiefelte Kater, Reclam, op. cit., p. 25 ; Phantasus, op. cit., p. 514.

443.

" haben Sie wohl bemerkt, daß es nicht einer von den schwarzen Katern ist ? Nein, im Gegenteil, er ist fast ganz weiß und hat nur einige scharze Flecke, das drückt seine Gutmütigkeit ganz vortrefflich aus, man sieht gleichsam den Gang des ganzen Stückes, alle Empfindungen, die es erregen soll, schon voraus in diesem Pelze." Der gestiefelte Kater, Reclam, op. cit., p. 25-26 ; Phantasus, op. cit., p. 514.

444.

Cette exigence a été formulée après la parution du Chat botté dans un article anonyme du Journal der Luxus und der Moden de juillet 1803, "Über die Farben der Kleidung auf dem Theater" ; mais je pars du principe que c'est une règle à laquelle Iffland adhérait et qu'il avait fait appliquer déjà à Mannheim avant son arrivée à Berlin. Une série de gravures Costume de la tragédie "Le comte d'Essex" sur la scène de Mannheim (1796) en témoigne. Cf. à ce sujet W. Klara, Schauspielkostüm (…), 1931, p.70-71.