2. 2. 1. 3. Les Berliner Abendblätter (1810). L'imagination au service de l'illusion théâtrale

Un autre texte intéressant, qui n'aborde pas directement la question de la "vérité historique", mais celle non moins importante de la représentation du réel sur la scène, est l'article du 20 octobre 1810 des Berliner Abendblätter, le journal édité par Heinrich von Kleist. Cet article n'est pas de Kleist lui-même, il est signé avec les lettres "W…t" (la critique voit dans l'auteur un proche des romantiques, une personnalité moins connue). L'intitulé "De ce qu'il est possible de représenter sur la scène" (Ueber Darstellbarkeit auf der Bühne) demande à être explicité. L'auteur pose en fait la question de la reproduction de la "nature" sur la scène. Le contenu de l'article nous indique qu'il faut comprendre "nature" comme "réalité", une réalité visible, tangible. L'auteur précise qu'il veut parler "de ce que l'on peut représenter sur scène, concernant le lieu de l'action et le type d'action." 473 On comprend en lisant la suite de l'article que l'auteur soulève un point plus polémique : la possibilité ou l'impossibilité de représenter les drames de Shakespeare, qui nécessitent une "mise en scène" particulière. L'intérêt de l'article réside dans la réflexion qu'il apporte sur l'illusion théâtrale.

L'article est constitué de deux parties. Dans un premier paragraphe, la première partie de l'article, l'auteur s'intéresse au type d'actions ou d'informations qu'il n'est pas possible de produire sur la scène, par exemple une exécution militaire, une décollation dans une bataille. Même l'annonce d'un heureux événement futur ne doit pas se faire en public pour des raisons de pudeur. Dans un premier temps, c'est donc le respect de la bienséance qui rend impossible la reproduction exacte de la nature, lorsque l'objet de la représentation est "répugnant" (ekelhaft) ou "inconvenant" (unziemend). L'auteur ne remet pas en cause ces conventions issues des règles de la bienséance.

Dans les trois paragraphes suivants, la deuxième partie de l'article, l'auteur s'efforce de démontrer qu'il existe encore d'autres cas dans lesquels la reproduction de la "nature" est impossible, voire néfaste, car l'illusion théâtrale ne pourra se réaliser. L'auteur prend l'exemple des "aménagements extérieurs sur la scène" (äußere Anordnungen auf dem Theater) que sont les décors et certains moments particuliers du spectacle comptant parmi les effets spectaculaires. Il s'agit des défilés de figurants et des scènes de bataille ; deux éléments qui revenaient à plusieurs reprises dans le répertoire. On les retrouve dans les drames de chevalerie, dans certains drames schillériens (La Pucelle d'Orléans), et dans nombre de tragédies de Shakespeare (Henri IV, Richard III, Jules César). L'article fait directement allusion à des représentations données à Berlin sous l'intendance d'Iffland, plus précisément à la procession du couronnement de Charles VII dans La Pucelle d'Orléans qui marqua les esprits et devint une véritable attraction, ou à des scènes de batailles toujours dans la Pucelle d'Orléans ou dans Jules César (confrontation des armées de Brutus et de Marc-Antoine). Dans la perspective d'une reproduction exacte du réel, les deux éléments (défilés et batailles) posent effectivement la question de la reproduction d'une grande masse humaine sur la scène ou encore de la reproduction de l'étiquette, des conventions sociales. Ils posent la question de l'occupation de l'espace et sont ainsi liés à la question de la décoration. Ces éléments peuvent poser aussi la question des accessoires (armes, drapeaux, étendards, insignes) ou des vêtements (équipement des différents corps d'armée, tenues traditionnelles des participants à la procession selon leur statut social ou leur fonction, etc.).

Le problème que soulève alors l'auteur est celui d'une l'attente grandissante des spectateurs que le théâtre devienne lui-même "le monde réel". Il tente de démontrer que l'exigence de "réalisme" conduit à une impasse. L'auteur signale une première difficulté :

‘On ne doit pas alors tout présenter comme dans la nature, car ce qui est trop réel tranche avec ce qui est imité, et l'harmonie [entre les éléments] se perd, l'imagination du spectateur est entravée […]. 474

Nous comprenons ici que l'auteur évoque la difficulté de rendre "réels" tous les éléments d'une représentation. On remarquera l'aspiration à l'unité de la représentation, une unité qui est détruite lorsque des éléments réels et d'autres moins réels se côtoient. Brentano a également défendu cette idée plus tard en 1815, en soulignant la difficulté de produire tous les éléments du spectacle dans un même esprit. Dans l'extrait ci-dessus, on voit apparaître déjà le terme essentiel de "l'imagination", une faculté sur laquelle l'auteur revient un peu plus bas dans son texte.

Toujours dans la deuxième partie de l'article, l'auteur se place encore dans une perspective réaliste et tente d'en poursuivre le raisonnement jusqu'au bout, afin de montrer l'impasse dans laquelle se trouveront les organisateurs du spectacle.

‘Qui, dans la Pucelle d'Orléans, s'il s'agit de représenter réellement la mêlée de la bataille, et que 4 ou 5 paires de soldats se battent en règle sur la scène jusqu'à ce que l'un ou l'autre ait été achevé, qui ne regrette alors une masse plus importante, une véritable armée ? 475

L'auteur poursuit en expliquant l'impasse dans laquelle on se trouve si l'on recherche une imitation de la réalité. En effet, si l'on met 100 hommes sur la scène, n'attendra-t-on pas alors encore plus de personnes, des effectifs "corrects" (ordentlich) par rapport à une armée ? La difficulté évoquée de monter une scène de bataille, non seulement au niveau du nombre, mais au niveau de l'action très juste. Cependant, sans dire que l'auteur est ici de mauvaise fois, nous voudrions, un peu plus bas, répondre à son argument. Certes l'auteur touche du doigt un point très important : les limites rencontrées par toute reproduction mimétique du réel qui, est par principe, impossible, au sens où le théâtre ne peut "devenir le monde réel" 476  une solution d'ailleurs présentée comme absurde par l'auteur.

L'auteur propose dans la suite de l'article le moyen de contourner ou résoudre les problèmes posés par la reproduction de la réalité. Il n'est pas anodin que l'auteur de l'article en vienne finalement à faire une proposition pour le Jules César de Shakespeare. En fait la représentation des drames de Shakespeare est l'origine secrète du questionnement. La redécouverte des drames de Shakespeare n'a pas posé uniquement des questions d'ordre poétique, mais bien d'ordre pratique. Comment, dans une esthétique théâtrale qui privilégie la reproduction mimétique du réel, respecter tous les changements de lieu surtout lorsqu'ils sont très rapides (un débat que nous avons déjà évoqué par l'intermédiaire de Ludwig Tieck qui tenta de répondre à la question) ; comment relever le défi que représente ce texte lorsqu'il est question de batailles justement ? Derrière le questionnement que soulève l'auteur W…t , se trouve la question de la représentabilité des œuvres de Shakespeare. La confrontation avec des œuvres issues d'une toute autre dramaturgie, d'une toute autre conception du théâtre (dans le jeu, les décors, les costumes), devait forcément remettre en cause les pratiques contemporaines. Face à ceux qui défendent la thèse que Shakespeare n'est pas jouable et donc à écarter du répertoire, ce qui est bien la question cachée de l'article ("ce n'est pas représentable ! c'est ridicule ! crie la stupidité" 477 ), des intellectuels proposent une nouvelle manière de "mettre en scène". 478

"Que faut-il donc faire ?" demande l'auteur, et il donne d'abord un principe théorique :

‘ L'art véritable ne demande rien que de très simple. Il s'y prend loyalement, et il dit sans ménagement au spectateur : amène bien ton imagination, que Dieu t'a donnée, pour accompagner ce que tu vas voir et entendre, et utilise-la, et ne crois pas que tu pourras prendre tes aises et qu'on ne te donnera rien à penser. 479

Le terme de l'imagination est le mot clé de cette citation. Il ne s'agit donc plus de reproduire mimétiquement le réel  ce ne serait pas l'art véritable (die wahre Kunst) , mais de le recréer en esprit. On remarquera que le spectateur est appelé à une attitude active. Par déduction, le réalisme engendre la passivité, et l'on retrouve ici une critique fondamentale de la Guckkastenbühne et de l'effet qu'elle produit sur le spectateur, une critique que Brecht une centaine d'années plus tard n'aurait pas reniée. Evidemment, l'aspect politique de la démarche de Brecht qui désire faire naître une distance par rapport au spectacle est ici absent. Au contraire, le spectateur est entraîné dans le monde du rêve ; et l'imagination ne doit que mieux servir l'évasion du spectateur. Il ne s'agit pas de détruire l'illusion théâtrale, mais de mieux la réaliser, ce dont témoignent les conseils pratiques que donne l'auteur dans la suite de l'article. Ainsi, pour un défilé, il conseille de faire s'avancer quelques personnes en remplissant le cadre d'une ouverture, et le spectateur imaginera le reste du défilé qui reste caché à ses yeux. Même suggestion pour une scène de Shakespeare, la scène d'affrontement entre Brutus et Cassius d'un côté et Marc-Antoine et Auguste de l'autre. Ce que "la stupidité" (der Blödsinn) considère comme infaisable, l'est tout à fait :

‘Que l'on place derrière les chefs, au moment où ils arrivent des deux côtés, quelques combattants qui se tiennent comme s'ils se pressaient en masse pour sortir de derrière les coulisses, en même temps que des lances s'élèvent au dessus de leurs têtes et indiquent les autres soldats qui se pressent derrière eux. 480

On peut douter de la possibilité de résoudre toute représentation de scène de bataille avec les conseils de l'auteur. Mais dans tel ou tel cas précis, le système est ingénieux et ne nécessite que très peu de moyens. On peut déduire d'une telle proposition que l'auteur n'accorde aucune importance au respect de la vérité historique. On retrouve au contraire la critique de la dépense effectuée pour la "mise en scène" en général. Le chemin vers un théâtre "symbolique", c'est-à-dire, un théâtre qui dirait le réel au moyen d'une reproduction minimale ou codée de la réalité est tracé, mais n'est pas encore terminé. Il s'agit bien de produire, avec d'autres moyens plus ingénieux que l'abondance de peinture et de figurants, un effet de réel. L'imagination du spectateur concerne ce qui est au-delà des décors, au-delà du cadre de scène. L'auteur ne remet pas en cause l'illusion théâtrale, mais propose un moyen plus sobre pour la réaliser.

L'appel à l'imagination du spectateur, même une fois mis au service de l'illusion, est intéressant en soi comme principe théorique, parce qu'il permet une plus grande liberté, parce qu'il libère des contraintes d'une reproduction littérale de l'action décrite dans le texte. C'est la démarche qui est intéressante. Les opposants qui prônent ces nouvelles idées de mise en scène proposent une autre esthétique, qui trouvera le succès bien plus tard. Déjà sous Iffland des voix s'élèvent donc pour réclamer une autre manière de produire l'illusion. Au final, il ne s'agit pas de détruire cette illusion, mais de la créer avec un minimum de moyens. Or, l'évolution des pratiques scéniques dans les grands théâtres comme à Berlin montre que l'on n'a pas suivi cette voie.

En lisant ces lignes, les lecteurs du journal savaient pertinemment qu'il s'agissait ici d'une nouvelle attaque des Berliner Abendblätter contre Iffland, ici moins contre son jeu, mais contre le choix du répertoire, contre les choix opérés en matière de scénographie et d'effets scéniques particuliers. Dans la requête de l'auteur, on trouvera l'appel à représenter les pièces de Shakespeare, à simplifier la scénographie, à limiter les effets spectaculaires, à ne pas s'enfermer dans une esthétique trop réaliste. Pour la procession de la Pucelle d'Orléans, Iffland avait engagé un plus grand nombre de figurants pour lesquels il fit aussi faire de nouveaux costumes. En revanche nous ne savons pas exactement quel choix il effectua pour la représentation des batailles. Il est possible de répondre à certains arguments de l'auteur de l'article. En effet, placer quatre ou cinq paires de figurants sur la scène, même en plus grand nombre, sans aller jusqu'à la centaine, peut aussi être considéré comme un appel à l'imagination du spectateur, car il peut s'agir là tout autant d'un symbole du réel, d'une "synecdoque" qui signifie l'armée entière. C'est là le phénomène merveilleux de l'illusion théâtrale, qui produit du sens, alors que "tout" le réel n'est pas représenté.

Il est intéressant de confronter les critiques formulées par l'auteur W…t et l'évolution ultérieure des pratiques scéniques à Berlin. La question des effets spectaculaires (batailles et défilés) s'est posée encore par la suite. C'est surtout le comte Brühl qui s'attacha à suivre la ligne du réalisme, voire du vérisme, en préparant avec un très grand soin les différents vêtements de tous les personnages du défilé. Brühl désira faire mieux qu'Iffland à qui il reprochait une trop grande négligence dans tout ce qui était respect de l'étiquette ou de la vérité historique. A l'époque, les efforts de Brühl ont été compris par une partie du public comme un progrès, comme en témoigne une recension de la Vossische Zeitung par Samuel Heinrich Catel. Il nous semble que la mise en garde contre l'impasse d'une reproduction trop exacte du réel est ici tout à fait justifiée. Il faut signaler encore qu'E. T. A. Hoffmann, dans les Etranges souffrances d'un directeur de théâtre, reviendra sur le sujet des batailles et des défilés, et proposera une solution pratique analogue à celle de l'auteur anonyme, en faisant intervenir la musique pour éveiller l'imagination du spectateur et suggérer l'action.

Notes
473.

"[…] über Darstellbarkeit auf der Bühne, nämlich in Rücksicht auf den Schauplatz selbst und die Art der Handlung" Berliner Abendblätter, 18. Blatt. Den 20. October 1810, p. 71. (Edition en facsimilé de la Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1973)

474.

"Da darf nicht alles wie in der Natur aufgestellt werden, denn durch den Abstich des gar zu Wirklichen mit dem Nachgeahmten geht die Uebereinstimmung verloren, die Fantasie des Zuschauers wird gehemmt […]". Berliner Abendblätter, ibid., p. 72.

475.

"Wer vermißt nicht in der Jungfrau von Orléans, wenn das Schlachtgetümmel wirklich dargestellt werden soll, und dann 4 oder 5 Paare von Soldaten sich auf der Bühne regelmäßig schlagen, bis einer dem andern den Garaus macht, wer, fragen wir, vermisst nicht dabei eine größere Masse, ein wirkliches Heer ?" Berliner Abendblätter, ibid., p. 71.

476.

"die ganze wirkliche Welt zu sein". ibid. p. 72.

477.

"Das ist unausführbar ! es ist lächerlich ! schreit der Blödsinn." ibid., p. 73.

478.

Ce faisant, il ne peut convaincre qu'une partie des pourfendeurs de Shakespeare. D'autres le rejettent plus encore pour les passions qu'il exprime, pour des questions de bienséance, que pour la question du vraisemblable.

479.

"Was ist nun da zu machen ?  Es ist sehr einfach, was die wahre Kunst erheischt. Ehrlich geht sie zu Werke, sie spricht zum Zuschauer rund heraus : bringe dir zu dem, was du hören und sehen wirst, hübsch deine Fantasie mit, welche dir Gott gegeben hat, und wende sie an, und denke ja nicht etwa, du würdest es so gemächlich haben, daß man dir nichts zu denken ließe."

480.

"Man lasse nur hinter den Heerführern, sowie sie von beiden Seiten auftreten, einige Krieger folgen, welche so stehen bleiben, als drängen sie in Masse hinter den Kulissen heraus, indem Spieße über ihren Häuptern hervorragen und die ihnen nachdringenden Krieger bezeichnen […]" Berliner Abendblätter, op. cit., p. 73.